LE SOIR DE LA FÊTE ARRIVA ENFIN.
Les invités se pressaient dans la salle de bal, leurs voix animées se mêlant au tintement des coupes de cristal et aux mélodies des musiciens engagés pour l’occasion. Les dames en robes somptueuses et les messieurs en habits élégants donnaient à l’événement une aura de faste que Blaike observait à distance, trop consciente de sa place pour s’autoriser à se détendre.
Blaike avait aidé Rosélia à se vêtir d’une de ses nouvelles robes, la fameuse tenue rose qu’elles avaient achetée ensemble à Crimsonne. Elle lui allait comme un gant, faisant parfaitement ressortir son teint pâle et ses belles boucles blondes, et la crinoline donnait un volume splendide aux différentes couches de taffetas dont elle était composée. Peut-être était-ce la fierté d’avoir amplifié sa beauté naturelle, ou alors l’affection qu’elle lui portait, mais à ses yeux, Rosélia était la plus belle jeune femme de la soirée.
N’ayant pas été désignée au service, s’agissant du rôle des valets et du majordome, Blaike avait simplement aidé à tout mettre en place et s’apprêtait à partir, laissant le beau monde du manoir profiter de la fête. Dans l’ombre de la salle, vers la porte, elle observa un peu les gens discuter, boire, écouter les musiciens… C’était vraiment un tout autre monde dans lequel elle n’avait pas sa place. Elle n’était pas née noble, avait eu la chance d’avoir une éducation auprès de ses parents, certes, mais ne possédait rien de plus que son maigre savoir. Et ce n’était pas son salaire - usuellement dépensé en livres - qui lui permettrait de s’acheter des vêtements aussi luxueux.
Son regard passa d’une personne à une autre, tombant sur Kennan qui tenait un plateau d’apéritifs, puis sur Rosélia, qui discutait avec une de ses amies. Le baron était vers la table du buffet, enjoignant des collègues d’affaires à se servir. C’était le moment de s’en aller, de retourner aux cuisines auprès des autres employés en attendant que la fête ne se termine et qu’il faille s’occuper d’aider Rosélia à se dévêtir et se préparer pour la nuit.
Alors qu’elle s’éclipsait discrètement dans un couloir, une main se referma doucement sur son poignet. Elle se retourna vivement, son cœur ratant un battement lorsqu’elle vit le marquis de Vergy tout près d’elle. Il ne devait pas être ici mais auprès de Rosélia, ou en tout cas dans la salle de bal. Elle se fit alors la réflexion qu’elle ne l’y avait pas remarqué.
— Avez-vous réfléchi à ce que je vous ai dit la dernière fois ?
Elle y avait réfléchi, oui, et en avait même parlé avec sa mère pour savoir ce qu’elle en pensait. Celle-ci l’avait enjoint à ne pas faire de vagues, à garder ses distances et ne pas se préoccuper du marquis. Que son intérêt allait peut-être s’atténuer et que, quoi qu’il en soit, il allait bientôt être très occupé par les préparatifs du mariage.
C’était donc exactement ce qu’elle allait faire : garder ses distances. Tirant sur son bras dans une tentative de se déloger, Blaike se détourna du marquis mais ne parvint pas à se dérober. La poigne de celui-ci se fit plus forte sur son poignet alors qu’il la tirait même vers lui.
— Vous n’avez vraiment aucune idée de ce que vos yeux signifient, n’est-ce pas ? murmura-t-il, son ton grave, presque fébrile.
Blaike se raidit. Elle n’aimait vraiment pas cette situation. « Qu’essayez-vous de me dire, monsieur ? »
Le marquis la scrutait avec intensité. « Ce n’est ni le lieu ni le moment. Mais sachez que votre existence même n’est pas anodine. Vous devriez être plus prudente. »
Un frisson glacé parcourut son dos. Pourquoi parlait-il ainsi ? Pourquoi l’observait-il ainsi, le regard brûlant d’une lueur indéchiffrable ?
C’est à cet instant que le bruit de pas pressés résonna dans le couloir. Une voix outrée s’éleva derrière eux.
— Que se passe-t-il ici ?!
Blaike et le marquis se tournèrent en même temps pour découvrir Marinette, avec à sa suite le baron, le visage crispé d’indignation. La scène qu’ils offraient, isolés dans un couloir, bien trop proches l’un de l’autre, était une évidence accablante.
— Rien de compromettant, monsieur », tenta Blaike, mais le baron n’écoutait déjà plus.
— Une domestique qui se permet une telle familiarité avec le marquis, lors de sa fête de fiançailles ! C’est un scandale !
Blaike sentit son estomac se tordre. Le marquis ouvrit la bouche, sans doute pour intervenir, mais le baron trancha d’un ton sec :
— Vous êtes renvoyée. Préparez vos affaires et partez demain, à l’aube.
Le poids de ces mots s’abattit sur Blaike comme un couperet. Elle jeta un regard vers le marquis, mais il restait impassible. Marinette, quant à elle, semblait extrêmement ravie de la situation. Le baron avait-il parlé sous le coup de la colère ? Pensait-il vraiment ce qu’il venait de dire ? Était-ce si simple de la renvoyer, elle qui travaillait ici depuis sa naissance ?
Les battements de son cœur résonnaient à ses oreilles alors qu’elle réalisait l’ampleur de la situation. Bouche bée, figée sur place, elle regarda le baron et le marquis retourner ensemble dans la salle de bal comme si de rien était.
— Plus autant de privilèges, pas vrai ?
Marinette avait un sourire satisfait, comme le chat qui était parvenu à attraper l’oiseau en plein vol. Elle avait dû les remarquer, le marquis et elle, et s’était empressée d’aller chercher le baron. Il n’y avait pas d’autres explications pour que ce dernier quitte la salle de bal aussi abruptement.
— Toi… Blaike commença en grimaçant de colère, les poings serrés. Les pensées se bousculaient trop dans sa tête pour qu’elle soit vraiment lucide, le constat qu’elle venait de tout perdre alourdissait sa poitrine.
— Déjà dans les jardins, vous étiez ensemble. Et encore maintenant. Pensais-tu pouvoir voler son homme à Rosélia ? T’offrir une meilleure vie et partir d’ici ? Et bien c’est chose faite : tu vas pouvoir partir.
Sans réfléchir, Blaike agrippa fortement Marinette par les épaules.
— Tu te rends compte de ce que tu as fait !? Sur des idées complètement fausses ?
La bonne se contenta de lui sourire, se rendant visiblement bien compte de ce qu’elle venait de faire. Alors la gifle partit toute seule et qu’est-ce qu’elle fut cathartique ! De voir le visage de Marinette partir sur le côté, son expression choquée et douloureuse. Celle-ci n’eut pas le temps de répondre ; la gouvernante venait d’arriver.
— Quelqu’un m’explique ?, demanda-t-elle avec un visage mécontent. Elle devait avoir entendu le bruit de la gifle, qui avait résonné dans le couloir. Marinette ouvrit la bouche pour répondre mais Blaike la devança, n’ayant pas envie d’entendre quelles inepties elle pouvait encore prononcer. Ce fut cependant beaucoup plus difficile que prévu, que d’annoncer les choses sans être emportée par le poids de l’émotion qui allait avec.
— J’ai été licenciée, annonça Blaike platement, se refusant de se mettre à pleurer devant Marinette. En voyant l’expression de sa mère, elle aurait ri dans d’autres circonstances. Mais l’instant n’était pas à l’amusement…
— Quoi ?! Sa voix était tremblante, abasourdie. Blaike, tu te moques de moi n’est-ce pas ?
— J’aimerais bien…
— Suis moi, tout de suite.
Laissant Marinette dans le couloir, Blaike suivit sa mère, sans aucun doute pour discuter de ce qu'il venait de se passer. C’était donc sans surprise qu’elles arrivèrent devant la porte de la chambre de la gouvernante. Une fois à l’intérieur, Blaike assise sur le lit et sa mère sur une chaise, celle-ci interrogea:
— Que s’est-il passé ?
Et sans pouvoir sans empêcher, les larmes montèrent aux yeux de Blaike alors qu’elle lui expliqua ce qu’il venait de se produire. Comment le marquis l’avait arrêtée dans le couloir, ce qu’il lui avait dit, puis l’arrivée de Marinette avec le baron…
— Heureusement que cette petite… n’est pas avec nous, car j’aurais égalisé ! Sa mère, furieuse, se leva et se mit à faire les cent pas dans la chambre. « Ecoute, j’irai essayer de discuter avec le baron après la fête ou demain pour parler de ton cas. Ne t’en fais pas, je suis sûre qu’il y a une solution. Il ne s’est rien passé de plus avec le marquis, pas vrai ?
— Non, rien du tout ! Il ne m’intéresse absolument pas et jamais de la vie j’aurais tenté quoi que ce soit !
— Très bien… Heureusement que les invités ne vous ont pas vu, ça aurait été pire encore.
Blaike sécha ses larmes, soulagée que sa mère soit là pour l’aider, et lui demanda :
— Sais-tu ce qu’il a voulu dire, concernant mes yeux ?
— Je n’en ai pas la moindre idée, non. Tu as toujours eu les yeux de cette couleur.
Sa mère soupira et s’approcha d’elle pour la prendre dans ses bras, la rassurant que tout allait bien se passer et, l’espace d’un moment, Blaike se laissa aller à l’étreinte.
— Bon, retournons dans les cuisines pour manger un morceau, le temps que la fête se termine. Occupe toi de Rosélia comme d’habitude, ce soir, et nous verrons demain ce que l’on fait.
— Très bien, merci…
Elles retournèrent alors dans les cuisines pour le dîner, mangeant avec d’autres employés, et l’ambiance était étonnamment tendue. Marinette n’était pas présente à la tablée, au soulagement de Blaike, mais celui-ci ne dura pas longtemps. Georgia s’adressa à elle, en posant sa fourchette.
— Blaike, c’est vrai ? … Que tu as été renvoyée ?
Blaike baissa les yeux sur son assiette, incapable d’avaler une bouchée de plus. Le regard curieux de Georgia la mettait mal à l’aise. Le silence qui s'installa fut pesant, et elle aurait voulu disparaître sous la table.
— Ce n’est pas d’actualité, avait dit sa mère, répondant pour elle, mais Blaike savait que si le baron persistait dans sa décision, il n’y aurait pas grand-chose à faire. Elle ne voulait pas donner à Marinette la satisfaction de la voir brisée, mais la perspective d’abandonner sa place ici, sa routine, et surtout Rosélia, lui donnait la nausée.
Sa mère posa une main sur la sienne, dans un geste de soutien silencieux. « Mange un peu, ma fille. Tu auras besoin de force pour affronter tout cela. »
Blaike inspira profondément, tentant de se recentrer sur l’instant. La nuit serait longue.
Lorsque les dernières notes de musique s’estompèrent et que les invités commencèrent à quitter la salle de bal, Blaike sut qu’il était temps pour elle de s’occuper de Rosélia. Elle monta silencieusement l’escalier principal, sa mère lui ayant assuré qu’elle tenterait de parlementer avec le baron dès le lendemain matin.
Elle trouva Rosélia assise devant son miroir, l’air songeuse. Son reflet dansait à la lueur des bougies, ses joues encore rosies par l’enthousiasme de la soirée.
— La soirée s’est bien passée ? demanda Blaike en s’approchant.
Rosélia lui adressa un sourire fatigué. « Oui... mais il y avait tant de monde. Trop de regards. » Elle croisa les yeux de Blaike dans le miroir, puis fronça légèrement les sourcils. « Quelque chose ne va pas ? »
Blaike hésita. Devait-elle lui dire ? Lui avouer que dès demain, elle pourrait ne plus être là pour l’aider à se coiffer, à choisir ses robes, à lui tenir compagnie durant les après-midis pluvieux ?
— Rien d’important, finit-elle par murmurer en déboutonnant le dos de sa robe.
Rosélia ne sembla pas convaincue, mais elle ne la pressa pas davantage. Une fois déshabillée, elle enfila sa chemise de nuit et alla s’asseoir sur le bord du lit. Son regard se perdit un instant vers la fenêtre, avant qu’elle ne reprenne d’une voix plus douce :
— Vous savez, Blaike, si jamais quelque chose vous tracasse, vous pouvez m’en parler.
Blaike réprima un frisson. Le lui dire ou non ? Elle décida d’attendre. Si sa mère trouvait une solution, il était inutile d’inquiéter Rosélia.
— Reposez-vous bien, se contenta-t-elle de répondre en éteignant la bougie sur la table de chevet.