Anela
Nous avions passé tant d'années à nous battre et à survivre. Nous avions survécu jusqu'à maintenant aux mangesangs qui rôdaient dehors, alors pour quoi nous condamner à la famine ? Non. La réponse était évidente : Rodel nous punissait. Nous avions versé tant de sang qu'il était justifiable qu'il imbibe et noie chacune de nos terres. Le sang avait, au départ, donnait vie aux fils de notre Dieu, Od et El. Il avait été une bénédiction, mais nous avions insulté celui-ci. Nous l'avions fait couler impunément. C'était une punition.
Nous allions mourir à cause des massacres. Si je pouvais offrir une chance aux jeunes générations, je le ferais. Même si je trouvais la décision de l'Asmérion précipité et imprudent, il avait bien raison sur une chose : c'était notre dernière chance. Nous allions mourir dans chaque possibilité d'avenir, alors je préférais me sacrifier pour tenter quelque chose qui sauverait certains des nôtres. Trouver de la nourriture chez l'ennemi, c'était une chance, certes incertaine, qu'il fallait saisir.
Je comprenais la décision de l'Asmérion, aussi précipité et imprudente soit-elle. Je ne voulais cependant pas gâcher la vérité aux puresangs, combattant ou non. J'étais convaincu que c'était dans l'unité qu'on trouvait la force et nous autres, puresangs, avions bien prouvé que nous étions bons en cela. Garder des secrets, c'était perdre la confiance d'autrui et détruire l'unité, mais révéler, c'était tirer le meilleur de chacun. Il fallait avoir confiance ; il fallait croire comme nous le faisions envers Rodel.
Alors, oui, je dédiais ma vie à mon Dieu Rodel.
La porte s'ouvrit derrière moi et je sursautai en me retournant.
— Navré. Je vous dérange ? Les Ducs sont ici.
— Ce n'est rien Duc Selene. J'avais terminé ma prière, rassurai-je. Je vous rejoins.
Il hocha la tête, mais resta néanmoins dans ma chambre. Le Duc Selene et moi-même avions pris une chambre à l'auberge où nous devions rejoindre les autres. Nous avions pris un peu de repos après avoir longuement discuté. Le Duc Selene était un puresang agréable. Il semblait quelque peu insistant dans son regard, mais je m'y étais fait. Je m'étais attendu à quelqu'un de moins massif cependant. On le qualifiait d'ombre lorsqu'il battait les mangesangs tout de même !
Or, je ne voyais qu'une montagne imposante. Il était bien plus immense que tous les puresangs que j'avais pu voir et si épais que Fratera et moi aurions pu disparaître dans ses bras. J'aurais pu en avoir des frissons d'effrois si ses yeux ne semblaient pas laisser transparaître une véritable douceur. Ses cheveux et ses yeux ne suscitaient aucune surprise. Nous autres, puresangs, avions des gênes similaires : des yeux et des cheveux sombres, bien que je faisais exception.
Et peut-être Selene également finalement. Les siens étaient particulièrement sombres, plus encore que ceux des autres puresangs. On aurait dit contempler le pétrole avant sa combustion. Le Duc Selene était en bonne condition physique, mais j'étais... quelque peu dubitatif quant au fait qu'il puisse se battre « comme une ombre ». Il était plus... imposant que je ne le pensais. Enfin, je me sentais quelque peu mal de penser ainsi. Je me trouvais insultant envers lui !
— Les avez-vous déjà rencontrés ? me renseignai-je. Les Ducs de Blansang et de Noirsang.
J'époussetai mes genoux et rejoignis le Duc Selene.
— Jamais. Je n'avais rencontré aucun de vous. Pas à proprement parler. Et vous ?
— Je ne connais que Fratera et quelque peu Sol, le Duc de Chersang.
Il hocha la tête et nous descendîmes les escaliers ensemble. En bas, il y avait une multitude de puresangs. Tous buvaient plus qu'ils ne mangeaient, ignorant qu'ils allaient tous devoir faire des sacrifices. Puis, le Duc Selene posa sa main dans mon dos et encore une fois, je fus surpris par sa grandeur. Sa main était aussi large que ma taille ! Sous son invitation muette, je le suivis, non sans me demander ce qu'il avait bien pu manger pour être ainsi.
Nous gagnâmes une petite table reculée où Fratera et les deux autres Ducs nous attendaient. Je pris place près du premier et le Duc Selene s'installa à mes côtés.
— Oh ! Alors c'est vous Anela ! Dire qu'une aussi jolie frimousse que vous est le plus réputé d'entre nous ! Enchanté. Je suis Beret, Duc de Noirsang.
Je ne sus si j'avais réussi à cacher ma surprise, mais ce n'était pas la politesse qui étouffait celui-ci. Je ne l'avais pas autorisé à ne pas utiliser mon titre. Ce n'était pas une chose qui me dérangeait particulièrement et puis de toute façon, nous allions nous côtoyer pendant un moment, mais tout de même ! Son comportement brut de décoffrage était désarçonnant !
— Et je suis Vyl, Duc de Blansang. Et si nous laissions de côté nos titres ? Nous allons être amenés à collaborer pour un bon moment, alors pourquoi ne pas se familiariser dès lors ?
Voilà qui était mieux.
— C'est bon pour moi. Je suis Selene, me devança-t-il.
— Je disais à Vyl et Beret à quel point ce serait compliqué de s'aventurer plus loin que ceux à quoi nous étions habitués, lança Fratera.
— Je peux m'en occuper, glissa Selene. Je vais m'en occuper. Ma Triade et moi-même sommes habitués à aller plus loin que vous. Il le faut pour le bestiaire. Je peux nous emmener loin, mais il faudra être prudent avec tous les mangesangs. Vous ne connaissez pas certains d'entre eux, alors...
Il laissa un livre, assez épais, tomber lourdement contre la table. Cette dernière trembla et je relevai un regard curieux vers lui.
— Je ne fais pas dans la formation de jeune recru, alors renseignez-vous avec ce livre.
— Pourquoi lire quand on peut apprendre sur le terrain ?! s'esclaffa Beret.
— Parce que le terrain peut vous arracher la vie, répondis-je gravement. Vous n'êtes que peu habitué à affronter les mangesangs. Je respecte la décision de l'Asmérion, mais je la trouve terriblement imprudente à cause de vous deux. Des habitants de Vilsang auraient été bien plus expérimentés que vous. Vous devriez prendre en considération ce que dit Selene, m'agaçai-je.
Je me relevai, prêt à quitter la table. L'ignorance et la légèreté de Beret m'agaçaient, me rendaient ronchon et inquiet. Il ne comprenait pas à quoi il allait avoir à faire ! Cependant, avant même que je puisse faire un pas pour quitter celle-ci, une main se glissa dans la mienne. Selene m'avait retenu. Je ne m'étais pas attendu à cela de Selene. Je l'avais également imaginé plus froid, mais venant de moi j'imaginais que c'était mal venu. Je m'étais fait une image de lui un peu rude, voire glacial, la même que les autres me donnait injustement. À la place, Selene s'en trouvait très doux et souriant.
Je lui avais suffisamment parlé pour que l'image qu'il m'envoie soit celle d'un homme souriant, ensoleillé et léger. Je n'étais pas déçu, mais bien surpris par lui. J'avisai sa main et retirai doucement la mienne pour ne pas être insultant. On ne rejetait pas une main qui voulait notre bien. Son geste m'avait touché, mais je me retirai tout de même de table. J'avais beaucoup de mal avec de tels comportements. À quoi penser l'Asmérion à prendre Beret et Vyl ? Ils n'étaient quasiment jamais sur le terrain.
Mes puresangs de Vilsang auraient mille fois mieux accompli le travail demandé. Je n'aimais déjà pas la tournure que prenaient les évènements et lorsque je croisais le regard de Fratera en m'en allant, je compris que lui aussi le ressentait ainsi. L'Asmérion avait commandé. Par respect pour qui il était et ce qu'il représentait, nous allions obéir et lui montrer notre bonne foi ainsi que notre dévouement à Sang, notre terre à tous. Cependant une petite voix me murmurait de me retourner.
« Retourne-toi ! », comme si la menace allait surgir à tout moment.
Je remontais dans ma chambre, abandonnant les autres Ducs au rez-de-chaussée. Lorsque j'eus fermé la porte, je me sentis légèrement responsable pour mon comportement. Je me montrais rarement, voir jamais impoli. J'avais fait preuve d'une grande maladresse. J'osais au moins espérer que mon comportement impoli leur montrerait la gravité de la situation. Il fallait au moins cela en vérité. Sinon, j'avais bien peur que les Ducs ne tiennent pas bien longtemps.
Je me laissai tomber sur le fauteuil devant la fenêtre et massai mes tempes. Plus j'y réfléchissais et plus la décision de l'Asmérion me paraissait ridicule. Il était un homme qui avait la tête sur les épaules. C'était bien pour cela qu'il était qui il était : parce qu'il savait ce qui était nécessaire ou non, où serait les bons sacrifices et les bêtises. C'était la première fois que je ne comprenais pas et que je ne partageais pas l'avis de l'Asmérion. Avec tout le respect que je lui devais, ça n'en restait pas moins insensé.
J'eus à peine le temps de souffler que des coups furent donnés à la porte. Je levai les yeux au ciel. La simple idée qu'il s'agisse de Beret ou même de Vyl m'exaspérait. Cependant la porte s'ouvrit sur Selene. Je me détendis quelque peu et lui fis signe d'approcher. J'avisai de l'épais bouquin qu'il avait en main tandis qu'il prenait place sur le rebord de la fenêtre. Son regard se posa sur l'extérieur. Les lumières tamisées nous permettaient de voir la population de Beausang, bien plus paisible que celle de Vilsang.
— Chez moi, il n'y a que très peu d'instants de paix comme ici. À Vilsang nous sommes sans arrêt sur nos gardes. La terre n'est que boue, tripes et sang. Je n'ai pas voulu me montrer désagréable auprès des Ducs de Noirsang et Blansang, mais... je l'ai fait parce que je sais à quoi ressemble l'extérieur.
— Pour savoir à quoi ressemblent les terres de Sang au dehors de nos villes, je vous comprends Anela. Laissez-leur le temps. Ils comprendront une fois qu'ils seront face à ces monstres que nous avons côtoyés, me rassura Selene.
— Et s'ils le comprenaient trop tard ?
Selene se tourna vers moi et l'inquiétude dut être particulièrement simple à lire sur mon visage. Il ouvrit le livre qu'il tenait dans ses mains et les posa sur mes genoux.
— Lisez ceci. En bas, les Ducs se sont excusés pour leurs comportements. Ils s'éduquent déjà sur les dangers à l'extérieur de nos foyers.
Oh. Voilà qui était plutôt bon à savoir. Je souris à Selene, le remerciant silencieusement pour ses paroles. Ce ne fut pas beaucoup, mais ça l'était assez pour apaiser un peu la crainte en moi. Je lui étais reconnaissant de cela, mais pourtant, je fus bien obligé de refermer le livre qu'il m'avait donné. Ses yeux profondément noirs luisirent de surprise quant à mon action et je m'excusai avant de rapidement enchaîner avec des explications.
— Mon père se battait contre les mangesangs lorsque j'étais petit, trop petit pour me battre. Durant ses absences, je lisais les bestiaires écrits par les puresangs de chez vous, de chez Dursang. Il faut croire que c'est une habitude que j'ai conservée puisque j'ai lu chacun de ceux qui sont sortis par la suite.
Selene gloussa et je le suivis dans son rire.
— Et bien, on ne peut pas dire que cela m'étonne vraiment. J'ai moi-même pris grand plaisir à les lires.
— Petit, j'en ai fait des cauchemars ! m'amusai-je. Et me voilà à combattre et vaincre mes cauchemars. Je préfère mille fois lire les œuvres sur la faune et la flore. C'est d'ailleurs ainsi que j'ai appris que les saunes tiraient leurs sèves rouges du sang dont s'imbiber leurs racines.
— Ce n'est pas très gai, n'est-ce pas ? Se dire que le sang versé, le nôtre ou le leur, servent d'eau, de vie à toutes formes de vies.
J'acquiesçai. Il n'avait pas tort. Rodel avait de quoi nous maudire et son fils El de quoi se retourner dans sa tombe. Nous étions nés par le sang et nous allions mourir pour lui.
D'ici peu, les autres Ducs et moi-même serions dans les terres de Sang, à la merci de tous les mangesangs. J'avais perdu beaucoup à cause de ces dernières. J'osais croire que la présence des autres Ducs serait suffisante pour annihiler le cercle vicieux et à l'évidence maudit qui m'entourait, mais je craignais que ce ne soit qu'une illusion. Ceux qui avaient fait la route avec moi n'étaient jamais revenus. Je demeurais, mais le monde périssait.
Si ce n'était pas une malédiction, alors qu'est-ce que cela pouvait bien être ?
Moi, vicaire de notre Dieu Rodel ? J'étais tout juste un chapelain.
Je le savais. Les Ducs allaient mourir et, comme les autres fois, j'allais survivre.