L’AIR FRAIS DU MATIN S’ENGOUFFRA DANS LES VÊTEMENTS DE BLAIKE ALORS QU’ELLE SE TENAIT DEVANT LE MANOIR, SES BAGAGES EN MAIN.
C’était tout ce qui lui restait de sa vie ici. Derrière elle, la grande demeure s’élevait dans l’aube pâle, indifférente à son sort. Aucun regard, aucune main tendue pour lui offrir un dernier adieu.
Elle aurait dû s’y attendre. Malgré les efforts de sa mère pour plaider sa cause auprès du baron, celui-ci n’était pas revenu sur sa décision. Pire encore, il avait refusé de lui donner une lettre de recommandation, comme pour s’assurer qu’elle ne retrouve pas facilement du travail ailleurs. Une domestique sans référence ? Autant dire qu’elle était condamnée à errer sans espoir d’être engagée par une autre maison respectable.
Ses doigts se crispèrent sur la poignée de sa valise. Elle se sentait vide, comme si son corps n’était plus qu’une coquille dépossédée de tout ce qui faisait d’elle une personne. Son travail, son foyer, sa routine… tout avait disparu en une seule nuit.
Les premières lueurs du jour se reflétaient sur la rosée des jardins, rendant le paysage étrangement paisible en contraste avec la tempête qui grondait en elle. Son regard glissa vers la grande allée de graviers qui menait aux grilles du domaine. C’était la première fois qu’elle l’empruntait sans savoir si elle pourrait jamais y revenir.
Elle fit un pas en avant. Puis un autre. Chaque mouvement la déchirait un peu plus, mais elle n’avait pas le choix. Rester ici n’était plus une option.
— Blaike !
Sa respiration se coupa net. Elle tourna vivement la tête et aperçut Rosélia, debout sur le perron, enroulée dans un châle, les cheveux encore défaits. Son visage portait les traces du sommeil, mais ses yeux étaient bien éveillés, brillants d’une émotion contenue.
— Attendez !
Blaike hésita, son cœur battant à tout rompre. Elle ne voulait pas partir ainsi, sans un mot, sans un dernier échange. Mais que pouvait-elle dire ? Que pouvait-elle faire ? Elle avait à peine pû dire au revoir à ses parents, qu’elle avait serré fortement dans ses bras. Quant à Kennan, il l’avait observée avec un air indéchiffrable.
Rosélia descendit précipitamment les marches et vint se planter devant elle, essoufflée. « Ce n’est pas juste… » souffla-t-elle, la voix tremblante.
Blaike força un sourire triste. « La justice n’a rien à voir là-dedans. »
Un silence s’installa entre elles, pesant. Puis, sans prévenir, Rosélia s’empara des mains de Blaike et les serra avec force.
— Ne partez pas sans me promettre une chose…
— Quoi donc ? murmura Blaike.
Les doigts de Rosélia se crispèrent autour des siens. « Ne disparaissez pas. Je… Je trouverai un moyen de vous aider. »
Blaike sentit sa gorge se nouer. C’était une promesse impossible. Elle n’avait plus de place ici. Mais devant la détresse sincère de Rosélia, elle ne put que hocher doucement la tête.
— Prenez soin de vous, Rosélia.
Puis, sans attendre de réponse, elle reprit sa marche. Chaque pas l’éloignait un peu plus de tout ce qu’elle connaissait, de tout ce qu’elle avait aimé, alors qu’elle s’enfonçait dans l’inconnu. Où allait-elle aller, exactement ? Le peu d’argent qu’elle avait mis de côté n’allait pas lui permettre de crécher indéfiniment à l’auberge, même la moins chère, et il lui fallait trouver un nouveau travail rapidement. Sa valise dans la main, elle se mit en route pour rejoindre la ville.
Le chemin menant à Crimsonne lui parut interminable. À pied, la distance s’étirait, chaque pas creusant davantage son épuisement. Pourtant, elle n’avait pas le luxe de s’arrêter. Le soleil s’élevait lentement dans le ciel, baignant la campagne d’une lumière dorée, indifférente à la tourmente qui l’habitait.
Enfin, les premières maisons apparurent à l’horizon, leurs beaux toits rouges enflammés par les rayons du soleil. Les marchands commençaient à achalander leurs stands et une bonne odeur de pain frais flottait dans l’air. Mais Blaike n’avait pas le temps de s’attarder sur ces détails réconfortants. Elle devait trouver un emploi. Vite.
Elle s’arrêta dans plusieurs établissements, demandant humblement du travail. Une boutique de vêtements, une librairie, une épicerie… Elle demanda s’il y avait vent d’une grande maison recherchant des employés. Mais, partout, on lui posait la même question : « Avez-vous une lettre de recommandation ? » Et chaque fois, elle grimaçait, incapable de répondre autre chose que la vérité. Ou on lui demandait pourquoi elle ne travaillait plus pour les Beauregard, ce qu’il s’était passé pour qu’elle recherche du travail.
En bref, les refus s’accumulaient comme un mur infranchissable.
L’après-midi s’étirait, et la fatigue se faisait plus pesante. Dans une ultime tentative, elle poussa la porte d’une auberge animée. Le propriétaire, un homme robuste à la barbe poivre et sel, l’observa de haut en bas avant de secouer la tête.
— Pas d’certificat d’emploi ? Désolé, fillette. J’peux pas embaucher quelqu’un sans références.
Elle ouvrit la bouche pour protester, mais il s’était déjà détourné. L’injustice de sa situation lui serra la poitrine. Elle n’était pas une voleuse, ni une fainéante, ni une fille sans éducation. Elle voulait juste travailler.
Dépitée, elle sortit de l’auberge et s’adossa au mur de pierre, le regard perdu. Son avenir lui semblait aussi incertain que l’horizon brumeux. Que devait-elle faire maintenant ? Où irait-elle si personne ne lui donnait sa chance ?
Un bruissement attira son attention. Plus loin dans la rue, une silhouette encapuchonnée l’observait, immobile. Un frisson lui parcourut l’échine. Était-ce une simple coïncidence… ou quelqu’un la suivait-il ? Elle secoua la tête et la figure semblait avoir disparue. Sûrement une impression…
Mais plus important : son échec à trouver du travail dans cette ville lui pesait lourdement sur les épaules. Elle refusait toutefois de se laisser abattre si vite. Se creusant la tête pour trouver une solution, elle se dit qu’elle avait entendu parler de Noxmourne, une ville bien plus vaste et prospère, où les opportunités abondaient. Crimsonne était une trop petite ville et les gens la connaissaient trop, il lui fallait repartir de zéro ailleurs. Et c’était là-bas, à Noxmourne, qu’elle devait aller. Mais à pied, le voyage prendrait des heures, voire une journée entière. Elle n’avait ni l’endurance ni les moyens de survivre à une telle route seule.
Son regard se posa alors sur une petite place où plusieurs calèches étaient alignées. Des marchands chargeaient leurs charrettes de sacs de grains et de caisses en bois, discutant à voix haute entre eux. L’un d’eux, un homme au ventre rond et au sourire avenant, donnait des ordres à ses aides tout en mâchouillant un brin d’herbe.
Blaike prit une inspiration et s’approcha.
— Excusez-moi, monsieur… Vous partez pour Noxmourne ?
L’homme leva les yeux vers elle et hocha la tête.
— C’est bien notre destination, oui. Besoin d’un transport ?
Elle serra sa valise plus fort. « Oui… Je n’ai pas beaucoup d’argent, mais je peux aider en échange du voyage. »
Le marchand l’observa un instant, jaugeant ses vêtements simples mais propres, son air déterminé malgré la fatigue évidente sur son visage. Finalement, il haussa les épaules.
— On peut toujours avoir besoin d’un coup de main. Si tu nous aides à décharger à l’arrivée, je te prends à bord. Marché conclu ?
Un soulagement immense s’empara de Blaike. Elle acquiesça vivement.
— Oui, merci infiniment !
Quelques minutes plus tard, elle était installée à l’arrière de la calèche, entre des sacs de farine et des caisses d’épices. Alors que les chevaux s’ébranlaient, elle sentit l’angoisse qui lui étreignait le cœur s’atténuer légèrement.
Elle quittait tout ce qu’elle connaissait, sans certitude de ce qui l’attendait à Noxmourne. Mais une chose était sûre : elle ne reculerait pas.
Le trajet jusqu’à Noxmourne se fit dans un silence relatif, seulement troublé par le grincement des roues sur le chemin et le souffle régulier des chevaux. Blaike, malgré sa posture peu confortable, se laissa bercer par le mouvement monotone de la calèche.
Personne ne lui posa de questions. Ni sur son nom, ni sur les raisons qui l’avaient poussée à voyager seule. Et elle en fut reconnaissante. Elle s’attendait presque à entendre des murmures désapprobateurs ou à croiser des regards curieux. Une jeune femme voyageant seule, sans chaperon, sans famille visible, était souvent sujette aux ragots. Mais les marchands semblaient trop absorbés par leurs propres préoccupations pour se soucier d’elle.
Cela lui convenait parfaitement.
Le paysage défila lentement sous ses yeux fatigués. Les plaines boisées s’étendaient de part et d’autre de la route, parsemées de fermes isolées et de sentiers secondaires qui disparaissaient dans les sous-bois. Parfois, elle apercevait des cavaliers pressés ou d’autres charrettes allant dans la direction opposée.
Les heures passèrent ainsi, rythmées par les haltes des marchands pour nourrir les chevaux ou vérifier les attelages. Blaike descendait alors de la charrette, s’étirait, secouait la poussière de sa jupe et profitait de ces instants pour observer les environs. Mais elle ne s’éloignait jamais trop.
Finalement, à la lisière de l’après-midi, l’horizon changea.
Noxmourne apparut d’abord comme une ombre massive, une silhouette sombre aux toits pointus, tranchant avec la clarté du ciel. Plus elle approchait, plus la ville se détaillait : des tours de pierre, des bâtiments serrés les uns contre les autres, des cheminées d’où s’échappait une fumée grisâtre. Les remparts entouraient la ville comme une muraille imposante, donnant à Noxmourne une allure à la fois majestueuse et inquiétante.
Le cœur de Blaike se serra.
Elle ne connaissait rien de cette ville. Elle n’avait aucune adresse où aller, aucun contact à qui s’accrocher. Tout ce qu’elle possédait, c’était une valise et l’espoir ténu qu’ici, peut-être, elle pourrait reconstruire quelque chose.
La charrette ralentit alors qu’ils s’approchaient de l’une des grandes portes de la ville. Déjà, le bruit du marché, des marchands hélant les passants, des sabots claquant contre les pavés, lui parvenait aux oreilles.
Elle inspira profondément.
C’était ici que tout allait commencer.