LES PREMIÈRES HEURES À NOXMOURNE AVAIENT ETE CONSACREES A AIDER LES MARCHANDS QUI LUI AVAIENT OFFERT LE TRANSPORT.
Le déchargement des sacs et des caisses lui avait donné l'occasion d'observer la ville et d'écouter les conversations alentour. À première vue, Noxmourne était aussi vaste que prometteuse : des enseignes élégantes bordaient les avenues principales, tandis que les ruelles plus étroites se tassaient sous des balcons fleuris. Le bourdonnement constant de la ville témoignait de son activité incessante.
Une fois libérée de ses obligations, Blaike s'autorisa à errer un peu. Son regard capta les détails d'un monde qui lui était encore inconnu : un étal de tissus aux couleurs chatoyantes, une échoppe de livres anciens dont les pages jaunies exhalaient un parfum d'encre et de poussière, un groupe d'artisans ajustant le bois d'un nouveau ponton au bord de la rivière. Loin du manoir qu'elle avait quitté, cette ville lui offrait une page blanche.
Mais l'émerveillement ne pouvait masquer la réalité. Son ventre criait famine et sa bourse ne contenait que quelques pièces précieuses. Trouver un emploi était sa priorité, et les regards suspicieux qu'on lui lançait lorsqu'elle demandait du travail sans recommandation le lui rappelaient cruellement.
Lorsque la fatigue commença à peser sur ses épaules, Blaike décida qu'il était temps de chercher un endroit où passer la nuit. Son errance la mena devant une auberge à la façade modeste mais propre, où l'odeur de ragoût épicé flottait jusqu'à la rue. Elle poussa la porte en bois massif, accueillie par la chaleur du foyer et le brouhaha des conversations.
S'approchant du comptoir, elle attendit patiemment que l'aubergiste, un homme à la barbe bien taillée et aux bras robustes, termine sa discussion avec un client. Lorsqu'il posa enfin son regard sur elle, son expression se fit à la fois curieuse et méfiante.
— Une chambre pour la nuit, s'il vous plaît, demanda-t-elle d'une voix assurée malgré la tension qui la tenaillait.
L'homme plissa légèrement les yeux : « Vous êtes seule ? »
Blaike hocha la tête, se préparant à une réponse qu'elle redoutait. Mais au lieu de lui poser davantage de questions, l'aubergiste soupira et désigna l'escalier du menton.
— Deuxième porte à gauche. Ça vous fera trois pièces.
Elle sortit l'argent de sa bourse et le posa sur le comptoir avant de récupérer la clé tendue. Un soulagement discret la parcourut. Au moins, pour cette nuit, elle aurait un toit au-dessus de la tête. Demain serait une autre bataille.
Alors qu'elle montait l'escalier usé, elle ne put s'empêcher de jeter un dernier regard à la salle commune. Des visages fatigués, des éclats de rire, des murmures discrets. Avec un petit soupir, elle rejoignit sa chambre et referma la porte à clef derrière elle. Ce n'était que maintenant qu'elle était vraiment seule, dans une ville loin de chez elle, que le poids de tous les événements pesaient vraiment sur ses épaules. La colère, la tristesse, l'anxiété, plein d'émotions qui jaillissaient soudain si fort dans sa poitrine qu'ils en étaient difficiles à museler.
Posant sa valise sur son lit pour l'ouvrir, elle en observa le contenu : toute sa vie était contenue dans ce sac. Quelques livres auxquels elle tenait vraiment, des vêtements simples - rien à voir avec sa tenue noire de travail qu'elle avait laissée derrière -, une fine chaîne en or offerte par ses parents à sa majorité... Laissant ses affaires de côté, elle se dévêtit pour enfiler sa chemise de nuit et se posa sur le lit, pensive. Où pouvait-elle aller pour trouver du travail ?
Le sommeil de Blaike fut agité. L'anxiété s'immisçait dans ses rêves, tissant des songes où elle errait sans fin dans les rues de Noxmourne, cherchant un emploi, un refuge, une certitude. Quand elle ouvrit enfin les yeux, le jour était déjà bien avancé, filtrant à travers les rideaux élimés de sa petite chambre d'auberge. Un soupir lui échappa. Elle était motivée à affronter cette ville étrangère, mais elle craignait vivre la même chose que la veille.
Après s'être préparée rapidement, elle descendit dans la salle commune. L'aubergiste lui adressa un bref signe de tête tandis qu'elle quittait l'établissement, son ventre grondant en quête d'un repas.
Ses pas la guidèrent à nouveau dans les rues animées de Noxmourne. Elle poussa les portes des échoppes, s'adressa aux tenanciers, cherchant désespérément un emploi. Mais, où qu'elle aille, elle essuyait des refus. Les marchands lui opposaient des sourires navrés ou des haussements d'épaules. Certains, plus brutaux, lui lançaient des regards condescendants.
— Une femme seule ? se moqua un boulanger corpulent en essuyant ses mains pleines de farine sur son tablier. « Vous feriez mieux de trouver un mari. Une femme n'a pas à traîner dans les rues comme un mendiant. »
Un marchand de légumes à la barbe rousse renchérit, d'un ton faussement amical : « Si vous cherchez vraiment du travail, il y a toujours des places au Quartier des Plaisirs. Les filles là-bas gagnent bien leur vie. »
Blaike sentit la rage lui brûler la gorge. Elle tourna les talons sans répondre, ses poings serrés au point d'en avoir mal aux jointures. Chaque porte fermée, chaque regard méprisant, pesait un peu plus lourd sur ses épaules. Elle en vint à maudire silencieusement le baron pour l'avoir mise dans de telles difficultés, en refusant de lui donner une lettre de recommandation. Après tout ce temps passé à travailler pour lui ! C'était petit !
Alors que la lumière du jour déclinait lentement, elle s'accorda une pause sur le rebord d'une fontaine, comptant les quelques pièces qui lui restaient après s'être acheté à manger. Pas assez pour rester indéfiniment à l'auberge, si elle voulait garder un peu d'argent en cas de problème. Il lui fallait un toit, n'importe lequel.
Elle fit le tour de la ville, s'écarta des rues principales pour arriver en périphérie. Les avenues pavées cédèrent peu à peu la place à des sentiers plus étroits, où la végétation commençait à reprendre ses droits. Ici, les maisons étaient plus espacées, certaines abandonnées, d'autres à peine entretenues. Les lampadaires en fer forgé projetaient des lueurs tremblotantes, dessinant des ombres mouvantes sur les façades décrépites. Plus loin, elle aperçut des entrepôts aux portes disjointes, des charrettes laissées à l'abandon, témoins d'une activité qui avait déserté cette partie de la ville.
Des cris étouffés résonnaient parfois au détour d'une ruelle, et Blaike pressa le pas, consciente que la périphérie de Noxmourne n'était pas un endroit où s'attarder à la tombée de la nuit. L'odeur de suie et de métal fondu s'atténuait, remplacée par celle de l'humidité et de la terre retournée. Ici, plus personne ne prêta attention à elle, comme si elle était devenue invisible. Elle continua d'avancer, son regard erra sur l'horizon et s'arrêta sur une silhouette sombre à la lisière de la ville : un manoir en ruine, étouffé par les ronces et l'oubli. Nul besoin de demander si quelqu'un l'habitait encore – l'abandon suintait de ses murs fissurés, des fenêtres béantes comme des orbites vides. Pourtant, c'était un abri.
Le chemin qui menait au manoir était envahi par la végétation. Les branches griffaient sa peau, la boue s'accrochait à ses bottes, mais elle continua d'avancer, le cœur battant. Lorsqu'elle atteignit enfin les grandes portes de bois, elle posa une main hésitante sur l'une d'elles.
Elle poussa doucement.
Le battant grinça sinistrement, dévoilant un hall plongé dans l'obscurité. Une odeur de renfermé et de poussière lui sauta au nez. Pourtant, ici, entre ces murs oubliés, personne ne viendrait lui dire qu'elle n'avait pas sa place.
Blaike avança, refermant la porte derrière elle. Pour ce soir, au moins, elle avait trouvé un refuge. Le toit, bien que percé par endroits, laissait apparaître un ciel étoilé, mais semblait encore suffisamment solide pour tenir. Les fenêtres étaient dans un état pitoyable : certaines brisées, d'autres si couvertes de poussière qu'elles filtraient la lumière comme un rideau de suie. Pourtant, rien ici ne semblait irrécupérable.
Elle entreprit de faire le tour des lieux, explorant d'abord ce qui ressemblait aux quartiers des employés, avant de découvrir la partie réservée aux maîtres des lieux. La plupart des chambres étaient en bon état, bien que certaines soient totalement vides, tandis que d'autres conservaient encore des meubles recouverts de bâches blanches, figés dans une torpeur poussiéreuse.
Dans l'une d'elles, une vaste chambre aux larges fenêtres ouvrant sur ce qui fut jadis un jardin — à présent une jungle anarchique où la végétation avait repris ses droits — attira son attention. C'était ici qu'elle allait passer la nuit. Avec précaution, elle tira sur la bâche qui recouvrait le lit et découvrit un imposant lit à baldaquin, aux montants sculptés, vestige d'un luxe oublié. Un nuage de poussière s'éleva alors qu'elle secouait le tissu, emportant avec lui les souvenirs d'un passé révolu.
Blaike passa une main sur le bois du lit, suivant du bout des doigts les arabesques sculptées sur les montants. Sous la poussière accumulée, l'acajou révélait encore par endroits une patine soignée, témoignant de sa splendeur passée. Elle tira les lourds rideaux du baldaquin, vérifiant qu'ils n'étaient pas trop rongés par le temps, puis souleva les draps d'un blanc jauni. Un frisson la traversa en découvrant qu'ils étaient encore là, comme si quelqu'un avait quitté la chambre en toute hâte, sans prendre le temps de défaire le lit.
Une armoire massive trônait dans un coin, ses portes entrouvertes laissant deviner l'ombre de cintres vides. Une coiffeuse en bois laqué, son miroir terni par le temps, était toujours en place, accompagnée d'un fauteuil aux coussins décolorés.
S'approchant de la cheminée, elle posa la main sur le marbre froid du manteau. Une horloge y était restée, figée à une heure indéterminée, son cadran craquelé par les années. Juste à côté, une boîte en bois finement ouvragée attira son attention. Avec précaution, elle l'ouvrit : l'intérieur était tapissé de velours pourpre, mais son contenu avait disparu. Quel secret avait-elle renfermé autrefois ?
Elle décida que la première chose qu'elle ferait le lendemain serait de nettoyer cette chambre de toute la poussière pour la rendre plus vivable et pouvoir ainsi s'y installer. Mais ça allait faire l'affaire pour la nuit. Ouvrant les fenêtres pour aérer un peu, elle s'assit sur le lit, soulagée d'avoir un toît pour elle toute seule. Il allait falloir rapidement barricader ou réparer les fenêtres pour empêcher d'autres personnes d'y entrer, elle ne voulait rien risquer. C'était même un miracle, déjà, que le manoir n'abrite aucun sans-abris !
Le lendemain, Blaike entreprit de nettoyer sa chambre après être passée en ville acheter des vivres. Elle fit un tour des lieux et ne tarda pas à trouver tout le nécessaire : du savon, un seau et de vieux chiffons. Bien que le matériel fût usé par le temps, il fit parfaitement l'affaire une fois combiné à de l'eau et un peu d'huile de coude.
Elle commença par dépoussiérer l'armoire, où elle comptait ranger ses vêtements, puis s'attaqua au miroir de la coiffeuse, qu'elle frotta jusqu'à ce qu'il retrouve un semblant d'éclat. Ensuite, elle nettoya les vitres, laissant entrer davantage de lumière dans la pièce. Enfin, elle défît le lit, secoua le matelas et mit les draps à sécher dehors.
Satisfaite de son travail, Blaike s'accorda un instant pour souffler. Elle passa une main sur son front et observa la chambre, désormais plus accueillante. L'odeur du savon flottait encore dans l'air, mêlée à celle du bois ancien. Un rayon de soleil traversait la fenêtre propre, illuminant les fines particules de poussière qui dansaient doucement.
Elle jeta un coup d'œil dehors. Les draps, suspendus sur une corde improvisée, ondulaient sous la brise du soir. Ils étaient encore légèrement jaunis, mais ils sentaient bon le propre, et cela lui suffisait. Un léger sourire effleura ses lèvres : la pièce n'avait plus l'air abandonnée.
Enfin, elle pouvait souffler pour aujourd'hui. Ce soir, elle dormirait en paix, dans une chambre propre et un lit fraîchement lavé. Une douce satisfaction l'envahit alors qu'elle retournait s'asseoir près de la fenêtre, profitant des derniers éclats dorés du jour. Nettoyer la pièce l'avait aidée à gérer ses pensées, trouvant un certain calme dans ces gestes si familiers.
Ranger, frotter, réorganiser... Tout cela faisait partie d'elle, un rituel ancré depuis des années. Même ici, dans ce vieux manoir abandonné, ces habitudes lui offraient un semblant de normalité.
Elle sortit de la chambre et regarda autour d'elle. Il y avait encore tant à faire. La poussière s'accrochait aux meubles délaissés, les planchers grinçaient sous chaque pas, et certaines pièces sentaient l'humidité et le renfermé. Mais elle s'était déjà décidée : puisqu'elle allait rester ici un moment, autant rendre l'endroit plus habitable. Demain, elle s'occuperait du grand salon. Puis peut-être de la cuisine ou de la bibliothèque.
Son ventre protesta, la tirant de ses pensées. Se levant, elle se dirigea vers la cuisine, une vieille pièce tout aussi poussiéreuse que les autres. Heureusement, elle avait réussi à acheter quelques provisions au marché plus tôt dans la journée. Pas grand-chose, juste de quoi tenir : du pain un peu rassis, quelques légumes bon marché et un morceau de fromage. Avec un peu d'eau chaude, elle pourrait en faire une soupe acceptable.
Elle s'affaira en silence, appréciant le bruit familier du couteau frappant la planche en bois, la chaleur montant doucement du feu qu'elle avait réussi à rallumer. C'était simple, presque insignifiant, mais cela lui suffisait. Tant qu'elle pouvait s'occuper, elle éviterait de trop penser.