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X - Refuge

- La Folie Des Merveilles -

X - Refuge

Dumbty était un garçon craintif.

     Et pourtant, il marchait seul.

     Il frissonnait au moindre bruit – le craquement d'une branche, la plainte du vent, l'écho d'un murmure. Chaque son le figeait, comme si le monde entier s'acharnait à le tourmenter.

     Et pourtant, il avançait.

Toujours solitaire.

     Il pouvait faire demi-tour, mais le garçon continuait sa route, malgré ses genoux flageolants, malgré cette peur qui lui nouait les entrailles. Pourquoi ? Lui-même l'ignorait. Peut-être parce qu'au bout de ce chemin solitaire, il espérait encore trouver quelque chose.

     Une lumière. Une réponse.

     Ou simplement un endroit où reposer son cœur fatigué.

Mais Dumbty n'avait pas toujours été seul.

      Il avait eu une famille.

     Le garçon essayait de se rappeler, mais les visages lui échappaient. Pourtant, il en était certain : avant, quelque part, il avait eu une maison. Une sœur, un frère, une mère, un père... Oui, bien avant qu'il ne marche seul.

     Et pour eux, il aurait tout donné.

     À sa sœur - Il aurait offert ses rêves les plus doux.

     À son frère - Des histoires inventées pour apaiser ses peines.

     À sa mère - Les plus belles fleurs, même arrachées aux ronces. 

     À son père - Son sourire, même noyé de larmes.

     Son cœur débordait d'un amour inépuisable. Dumbty ne comptait pas ce qu'il offrait. Aimer, pour lui, c'était tout donner.

Ce qu'il avait, ce qu'il était.

 Et si cela ne suffisait pas, le garçon aurait trouvé encore plus à offrir…

    Il aurait cédé un bras pour sa sœur, si elle en avait eu besoin. 

    Une jambe à son frère, si cela pouvait alléger ses fardeaux.  

    Donné son foie ou son colon à son père, s'il en avait réclamé. 

     Et pour sa mère, il n'aurait rien gardé : il lui aurait offert son cœur tout entier, battant et vivant, sans hésitation.

     Parce que leur bonheur valait plus que lui. Parce qu'il aurait été heureux de s'effacer pour eux.

"Quel imbécile, ce Dumbty."

"Vraiment, ne voit-il rien... ?"

"Plus stupide encore qu’il n’en a l’air…"

     Il tendait les mains, prêtes à recueillir promesses et demandes impossibles. Peu importait, tant qu'il pouvait leur plaire. 

"Regardez-le, même son sourire est idiot."

"Pourquoi il reste là, planté comme un piquet ? Il espère quoi ?"

"Ennuyeux, fade... Ce garçon est une telle erreur."

     Oui, Dumbty donnait tout… Mais lui restait vide de chaleur.

     Une coquille, dorée en surface, mais creuse à l'intérieur. Fragile. Prête à se briser. Pourtant, son sourire naïf persistait, comme s'il n'entendait pas les jugements amers. Ou peut-être parce qu'il choisissait de ne pas les entendre. Mais n'était-ce pas là sa plus grande folie... D'espérer, encore et encore, dans un monde qui n'avait rien à lui offrir... ?

     Un jour, l'oubli s'installa.

     Dumbty ne se souvenait plus de leurs noms. Ni des fossettes de sa sœur lorsqu'elle souriait, ni du rire étouffé de son frère. Ni même des yeux larmoyants de son père et sa mère, qui lui demandaient silencieusement pardon. Tout s'était effacé, emporté par le vent comme un livre dont on aurait arraché les pages.

    Mais il se souvenait d'une chose.

     Une seule.

Le reflet de la lame qui fit tomber leurs têtes.

     Et à la fin, il ne restait que lui.

Marchant.

"Humpty Dumbty, haut perché sur son mur,

Fit soudain une chute.

Ni la reine, ni les soldats du roi,

Ne purent recoller Dumbty comme autrefois."

    Dumbty était assis à terre, dans une chambre que le Chapelier lui avait offerte. 

     Entre ses doigts, une vieille toupie. 

Silencieux, le regard perdu quelque part entre hier et demain, il la faisait tourner.

    Il la posait. La faisait danser. Et recommençait.

    Encore.

    Puis encore.

    Ses pensées tournaient sur elles-mêmes - inlassables, monotones, tracées sur un cercle. 

   Elle revenait sans cesse.

"Lucie."

    Son nom battait, entre les soupirs irréguliers de son cœur. Cette étoile indomptable qui avait éclairé son ciel noircir, un court instant. Et puis plus rien. Elle avait disparu. Dévorée par les Dames Écarlates ? En fuite ? Il n’en savait rien.

    Il n'avait que ce vide qui lui rongeait la poitrine.

    La chambre était paisible. 

    Beaucoup trop. 

    Le genre de silence qui n'apaisait pas, mais qui rongeait lentement. 

     Alors il restait là sur le parquet, à faire tourner cette toupie fatiguée entre ses doigts. Telle une âme oubliée dans un grenier, attendant quelque chose qui ne viendrait peut-être jamais. 

     Il se sentait creux, non-pire : inutile. Comme une enveloppe sans lettre. Comme un tambour dont la peau s’est percée.

    Et puis... Un frisson.

    Une vibration dans l'air. Un souffle presque imperceptible, mais assez pour qu'il relève la tête.

Et là, boom… !

    Un craquement d'un plafond trop vieux pour supporter les secrets. Quelque chose - ou plutôt quelqu'un - lui tomba dessus avec la délicatesse d’un meuble mal suspendu.

    — Oh, mon bras... On ne peut pas dire que tu sois fait de nuages…

    Dumbty, sonné, frotta ses flancs comme un vieillard surpris par l’averse. Il voulut se plaindre, mais seul un hoquet grotesque franchit ses lèvres.

    Il cligna des yeux.

Une fois.

Deux fois.

    — L-Lucie... ? C'est... bien toi... ? Souffla-t-il, la gorge nouée.

    — À ton avis... ? Qui d'autre viendrait s'écraser du plafond ? Une fée épileptique ? Un chandelier en mutinerie ?

    Le garçon ne bougeait pas.

     Pas encore.

Comme s'il craignait qu'un geste trop brusque la renvoie au néant.

    — Tu crois tout de même pas que c'est un fantôme qui vient t'écraser les côtes... ? 

    L'orpheline se redressa avec cette élégance contrariée qui lui collait si bien à la peau. Puis elle tapota sa robe bleutée des Merveilles.

     — Et sérieusement, ton plancher... Tu pourrais songer à un tapis. Ou à un coussin, à l'avenir...

     — Mais… comment… ? Les Dames te poursuivaient… puis plus rien… J’ai cru que…

    Un sourire taquin franchit les lèvres de la fillette. Il n'était pas là pour blesser. 

Juste pour couvrir l'émotion.

    — Que j'étais partie pour de bons ? Allons, Dumbty... Tu me sous-estimes.

    Le rouquin secoua la tête, incapable d’en rire. Il se redressa maladroitement, ses vêtements trop larges froissés comme un drap mal plié.

    — Mais… où étais-tu ? Que t’est-il arrivé ?

    — J'ai été ramenée chez moi.

    — Tu veux dire... à Londres ? Ton vrai monde ?! Mais… c-comment est-ce possible... ?

    — Si je le savais, je te le dirais…

    L'orpheline s'assit sur le bord du lit, ses doigts effleurant le tissu rêche de la couverture. 

    — Et toi ? Souffla-t-elle. Que s’est-il passé après mon départ ? Combien de temps s’est écoulé ?

    — Et bien rien… Depuis le manoir… Cela fait un mois. Les jumeaux m’ont retrouvé et juste ramené ici. 

    — Un mois… ? Chez moi, deux jours seulement… Trois tout au plus. 

    — Ici, ce fut long... Affreusement long. Le Chapelier répétait que tu allais bien… qu’il le "sentait". Mais il n’expliquait rien. Et moi… j’attendais.

    Il inspira profondément.

    — Chaque nuit, j'espérais un signe. Que tu sois saine et sauve... quelque part.

    Lucie sentit un poids dans sa poitrine. Un remords discret.

    — J’ai pensé à toi, tu sais...

    — V-vraiment… ?

    — Juste assez pour savoir qu’il me fallait revenir.

    Elle détourna le regard aussitôt, fuyant le malaise d'avoir dit quelque chose d'un peu trop vrai. Mais cette fois, le silence entre eux avait changé.

    Il ne mordait plus.

    Il liait.

    — Tu aurais pu rester là-bas. Murmura-t-il. Tu étais... libre.

    — Peut-être. Mais… j'étouffais. Ici... même au bord du chaos, je peux être quelqu'un. Même si c'est tordu ou que ça fasse mal.

    Elle inspira.

    — Et puis, il y a vous. Je ne pouvais pas partir comme ça. Pas en sachant qu'il reste des choses à comprendre... et à réparer.

    Dumbty détourna les yeux. Il n’avait pas besoin de plus.

    — Je... je suis content que tu sois revenue... Finit-il presque par chuchoter.

    — Alors, Dumbty... Prêt à redevenir mon acolyte ?

    Elle lui tendit la main.

Le garçon sourit.

Puis il serra sa paume contre la sienne.

     — Toujours, Miss Liddell.

    Lucie ne répondit point.

    Mais dans son regard, il y avait cette lueur.

    Celle de quelqu'un qui n'était peut-être plus seule.

    — Bon. Assez de mièvreries... Retrouvons le Chapelier. Il faut bien qu’il sache que je suis de retour… !

    Dumbty attrapa son écharpe - trop grande, trop râpée - et se fit entraîner par l'orpheline qui lui avait déjà saisi le bras, déterminée à ne pas lui laisser le temps d'hésiter.

    La grande salle s’ouvrit, toujours aussi vaste dans son désordre splendide. Les chapeaux s’amoncelaient jusqu’au plafond, formant d’absurdes montagnes de soies et de velours. 

     Les cravates, comme saisies d’un spasme d’orgueil, flottaient dans les airs et en contrebas, les ciseaux erraient, tranchant rubans et tapis sans discernement.

    — Oh… mais voyez donc cela…

    Le cadre accroché au mur vibra.

Duchesse.

    Dans la toile, la silhouette de la femme surgit, impassible. Nez crochu, œil pesant, robe jaune démesurée qui débordait hors des limites du cadre. Elle portait un collier de perles qui lui gonflait la gorge comme une corde trop serrée.

    — Ainsi, tu vis encore... Les Dames ne t'auront point dévoré, à ce que je vois...

    — Rassurez-vous. Répliqua Lucie avec légèreté. Elles n’ont, que je sache, rien de cannibales.

    — Hélas... J'avais pourtant misé sur toi pour leur indigestion.

    — Et vous, Duchesse... ? Toujours confinée à balayer votre minuscule royaume ? Il est navrant de constater que certains êtres semblent condamnés à l’immobilité.

    — Ce n'est point là de la tristesse, mon enfant... C'est de la stabilité ! Vous autres, voyageurs, changez de peau, de nom, de cap. Moi… je sais où je suis. Et surtout, qui je suis. Cela me suffit amplement.

    Sa voix se fit plus grave, plus mordante.

    — Tandis que toi, Alice... Tu cours. Tu fuis. Mais tu ne te regardes jamais véritablement. Tu ignores encore ce que tu es.

    — Vous parlez beaucoup. Mais savez fort peu.

    — Peut-être bien... Mais je n'ai point besoin de quitter mon cadre pour sentir la moisissure s'insinuer dans les murs.

     Un ricanement grinçant s'échappa de la gorge peinte.

    — Pourtant, malgré ton insolence, tu ne manques ni de cran, ni de courage. Deux denrées bien rares. Ce monde aurait besoin de créatures comme toi. 

    Lucie haussa un sourcil, légèrement surprise.

    — Voilà qui ressemble presque à un compliment. Que me vaut ce soudain revirement... ? Dois-je m’en inquiéter ?

    — L'opinion, ma chère, s'ajuste aux vents... Répondit Duchesse. Et aujourd'hui, ils soufflent en ta faveur. Tu es revenue. Contre toute attente. Contre toute logique.

    — Ce serait flatteur... si ça ne sonnait pas comme une menace masquée.

    — Oh, mais je ne profère nulle menace... Tu poursuis les vérités. Tu fais du bruit. Et le bruit… attire. Il attire ce qui dort.

    Elle se pencha vers l’avant, son visage approchant de la surface de la toile.

    — Aussi te dirai-je ceci, Alice : prends garde à ce que tu réveilles.

    Lucie la fixa sans ciller.

    — Je n'ai jamais pris goût au sommeil, de toute façon.

    — Hmph ! Tant mieux. Les cauchemars se chargeront de te tenir éveillée.

    L'orpheline attrapa le bras de Dumbty, ses prunelles toujours braquées sur la femme, devenue étrangement supportable.

    — Le Chapelier est-il ici ?

    — Il vous attend dans le jardin. Répondit-elle. À sa manière… bien entendu.

    — C’est-à-dire ?

    — Qu'il vous revient de deviner s'il s'agit d'un festin... ou d'une embuscade. Souffla-t-elle en ricanant. Bonne chance, mes enfants...

    Et sur ces mots, la femme s'effaça dans sa toile, s'éteignant tel un parfum trop ancien qu'on aurait oublié de refermer. 


    Le jardin s’ouvrait derrière la demeure, en bordure de rivière. Arbres noueux aux branches basses, herbes hautes moqueuses, touffes de fougères frémissantes… Et une table.

    Immense.

    Chaotique.

    Des théières aux becs torsadés fumaient. Des tasses fleuries étaient entassées en pyramides branlantes... Et çà et là, des statues de flamants roses au cou arqué, figés dans des poses ridicules de révérence éternelle.

Au centre de la table, droit comme un roi fou.

 Le Chapelier.

    Il chantonnait à mi-voix, une comptine dépourvue de sens. Ses paupières à demi closes. Il ne bougeait pas et ne paraissait pas attendre. Pourtant, on aurait juré qu'il savait déjà tout.

    Lucie s'avança.

    — Chapelier... Vous sembliez bien profiter de mon absence.

    L’homme releva lentement la tête. Son sourire s’étira en une fêlure joyeuse sur un masque d’albâtre.

    — Mais… ne serait-ce point notre chère Lucie… ?!

    Il bondit prestement de sa chaise - laquelle bascula aussitôt dans le vide - mais, d’un gracieux coup de talon, il rattrapa au vol.

     — J’en étais convaincu ! Les Dames Écarlates sont peut-être terrifiantes, mais elles n'auraient jamais pu croquer une âme aussi... épicée que la tienne.

      Il redressa son chapeau, en inclinant le bord, tandis qu'elle s'approchait de la table.

    — Soyez donc la bienvenue, très chère, parmi les fous... Une fois encore.

    — Eh bien, ma foi... Je suis plutôt ravie de vous revoir.

    Le Chapelier éclata d’un rire ravi, les bras levés au ciel.

    — Les astres s’alignent, les flamants roses chantent juste, et la porcelaine survit ! Voilà l’instant béni où les retrouvailles méritent un festin ! Dumbty, mon cher, viens donc ! Ce siège est tien !

    Il tapota une chaise d’un geste enthousiaste. Mais celle-ci se déroba aussitôt, s’effondrant en trois morceaux pathétiques.

    — Oh, tant pis. Fit le fou sans se démonter. Rester debout a toujours été sous-estimé… Que la fête commence ! À l’amitié ressuscitée !

    Mais Lucie leva une main pour l’interrompre.

    — Point de fête, ni toasts ni serviettes pliées en cygnes. J’ai des questions… Et des réponses à obtenir.

    Le Chapelier marqua un temps, feignant la déconvenue, mais une étincelle narquoise brillait au coin de ses lèvres.

    — Toujours prompte à piétiner la poésie, très chère… Mais tu as de la chance, les Alices sont les seules dont on permet la curiosité... Allons, raconte-moi donc tes mésaventures.

    Lucie prit place. 

    Dumbty s’assit à son tour, plus prudemment encore.

    — C’était… Gris. Sale. Mon monde. J’y suis retournée… Là-bas, tout me donnait l’impression que je pouvais m’effacer à tout instant. Que si je me taisais trop longtemps, même moi, je finirais par m’oublier. Personne ne m’attendait.

    L'orpheline sourit à peine. C'était bref. C'était fragile.

    — Puis, j'ai vu les Merveilles par un miroir et je l'ai traversé. Parce que ce monde... Malgré tout ce qu'il est et ce qu'il me fait... c'est le seul endroit où j'ai l'impression d'exister.

    — Voilà une manière bien singulière de dire que l’on se sent chez soi. Fit le Chapelier.

    — Je ne sais réellement ce que signifie "chez soi"...

    Il hocha la tête.

    — Fort bien. Donc tu es revenue. Non par erreur. Non par accident. Mais par volonté.

    Tarrant se redressa. 

    Son ton se fit plus intense.

    — Tu sais, Lucie… Jamais aucune Alice ne rentre, puis revient. C’est une règle. Gravée dans les racines profondes des Merveilles. 

    Il claqua des doigts. 

    — Et pourtant… Te voilà.

    — J'ai aussi appris quelque chose... Dans le manoir des Dames… j’ai vu une fille. L’ancienne Alice…

    Dumbty la regarda les yeux ronds.

    — A-Ayline... ? Tu l'as donc vu... ?

    Lucie hocha.

    — Elle était là. Dans un souvenir. Et… dans mon monde, on la recherche encore. Cela fait plus d’un an.

    Le Chapelier passa lentement une main sur son menton, songeur.

    — Et toi seule l’as vue. Dans les deux mondes. Voilà qui est… singulier.

    — Je veux savoir ce qu’il lui est arrivé. Ce qu’elle a fait.

    Dumbty fronça les sourcils.

    — Mais pourquoi Lucie est-elle revenue ? Pourquoi elle, et pas les autres ?

    — Parce que Lucie n’est point une Alice comme les autres... Il semblerait.

    Le Chapelier se pencha vers elle :

    — Et peut-être... que ce n'est pas toi qui es revenue, mais les Merveilles qui t'ont rappelée...

    Il posa la main sur la théière, comme un confident sur une épaule.

    — Parfois, il suffit d’une gorgée… pour que tout s’éclaire... Bois donc ceci. Avant qu’il ne refroidisse plus vite qu’une promesse de Reine.

    Lucie arqua un sourcil, sceptique.

    — Je dois boire du thé pour... mieux comprendre ce que j'ai vécu ?

    — Non, ma chère... Pas pour comprendre. Pour voir. La nuance est fine, mais essentielle.

     Elle hésita. 

     La vapeur s’élevait en volutes irisées. Le parfum était étrange : un mélange d’herbes fanées et d’orage au loin. Elle leva la tasse, croisa le regard du Chapelier. Il acquiesça doucement.

    Alors elle but.

    Une unique gorgée.

Et le monde chavira.

    Le jardin s’effaça. La table, les flamants, le ciel bariolé - tout se dissolvait dans une profonde lumière. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, elle se tenait dans une clairière verdoyante. L’air était doux, saturé de menthe sauvage et de pluie suspendue.

    Un silence régnait, si absolu qu'il semblait attendre.

    Puis…

    — Bien le bonjour… Nouvelle Alice.

    Elle se retourna.

    Un jeune homme se tenait droit comme un if, vêtu avec élégance. Une montre à gousset pendait à sa redingote, ses cheveux mi-noirs mi-blancs et un visage aux traits sages. Fièrement dressées sur son crâne, deux longues oreilles blanches frémissaient au moindre souffle.

    Lucie n'arrivait point à détacher son regard. 

Enfin, elle le rencontrait.

    — C'est vous... Le Lapin Blanc...

    Il s'inclina avec grâce.

    — On m’a affublé de bien des noms. Le Voyageur, le Lapin des Heures Perdues… Mais oui, je suis celui que tu as suivi, ce matin-là, au bord du brouillard.

    Lucie ouvrit la bouche, mais aucun mot n’en sortit. Elle avait tant à dire… et pourtant.

    — Pourquoi m'avez-vous conduite dans ce monde... ? Demanda-t-elle enfin.

    — Je ne t'ai conduit nulle part… Ce sont les Alices qui choisissent. Moi, je ne fais que montrer un chemin.

    Il s’approcha, mais sans envahir. Un parfum flottait autour de lui, mêlé de lavande séchée et de vieux papier.

    — La véritable question est : pourquoi m’as-tu suivie ?

    — Je n’y ai pas songé. Je l’ai fait. C’est tout.

    Un mince sourire naquit sur ses lèvres.

    — Voilà bien la nature des Alices… Bondir avant de réfléchir. Défier ce qu’elles ne comprennent pas.

    Nivens détourna le regard vers l’orée de la clairière.

    — Ton retour n’est pas un hasard, Lucie. C’est une anomalie. Une brèche

    — Et que signifie cela ? Que suis-je censée avoir fait ?

    — Ce n’est pas ce que tu as fait… C’est ce que tu es.

    Il posa une main sur sa montre à gousset, dont les aiguilles vibraient comme un cœur prêt à éclater.

    — Tu attires quelque chose. Quelque chose de fort ancien. Une force qui s’éveille… chaque fois qu’une Alice revient, là où aucune ne le devrait.

     — Et quoi donc… ? Que suis-je censée attirer ?

    Il leva les yeux vers elle, ses oreilles frémissaient au vent.

    — Le Temps lui-même…

    Lucie ne comprenait pas ses paroles.

    — Il n’aime guère être trompé. Et ne pardonne point. Mais toi… tu l’as défié. En t’en allant. Puis en revenant.

    Celui-ci tapota sa montre, son regard se durcissant.

    — Il te faudra l'affronter... Un jour. Car bientôt… Il marchera à ta suite.

    Et à cet instant précis.

Un tic-tac.

     Faible. Lointain. Mais net. Incontestable.

     Lucie sentit son cœur s'accélérer.

    — Qu'était-ce donc... ?

    Nivens leva les yeux vers le ciel. Son visage s’assombrit.

    — Trop tard. Souffla-t-il.

    — Trop tard pour quoi ?!

    Mais déjà, il reculait.

    Ses contours vacillaient. 

    — Il nous a trouvés.

    Lucie fit un pas vers lui.

    — Non ! Attends !

    Mais il ne répondit point. 

    Lentement, il leva les yeux vers elle.

    Un sourire. 

Triste.

    — Une autre fois, Lucie. Mais pour l’heure… j’ai pris trop de retard.

    Et tout s’effaça.

    La lumière de la clairière se fit éclatante, presque insoutenable - un éclat si pur qu'il effaça toute chose. Les arbres s'évanouirent dans un lointain flou. Puis plus rien qu'une blancheur aveuglante.

    Et soudain -

    — Lucie ?

    Elle entrouvrit les paupières.

    La jeune fille se trouvait de nouveau attablée. Ses doigts, enserraient sa tasse dont la tiédeur s’était fanée. 

     Dumbty s'était penché, le regard inquiet. Le Chapelier, quant à lui, la contemplait avec ce calme étrange, propre à ceux qui feignent de toujours savoir.

    — J'ose croire que le breuvage a produit l'effet escompté...

    Lucie demeura muette un instant. Elle cligna des yeux, encore embrumée par les songes d’un ailleurs.

    — Alors, ma chère... Que vous a-t-il soufflé, ce bon Nivens ?

    — Le Lapin ? Répéta Dumbty, interdit. Tu... tu l'as vu, Lucie ?

    Elle hocha doucement la tête, les mots lui revenant avec lenteur.

    — Il m'a parlé du Temps... Murmura-t-elle. Il a dit que je l'avais défié en revenant ici. Et que... je devrai un jour lui faire face.

    Le jeune garçon fronça les sourcils, visiblement ébranlé.

    — Le Temps ? Mais... qu'est-ce que ça veut dire ?

   Le Chapelier reposa son menton contre sa paume, songeur.

    — Ah... Nivens. Toujours aussi ponctuel... Il désirait te rencontrer. Je savais qu'il te trouverait tôt ou tard. Je n'ai fait que... tendre la tasse.

    Sans crier gare, il lança une soucoupe dans l’herbe, laquelle se brisa avec une grâce nette, comme si la porcelaine avait choisi de mourir élégamment.

    — Hélas, je n'ai point eu le loisir de lui parler. Il est toujours si pressé, ce pauvre bougre...

    — Vous le saviez donc ?

    — Évidemment que je le savais ! Je suis peut-être fou, ma chère... Mais point aussi simplet que notre bon Dumbty.

    Ce dernier, vexé, fit tournoyer une théière posée en équilibre sur un coussin, ses doigts distraits.

    — Nivens a toujours su apparaître à l’instant même où l’on pense à lui. Un défaut de ponctualité si parfait qu’il en devient presque suspect…

    — Vous vous en méfiez ? Demande la fillette.

    — Me méfier ? Le Chapelier éclata d'un rire sec. Allons, allons... Je me méfie de tout le monde. Mais Nivens… est une énigme particulière.

     Tarrant s'immobilisa, les doigts figés autour de la anse.

     — Il est arrivé un jour, sans bruit, avec ses gants immaculés, sa montre dorée… et ce regard qui semble tout savoir. Bien plus que moi, assurément…

    — Tout cela était donc prémédité ? Ce thé, cette vision… Nivens ?

    — Prémédité ? Non. Anticipé, peut-être. Les Merveilles n’ont guère de goût pour les plans…

    — Et ce qu’il entend par "faire face au Temps" ? Interrogea Dumbty.

    — Le Temps... Autrefois, il dansait avec moi... Nous étions de bons amis. Mais un jour, j'ai mal chanté. Et depuis, il me fait la tête.

    Il reposa doucement sa tasse, devenue trop lourde.

    — Quant à Nivens… lui, il ne danse pas. Il le fuit... Étrangement…

    Lucie fronça les sourcils.

"Mais de quoi parlait-il ?"

    Un danseur offensé ? Une chanson qui fâche ? Elle avait beau chercher, cela lui échappait. Le Temps était une personne ou une image ? Une entité avec laquelle on pouvait lier amitié, ou froisser comme un ruban trop raide ?

    Elle secoua légèrement la tête, comme pour chasser les absurdités qui se bousculaient dans son esprit. Rien de sensé ne lui venait. 

    — Mais ne vous tourmentez point, ma chère... Le Temps n’est point fait pour être compris. Il se suit, se perd, se rattrape… parfois se nie. Mais jamais il ne s’explique.

    — Et encore moins se confronte… Marmonna Lucie.

♫ — Ah là là... Les conversations sur le Temps...

Toujours si graves, si pesantes... ♫

    Une voix coupa net leur échange.

    Moqueuse. Indolente.

    Venue de nulle part.

Ou plutôt... D'en haut.

    Suspendu aux branches, un sourire flottait dans les feuillages. Puis lentement, un chat s’étoffa autour, allongé de tout son long.

    — Une minute, il vous oublie… la suivante, il vous poursuit.

    — Tiens donc… Fit Tarrant, balançant doucement sa chaise, les yeux levés vers le matou. Le Chat rieur… Toujours perché, jamais à l’heure.

    — Je te retourne le compliment, Chapelier. Toujours assis, rarement lucide...

    — Tu n’étais point censé venir ici… pas encore.

    Le félin afficha un air faussement surpris.

    — Et pourtant, me voici. N’est-ce point délicieux ? Le hasard a, paraît-il, du goût…

    — Ton absence suffisait.

    Le sourire de Cheshire s’élargit.

    — Quel accueil glacial… Voilà qui me hérisse les moustaches. Tu n’aimes guère qu’on ne danse pas au rythme de ta musique, n’est-ce pas, Chapelier ? Mais ne sois point si amer…

    Tarrant cligna des yeux, lentement, comme pour chasser une pensée trop persistante. 

    — Oh… Mais regardez-moi cela. Le garçon fendu… et une étrangère toute neuve.

   Le Chat pencha la tête, son sourire plaqué.

    — Quelle charmante collection tu t’amasses, Chapelier… De jolis jouets qui croient encore fixer leurs propres règles…

    Dumbty se plaça soudainement aux côtés de Lucie. Son épaule effleura la sienne - non en quête de chaleur, mais en guise de rempart tremblant. Une ligne frêle… Prête à rompre.

    Lucie baissa brièvement les yeux vers lui.

Il était méfiant.

    Et elle comprit pourquoi.

    Le rouquin connaissait les rumeurs. Celles que l’on susurrait dans les recoins les plus sombres des Merveilles. Il lui avait parlé de ce Chat perfide - créature bien éloignée du compagnon espiègle qu’il feignait d’être.

Il était une blessure qui parle.

    Aussi perfide qu'un jeu de miroirs, trompeur à chaque reflet. On disait qu'il n'appartenait à personne. Qu'il glissait entre les camps, toujours là où il ne fallait pas. Ce chat se nourrissait des secrets, creusait les vérités à coups de griffes. Il vous offrait une énigme... et repartait avec votre paix intérieure.

    Mais surtout - on disait qu'il aimait ça.

Détruire.

    Doucement. Lentement.

Juste pour voir jusqu'où les morceaux pouvaient s'éparpiller.

    — Oh, Dumbty... Soupira le Chat. Toujours si chevaleresque, si… tragiquement solennel. 

    Le jeune garçon déglutit péniblement, ses traits pâlissant davantage.

    — P... pourquoi es-tu ici ? Murmura-t-il, sans réussir à paraître brave.

    — Vous me manquiez... Enfin… pas réellement. Mais l’idée me divertissait.

    D’un bond souple, le Chat atterrit au bord de la table. Sa queue traîna sur le bois.

    — Je suis venu, car j’ai perçu une mélodie singulière… tout juste éclose. Quelque chose… ou quelqu’un… qui ne devait point être là.

    Ses prunelles glissèrent vers Lucie, et bien que sa bouche continuât de sourire, tout, en lui, semblait cesser de rire.

    — Et puis… j’ai toujours eu un faible pour les premières fois. Les dernières aussi, d’ailleurs. Le milieu m’ennuie à périr.

     Il avança à pas lents.

    — Ou peut-être suis-je ici simplement pour observer… Le monde s’effondrer. 

Un frisson glacial parcourut l’échine du garçon.

    Lucie, à ses côtés, n’avait pas bronché.

    Ses yeux verts restaient ancrés dans ceux du Chat, tels deux miroirs qui refusent de renvoyer le reflet.

    —  À trop observer, il se pourrait bien que tu t’écroules avec nous. Lui répondit la fillette.

    — Tomber, moi ? Ma douce... Je ne fais que flotter.

    — Justement. Ceux qui flottent finissent toujours par ne plus savoir où est le sol. Et quand ça craque... C'est plus bruyant que pour les autres.

    Le silence s'étira quelques secondes. Puis le matou rit, un rire fin, soyeux, mais sans chaleur.

    — Charmante et mordante. Tu serais surprise de savoir combien d’Alices se sont tues devant moi… Mais toi, tu montres les dents. C'est délicieux.

    — Ce n'est pas pour te plaire.

    — Je sais bien. C’est pour me piquer. Et c’est encore meilleur.

     Le félin tourna lentement la tête vers le Chapelier, le sourire plus fin.

     — Tu l'as bien choisie… Oh, mais que suis-je donc devenu ? Où sont passées mes bonnes manières… ?

    Le Chat s'inclina dans un salut élégant, presque trop bien exécuté pour ne pas être moqueur.

    — Je suis Cheshire. Pour vous troubler, Mademoiselle Liddell.

Il accompagna ses mots d’un clin d’œil irrévérencieux.

    Lucie le fixa sans répondre. Elle se souvenait fort bien de leur première entrevue étrange, presque indécente tant, elle regorgeait de sous-entendus.

    Lui, jouait l’oubli. Elle, jouerait l’innocence.

 Pour l'instant.

    Lucie pencha légèrement la tête, un éclat à peine contenu au fond du regard.

    — Enchantée... Dit-elle simplement.

    Le chat l'observa. 

    Son sourire s'étirant, satisfait.

    — Voilà qui change... Murmura-t-il. Les Alices d'autrefois bredouillaient, pleurnichaient, posaient des questions idiotes... Mais toi, petite Lucie… 

    Il pivota d'un demi-tour souple, la tête désormais suspendue à l’envers.

    — Tu cours vers le danger comme un mécanisme trop bien huilé… Je me demande ce que tu briseras en premier : les autres… Ou toi-même.

    Lucie haussa simplement un sourcil.

    — Tu sembles bien certain que ce sera l’un ou l’autre…

    — Parce que c'est toujours l'un ou l'autre.

    — Allons, allons… ! Intervint le Chapelier, d’un ton faussement badin. Pas de rixes philosophiques à l’heure du thé, je vous en prie. Ce serait d’un goût… Affreux.

    — Assurément. Renchérit le matou. Et puis, je n’ai encore rien dit sur ton nouveau chapeau. Veux-tu que je commence, Tarrant ?

    Le Chapelier pinça les lèvres, visiblement piqué.

    — Il est d'avant-garde.

    — Il est d’avant-doute, surtout ! Ricana le Chat.

    Puis, il huma l’air, la truffe plissée, les oreilles se tournant lentement, en arrière.

    — D’ailleurs… Ne percevez-vous point… Un parfum de panique dans la brise ?

    Le ton se voulait joueur. Mais Lucie y perçut autre chose. 

Un avertissement déguisé en sourire.

    — Tiens donc… on dirait que la Garde Impériale approche.

    Il prononça ces derniers mots comme on énonce une énigme. Où annonce un dessert inattendu. Avec une joie cruelle, presque chantée.

    Un frisson traversa la clairière. 

    Et un bruit… Lourd. 

     Répété. Lointain…

    Le sol vibra à peine, mais suffisamment pour alerter l’instinct. "Qu'est-ce que...?" Lucie tendit l'oreille. Des pas. Nombreux. Synchronisés.

    — La... La Garde Royale... ! Bégaya Dumbty en lorgnant les ombres vers l'atelier. Ils... ils sont là... !

Mais le garçon n’eut guère le loisir d'en dire plus.

    Une trompette éclata dans un écho. Et au loin, une colonne rouge et blanc avançant entre les troncs. Casques d’argent lustrés, visages dissimulés sous des masques impassibles, hallebardes brandies.

     Le Chat ricana.

    — Eh bien... On dirait que le véritable divertissement ne fait que commencer… 

    — Par le pommeau de ma canne ! Glapit le Chapelier. Je caressais l’espoir que tu plaisantais. Hélas… il n’en est rien.

    — I-Il faut fuir ! Cria Dumbty. Et vite !

    — J'en suis fort bien d'accord ! L’heure est venue de faire gambader nos petites jambes paresseuses !

    Sans perdre de secondes, Tarrant saisit sa tasse encore fumante, en but une gorgée toute en hâte, puis la lança par-dessus son épaule.

    — Quelle honte de partir sans finir le thé... Mais bon. L'élégance a ses limites... !

    La petite équipe s’élança à travers le feuillage, sans demander leur reste. La végétation cinglait leurs jambes, les branches griffaient leur fuite.

Derrière eux, la trompette se perdit dans le vent.

    Ils coururent.
    Longtemps. Trop longtemps.

    Le monde ne fut plus qu’un dédale de vert et de brun, d’ombres fuyantes et de soupirs d’écorce. Le cœur de Lucie martelait ses côtes comme l’aile affolée d’un oiseau piégé. Dumbty trottinait à ses côtés, ses jambes tremblantes et les joues rougies par l’effort.

    Quant au Chapelier… Il ne courait point.

    Il virevoltait. Bondissait. Dansait.

    — Allons, nul besoin de courir si vite… ! S’exclama-t’il, hilare à l'arrière. La garde n'est jamais rapide... ni très maligne… !

    — Vous voulez qu'ils nous attrapent ou quoi ?! Bougez donc plus vite !

    — Oh, mais je bouge, petite Alice ! Répondit-il, en esquivant une branche avec la grâce d'un ivrogne élégant. J’ajoute même du panache à notre retraite !

     Là-haut, entre les feuillages agités : 

Cheshire.

    Il flottait paresseusement de branche en branche, témoin moqueur de leur panique.

    — Ah, la jeunesse… Toujours encline à croire que la vitesse sauve les âmes.

    Lucie gronda, entre ses dents.

    — Tu diras moins de bêtises quand leurs lances te gratteront les moustaches.

    Cheshire gloussa.

    — Quelle fin distinguée, ce serait… Mais non, ce n’est point encore l’heure. J’ai mes caprices, voyez-vous, en matière de tragédie…

    — Mais... Pourquoi… pourquoi continue-t-il de nous suivre… ? Murmura Dumbty, la voix coupée.

    Ils s’enfoncèrent davantage dans les profondeurs boisées. Le sentier se refermait comme une gueule verte. Tout autour d’eux, semblait conspirer pour les avaler, les dissimuler.

    — Par ici ! S'exclama le Chapelier. Suivez-moi, mes petits muscadins essoufflés !  

    Lucie s'arrêta, haletante.

    — Savez-vous au moins où vous allez, ou improvisez-vous encore… ?

    Mais Tarrant s’accroupit, toqua une pierre, tapota une racine, renifla une feuille avec un sérieux aussi noble que ridicule.

    — Encore un pas… Encore un soupir… Et… ah !

     Il s’immobilisa, tel un coq de girouette pris par le vent. Devant lui s’élevait une haute paroi rocheuse, dissimulée derrière un épais rideau de lierres. De sa main gantée, il écarta le voile végétal.

    Un passage… 

    Et au-delà…

Une tour.

Élevée. Tordue. Muette.

    Les pieds alourdis par la terre détrempée, ils suivirent le Chapelier. L’air changea aussitôt : plus lourd, plus froid. 

      Cette tour portait l’odeur de l’abandon, du renfermé et du passé. Ses pierres grises suintaient d’humidité. Des engrenages rouillés tournaient lentement sur ses flancs. Des cadrans d'horloge y étaient incrustés, de tailles et de formes différentes. Certains fêlés, d'autres enfoncés dans la pierre, d'autres encore ouverts comme des plaies.  

      Et au sommet, presque dissimulé dans les brumes d'altitude, battait doucement un immense cadran battant étrangement à contresens.

    Un cœur d'horloge. 

    Lucie s'arrêta, surprise malgré elle. Une tension étrange s'accrochait à sa nuque. À ses côtés, Dumbty restait la bouche entrouverte. Même Cheshire, pourtant difficile à impressionner, poussa un long sifflement bas, comme on goûte un vin ancien.

    — Mes très chers compagnons... La Tour du Grand Horloger.

    Lucie fit quelques pas, écartant d’un revers de main les branchages humides qui lui barraient le passage.

    — Le Grand Horloger… ? Répéta-t-elle, curieuse.

    — Lui-même. Ou du moins, ce qu’il en reste... Mais à présent voici notre nouveau refuge… !

     Il écarta les bras.

— Notre nouvel antre, notre tanière, notre confessionnal à secrets ! Hors de portée des oreilles trop curieuses… Hormis, peut-être, celles d’un certain félin, qui espérons-le, saura tenir sa langue... Où au moins la mordre un peu.

    Cheshire laissa échapper un petit rire sans bouche.

    — Je ne promets rien.

    — C’est... donc votre cachette ? Demanda Lucie. 

    — Point du tout ! C’est là mon héritage, mon oubli préféré… Tout dépend du jour, de l’heure… Et de l’humeur des horloges, ma chère.

    Le Chapelier se tourna alors vers la vieille porte branlante, et posa une main gantée sur la pierre moussue, tel un vieil ami retrouvant une compagne de longue date.

    — Ici, le Temps trébuche sur ses propres pas. C’est un asile idéal pour les fuyards, les fous… Et les enfants qui n’ont pas envie de mourir... Nul dans les Merveilles ne connaît cet endroit. Nul, sinon… les légendes.

    Lucie fronça les sourcils. Une brume fine rampait à leurs pieds.

    — Pourquoi n’en parle-t-on plus ? Cette tour, n’est-elle pas censée… exister ? 

    — On en parlait jadis. Puis le silence est venu. Non point l’oubli… Non. Le souvenir fut dérobé. Arraché. 

      Cheshire, juché sur une arche fendue, fit tinter une griffe contre une chaîne rouillée.

    — Certains lieux engloutissent les souvenirs comme d’autres dévorent la lumière.

    Il sourit, tête penchée.

    — C’est une cachette parfaite, n’est-ce pas ?

    — Assurément… Entrez donc, mes chers égarés ! La Tour du Grand Horloger vous ouvre ses bras…

    La porte grinça comme la gorge d’un vieillard sans salive, exhalant une haleine d’air ancien, chargé de rouille, de bois humide… Et plus singulier encore. 

Une odeur de souvenirs oubliés, peut-être.

    L’intérieur baignait dans une pénombre lourde. De vastes engrenages, figés au plafond, attendaient depuis des siècles qu’on les réveille. Le sol, pavé de pierres, résonnait sous les pas. Aux murs, des horloges pendaient, bancales, arrêtées ou tournant à rebours, certaines marquant des heures qui n’existaient dans nul monde raisonnable.

     Lucie avança, avec précaution.

     Le mobilier, bien que poussiéreux, semblait tenir bon. Une longue table branlante. Quelques fauteuils fatigués. Une bibliothèque effondrée. Il n’aurait fallu qu’un balai, un peu de courage… Et beaucoup d’oubli pour rendre le lieu de nouveau habitable.

    Tarrant arracha les planches de bois qui recouvraient les fenêtres.

     La lumière fit découvrir un escalier en colimaçon, immense, au centre, disparaissant dans les ténèbres du plafond. Des chaînes pendaient, certaines terminées par des poids, d’autres par des clefs.

     — Souhaitez-vous entendre son histoire… ? Résonna la voix du Chapelier.

    Lucie releva la tête la première. Dumbty s'écarta d'un vieux meuble qu'il examinait. Quant à Cheshire, il se redressa lentement depuis une poutre grinçante.

     — La Tour du Grand Horloger… Abandonnée depuis des siècles, reléguée aux limbes des légendes.

     Tarrant commença à marcher entre les ombres, les rouages, les pendules disloquées. 

     — Il y eut jadis un homme qui avait une obsession... Malheureux, il voulait comprendre pourquoi le bonheur lui échappait toujours... 

     Le fou effleura une roue rouillée du bout des doigts.

     — Alors, on lui donna une aiguille capable de plier les jours. Son destin pouvait trouver le bonheur… s'il en faisait bon usage.

     Tarrant émit un léger rire, amère.

     — Bien sûr, ce ne fut pas le cas. Il crut pouvoir défier les forces du monde. Mais le Temps… est rancunier.

     — Qu’est-il devenu... ?  

     — Il fut enfermé pour l’éternité. Entouré d’horloges… Dont les tics et tac l’ont dévoré de l’intérieur.

      Lucie avala sa salive.

      L'écho des horloges brisées semblait remonter le long de ses os. Dumbty s'approcha timidement comme s'il craignait de réveiller les murs.

     — Est-ce qu'il est… Toujours enfermé... ?

     — Qui pourrait le dire... ? Le Temps à sa façon bien à lui de recycler les âmes… Mais rassure-toi, mon cher Dumbty… !

     Tarrant pencha la tête, son sourire légèrement déséquilibré.

     — L'homme devenu complètement fou. Il s'est transpercé la gorge avec son aiguille d'horloge… Une fin théâtrale ! Tragique, certes... Mais élégamment... Bien taillée !

      Lucie détourna les yeux, sa voix plus ferme qu'elle ne l'aurait cru, mal à l'aise par cette histoire.

   — Assez de récits. Si nous devons demeurer ici... Autant savoir où l'on met les pieds.

     — Voilà qui est sagement dit, Mademoiselle Liddell ! La Tour est capricieuse, mais généreuse avec ceux qui osent la découvrir… !

     Le fou tapota la muraille, comme pour l'apprivoiser.

     — Fouillez ! Écoutez ! Et surtout... Si vous entendez une voix qui chuchote derrière les murs, ne répondez pas trop vite…

Poussières. 

Rouages épars. Bois craquelé.

     La jeune demoiselle Liddell gravissait lentement les marches du long escalier.

     Le Chapelier, d’un élan d'enthousiasme incontrôlé, avait proclamé la Tour leur nouveau refuge. "Aussi confortable qu'un souvenir bien fermé à clef ".

     Il s'était empressé de s'approprier le rez-de-chaussée, y baptisant - sans demander l'avis de quiconque - atelier numéro sept, salle à thé numéro cent trente-deux, et quartier général du bon goût, excepté le mercredi.

     Lucie, pour sa part, s'était éclipsée. Elle s'engagea dans un couloir en pente comme un couvercle mal refermé, et poussa une porte au hasard.

     Une vaste chambre s'ouvrit à elle. 

     Silencieuse. Usée.

Mais surtout... Encombrée.

      Le mobilier abandonné de la Tour, c'était comme réfugié là, dans un dernier soupir. Lucie eut du mal à se frayer un chemin - elle due enjamber une table renversée, frôler une commode vacillante.

     Des toiles d'arachnides tissaient leurs lignes entre accoudoirs, pieds de chaises et poignées déboîtées. Une coiffeuse fendue grinçait un miroir, suspendu de guingois, ne renvoyait plus qu'un reflet brumeux. Et dans un coin, un balancier se mouvait doucement... Dans un souffle venu de nulle part.

     Lucie se glissait telel une souris furtive, jusqu'à un vieux coffre ventru. Elle s'agenouilla, posa les paumes sur le bois tiède, et l'ouvrit avec lenteur.

     Une bouffée d'odeur s'en échappa aussitôt : un parfum moisi de laine oubliée et de papier jauni. À l'intérieur, un fouillis sans nom : morceaux de tissus, chaussettes orphelines, un oreiller flétri, et…

Un gloussement.

     Léger. 

     Étouffé.

     Lucie s'immobilisa et tourna la tête. Et alors… Elle vit dans le reflet de la vieille coiffeuse.

Une ombre.

Fugitive et basse, passant derrière elle en un éclair.

     Lucie se redressa d’un bond. 

     — Qui est là ?

     Pas la moindre réponse.

Mais quelque chose bougea.

     L'ombre glissa derrière une armoire et une deuxième serpenta entre deux fauteuils éventrés, ils tournoyaient autour d'elle en ricanant malicieusement.

     Lucie ne broncha pas.

     Peut-être était-ce l'air vicié des Merveilles... Ou bien la poussière étrange qu'on y respirait. Mais en elle, la peur ne trouvait plus refuge. 

    Ce monde défiait son courage à chaque détour, et Lucie avait fait un choix : celui d'avancer et d'affronter les choses, plutôt que d'attendre qu'elles lui tombent dessus.

     Ses yeux suivirent les reflets et les mouvements. Puis, d'un geste vif, elle tendit les bras - et referma ses doigts sur quelque chose de mou, chaud, et franchement remuant.

     Un corps de chiffon.

"Une poupée... ?"

     — Aïe ! Méchante Alice ! Lâche-moi donc !

     La chose se tortillait dans sa paume, protestant à grands cris. 

     Un petit corps mou, léger, féminin. Une poupée de chiffon aux membres pendants, au visage cousu de fil noir, deux boutons gris cousus pour yeux, une bouche brodée qui s'animait comme une véritable et de longues mèches de fil doré nouées en cheveux.

     — Lohan ! Elle ne veut pas me lâcher ! Gémis la voix aiguë.

     Lucie cligna des yeux, interdite.

"Lohan... ?"

     — Tu t'es fait attraper, Sohan ! Ricana l'autre, moqueur. 

     Là, suspendue au rideau tel un petit animal nocturne mal éveillé, une seconde poupée l'observait. 

     Un garçon de chiffon, presque comme la première avec les mêmes cheveux dorés tissés de fil, les boutons gris cousus à la place des yeux, et ce sourire de travers, brodé d'un fil sombre.

     — C'est vous les jumeaux... ?! S'exclama Lucie, stupéfaite. 

     Ses doigts se desserrèrent lentement sur la poupée gigotante.

     — Mais... comment faites-vous une chose pareille ?!

     — Allons donc... tu ignores leurs dons... ?

     Un rire sirupeux comme du miel trop noir pour être doux. Cheshire apparut dans l'encadrement de la porte sous sa forme à moitié humaine. 

     — Ces petits fripons possèdent un talent bien délicieux : ils glissent là où demeure un peu de vide. Un pantin abandonné, une peluche égarée, un jouet oublié... Parfois même un corps entier.

     — Le chat ! S'écria Lohan.

     — Le vilain chat est revenu ! Gloussa Sohan.

     — Est-il toujours aussi doux ?

     — Je veux toucher ! Je veux toucher !

     La poupée Lohan bondit et se suspendit à la queue du félin, se balançant avec la maladresse joyeuse d'un singe.

     — Ils tiennent cela d'une magie ancienne... Poursuivit Cheshire, imperturbable malgré un frémissement nerveux de l'oreille. Instable, capricieuse, mais intrusive. Il leur suffit d'un être libre ou endormi... Et les voilà logés à l'intérieur...

     L'homme-chat fit claquer sa langue, dans une feinte compassion :

     — Et parfois… Ils oublient de revenir.

     — On revient toujours ! Protesta Lohan, encore agrippé.

     — Pas toujours tout de suite... Ricana le chat, en le secouant pour le faire tomber. Et puis les poupées, ça ne pleure pas. Pas comme les vrais corps.

Lucie, elle, ne disait mot.

Elle observait.

Fascinée, presque hypnotisée.

     Il y avait dans cette absurdité quelque chose d'envoûtant. Cette idée qu'on puisse habiter un autre corps, se blottir dans une enveloppe étrangère... C'était comme imaginer un repli. Un refuge contre soi-même.

     Ses yeux descendirent vers Sohan, toujours prisonnière de sa paume. Lucie entreprit de l'examiner. Elle tira un bras, tapota la tête, palpa le ventre, puis... sans prévenir, souleva la robe de la poupée.

     — Héééééé ! S'écria Sohan, indignée. Tu fais quoi là ?! Pas touche à mes culottes !

     La poupée se tortillant furieusement, parvint à se libérer dans un petit bond rageur. Elle roula sur le sol, se redressa tant bien que mal sur ses jambes cousues, puis pointa un doigt tremblant vers Lucie.

     — Vicieuse Alise qui regarde sous les jupes ! 

     — C'est inconvenant ! Cria le jumeau à son tour. 

     — Très inconvenant !

     — Je voulais seulement voir comment tu étais faite... Murmura Lucie, haussant un sourcil avec une moue désabusée.

Mais elle n'eut point le temps d'ajouter mot.

     Les deux poupées lui sautèrent dessus telles de petites furibondes. L'une s'agrippa à sa chevelure et lui tira une mèche avec vigueur ; l'autre tambourina contre sa tempe de ses petits poings mous, lançant des injures cousues à la hâte.

     Lucie se débattit, mi-amusée, mi-agacée, riant à demi sous leurs assauts absurdes et leurs chatouilles.

    Jusqu'à ce que son regard glisse vers le fond de la pièce.

Elle trouva leurs véritables corps.

     Ils s’étaient affaissés contre le mur. Les paupières closes, les bras inertes et les jambes croisées comme deux poupées de chair, vidées de toute essence. Ils semblaient dormir... Mais d'un sommeil trop paisible, trop profond.

    À leurs pieds, un chandelier gisait. Sans même réfléchir, Lucie s'en saisit vivement.

     — Cessez... Ou je vous brûle !

     — Tu bluffes ! Lança la jumelle, toujours cramponnée à elle.

Fshhh.

     — Chaauuud ! Hurla Sohan en gesticulant, sa longue boucle dorée embrasée d'un feu vif.

     — Chaud ! Chaud ! Cria Lohan à l'unisson.

     Les deux poupées se mirent à courir en rond, affolées. 

     Et soudain... Plof.

Deux petits bruits mous.

     Les poupées s'écroulèrent au sol.

     Vides de vie.

     Et alors... Les deux corps d'enfants, demeurés étendus, battirent lentement des paupières. Leurs souffles revinrent, hésitant. Mais lorsqu'ils aperçurent Lucie, une lueur d'effroi les traversa. Et d'un même élan, ils se reculèrent vivement, blottis l'un contre l'autre, les yeux luisants.

     — Alice est cruelle...

     — Trop cruelle... ! Elle nous a brûlés...

     — Oui, brûlés... !

     Leurs voix s'égouttaient telles de vieilles comptines, répétées à l'infini. Lucie souffla. Elle observa un instant les poupées étalées au sol quand soudain un souvenir remonta dans son esprit. 

     — Attendez une seconde…

     Elle fit un pas. 

     — Vous... pouvez prendre possession d'un corps humain... ? Non seulement des poupées ?

     Les deux enfants hochèrent, un regard en biais.

     — Alors... c'était vous... J'ai vu un corps étendu avant que vous ne m'attaquiez dans la salle de jeux… 

     Elle marqua une pause comme si le fil enfin renoué achevait de faire sens.

     — Je comprends maintenant… Depuis le début. Dans le corps du Chasseur. C'était vous qui me poursuiviez... ! 

     Un silence lourd tomba sur la pièce, aussi dense qu'une nappe de cendres.

Les jumeaux ne pipèrent mot.

     Cheshire, quant à lui, observait l'orpheline comme on attend le dernier tour d'un sablier.

     — C'était... pour jouer... Souffla Lohan.

     — Oui... Juste un petit jeu... Tout minuscule... Ajouta la jumelle.

     — Et c'est tout ?! Pourquoi avoir fait cela ? Siffla Lucie entre ses dents. C'est vous qui êtes cruels. Prendre le corps d'un homme qui jure de vous tuer... ! 

     — Mais il voulait vraiment attraper Alice ! S'écria Lohan. Nous, on devait l'arrêter... Et on l'a fait ! Pas vrai, Sohan ?

     — Oui ! Très bien fait !

     — Alors pourquoi avoir continué cette mascarade ?!

     Les deux jumeaux reculèrent, se bouchant presque les oreilles. Ils n'aiment pas les cris, cela faisait peur. Surtout après eux.

     — L-Lohan voulait voir ce que tu ferais... Dit la jumelle, cachée derrière son frère.

     — Et Sohan voulait savoir si tu étais... Comme les autres…. Ou bien différente… 

     — Et alors ? Grinça Lucie, les mâchoires serrées.

     Sohan releva la tête, ses grands yeux gris plantés dans les siens.

     — Tu as ri.

Lucie se tut soudainement. 

     — Juste avant de t'enfuir… Tu as ri une seconde... Jamais, nous n'avions vu cela. Une Alice... qui rit devant la mort.

     L'adolescente fronça les sourcils. 

"De quoi parlaient-ils… ?"

     Ses yeux se perdirent un instant. Lucie tenta de se souvenir, de revenir à cet instant précis. Le Chasseur. La peur. La course haletante. La douleur. Les poupées. Le choc.

     Non.

     Elle n’avait pas ri.

     L'orpheline s’en souvenait parfaitement - du nœud dans sa poitrine, du goût âpre dans sa bouche, de la rage brûlante qui avait remplacé la peur. Elle n’était pas de celles qui riaient dans l’effroi. Elle l’affrontait, le défiait peut-être - mais jamais avec légèreté.

La brunette en était certaine, jusqu’au plus profond de ses os.

     Et ce mensonge-là, même soufflé par des voix enfantines, l’agaçait. Non pas parce qu’il était faux… Mais parce qu’il disait tout haut ce que les Merveilles espéraient en elle : une faille. Une étrangeté. 

     Et elle refusait de leur donner cela.

     — Ah, les révélations… Dit Cheshire. Comme des aiguilles qui tombent une à une. Ça pique. 

     Les jumeaux, eux, se sentaient engourdis. Il y avait dans l’air quelque chose qu’ils ne savaient nommer. Ils tournèrent les yeux vers Lucie qui semblait… Contrariée ? Pas très contente en tout cas.

     Alors, sans un mot, ils se regardèrent  et partagèrent les mêmes pensées.

     "— Elle est fâchée… ? "

     "— Mais non… Personne ne peut se fâcher contre nous, Sohan !"

     "— Bien sûr ! Mais regarde, maman aussi avait ce regard… Pas contente."

     Ils plissèrent les yeux, d’un même mouvement.

     "— Elle a ce pli, juste ici… Mais elle n’a pas les yeux qui on envie de pleurer !"

     "— Tu te souviens, Sohan ?! Maman nous regardait toujours comme ça !"

     "— C’est bien vrai ! Cela fait longtemps qu’elle est partie, hein Lohan ?"

     "— Oui, des années ! Elle va peut-être vite revenir ?!”

     "— Il faudra alors lui préparer un bouquet de bonbons !"

     "— Oui ! Un grand avec du sucre autour ! Bravo Sohan !"

     Et ensemble, ils éclatèrent de rire, pris d'un enthousiasme fou.

     — Un bouquet de bonbons, un bouquet de bonbons ! Chantaient-ils en sautillant.

     Puis, sans une parole de plus, ils quittèrent la pièce.

Main dans la main.

     Contournant les vieux meubles, évitant les draps en loques suspendus tels des fantômes trop longtemps oubliés. Ils ne regardèrent ni Lucie, ni le Chat, toujours accoudé.

Ils étaient déjà ailleurs.

Ricanant d'une histoire qu'ils étaient seuls à entendre…

    Lucie resta les bras ballants, comme si sa présence n’avait été qu’un interlude. Ils l’avaient contournée tel un meuble gênant en plein chemin. 

Et elle n'avait pas apprécié cela. 

     Peut-être parce qu’elle s’était accoutumée à ce qu’on la rejette en face. À ce qu’on lui dise quand on ne l’aimait pas.

     Mais être oubliée…

Doucement, sans mot, telle une page tournée sans bruit.

     Ça, elle n’y était pas préparée.

     La petite Liddell poussa un souffle mêlé de trouble et d’agacement. Puis, tout près, un léger pouffement se fit entendre. 

     — … Quoi ? Articula-t-elle, la mâchoire crispée.

     Cheshire - accroupi sur le bord d’une vieille commode ricanait doucement.

     — Eh bien… Félicitations. Murmura-t-il. Les voilà tristes...

     Il pencha la tête, son sourire se découpant dans la lumière poussiéreuse.

     — Ce n’est pas chose aisée, tu sais. En général, ils sont imperméables à tout... À la douleur. À la peur. Même à la mort.

     — Ils sont simplement sortis.

     — Précisément. Ils sont partis… En riant. En chantant des sucreries. Ce qui, dans leur langage, signifie à peu près : « On ne sait pas comment gérer ce que tu es, alors on va faire semblant que c'est une fête. »

     Il se laissa tomber sur le dos, les jambes croisées, le regard vers le plafond.

     — C’est une vieille méthode, vois-tu. Sucrer ce qu’on ne comprend pas... Le rire pour étouffer les sanglots.

     Lucie détourna les yeux.

     — Je n’ai rien fait de mal.

     — Justement. Tu n’as rien fait… Et pourtant, tu leur as rappelé quelque chose. Quelque chose qu'ils s'évertuent à broder autrement...

     — Et bien tant pis ! Je ne suis pas là pour recoudre les autres.

     — Non. Mais tu oublies que : Parfois… Ce sont les morceaux des autres... qui recousent les tiens...

     Lucie descendit, les pensées encore égarées dans les étages supérieurs. Une pièce basse l’attendait au rez-de-chaussée : une ancienne cuisine, entièrement bâtie de pierres et de cuivre terni.

     Au centre, un large plan de travail encombré d’ustensiles épars. Une table bancale reposait de guingois, tandis que les casseroles suspendues tintaient faiblement sous l’effet des courants d’air s’insinuant par les interstices des murs.

     Et là, au fond de la salle, accroupie…

Un rouquin, la tête plongée dans la gueule d’un four noirci.

     — Dumbty... ? 

     Le garçon sursauta, et, dans son empressement, se heurta le front contre la voûte de fonte.

     — Oui, c'est moi… ! Je... je regardais juste si ça marchait encore...

     Lucie s'approcha. Le four, massif, avait tout d'un antique monstre domestique. Son ouverture comme une bouche d'ogre endormi, l'intérieur noirci, rongé par les festins d'antan.

     — Et alors ? Il t'a répondu ? Demanda-t-elle.

     — Il toussote, mais il respire. Répondit le garçon. J'en ai déjà récuré la moitié. Si nous devons loger ici quelque temps, autant que cela soit... vivable.

     Lucie le fixa, surprise.

     — Tu nettoies ?

     — Je... j'aime bien quand tout est à sa place. Et puis... ça m'occupe.

     La fillette ne répondit pas. 

     Il semblait si appliqué, les bras jusqu'aux coudes dans la suie, plus présent, plus enraciné ici que dans toutes les forêts tordues qu'ils avaient traversées jusqu'alors.

     Soudain, des éclats de voix étouffés résonnèrent depuis l'étage supérieur. Lucie leva les yeux, puis se pencha vers Dumbty.

     — Dis-moi... savais-tu que les jumeaux étaient capables de prendre possession d'autres corps ?

     — Hein... ? Euh oui... Je le sais.

     Lucie haussa un sourcil, dubitative.

     — Et tu me l'annonces comme s'il allait pleuvoir ?

     Il se redressa lentement, la tête basse.

     — Ce n'est point un secret, ici. Du moins... pour ceux qui restent assez longtemps. J'étais persuadé que tu le savais déjà.

     Un rire bref, sans gaieté, échappa à la jeune Liddell.

     — Tu me prends pour une habituée des étrangetés ? Je découvre encore que les fours ici peuvent respirer, et les lampes parfois... me parler.

     — En fait... Ce n'est pas qu'ils changent de corps, à proprement parler... Ce sont plutôt leurs âmes qui se déplacent.

     — Oui, j'avais compris.

     Il l'observa, intrigué.

     — Pourquoi... ? Sont-ils là ?

     Lucie leva lentement les yeux vers le plafond, puis porta un doigt à ses lèvres. Et en effet, bientôt, Dumbty perçut les voix aiguës qui faisaient vibrer la pierre.

     — Cette salle est à moi ! 

     — Non, la mienne ! Toi, tu prends celle d'à côté, avec les tuyaux !

     — Pas question ! 

     Lucie parut lasse.

     — On dirait qu'ils se sont déjà emparés des lieux.

     — Ça leur plaît... Un endroit sans adultes. Sans gardes. Sans regards.

     Il s'essuya les mains sur son pantalon, tandis que Lucie prenait place sur le bord de la vieille table.

     — Et le Chapelier ? Où s'est-il encore égaré ?

     — Il explore les étages. Ou bien, il parle à une chaise, va savoir. 

Le garçon marqua une pause, soucieux.

    — Mais les choses deviennent plus compliquées. La Garde sait qu'il t'a aidée. Lui aussi est recherché, à présent.

     — Il lui faudra être discret, alors.

     — Ce n'est pas exactement sa spécialité…

     Un bruit à l'étage les coupa. Des pas précipités, un rideau qui claque, une théière qui roule. Puis surgissant sur la rambarde :

     — Mes enfants ! Quelle trouvaille, j'ai fait ! Une baignoire volante et un vieux fauteuil qui parle russe ! Je n'en demandais pas tant !

     Tarrant sauta à la hâte devant eux, avant de réajuster une cravate invisible.

     — Et vous ? Le four, est-il dompté ? Merveilleux ! Nous sommes donc prêts pour le banquet ! 

     Il claqua des mains.

     — Dumbty, ouvre ce placard misérable. Voyons ce que l'on peut tirer d'un fond d'oubli.

     Le garçon s'exécuta, révélant quelques bocaux couverts de poussière, des croûtes de pain figées dans le temps, et un pot de confiture violet d'aspect douteux.

     — Si l'on survit à cela, on survivra à tout. Grimaça Lucie.

     C'est alors que les jumeaux firent irruption, chacun une assiette disparate à la main.

     — C'est la fête ?! S'écria Lohan.

     — J'adore les fêtes qui ne portent pas de nom ! Ajouta Sohan, ravie.

     Ils posèrent leur trésor sur la table : une cuillère tordue, une loupe à moitié fondue, une assiette en forme de cœur, et un bol qui fredonnait à voix basse. Lucie observait tout cela sans mot dire, assise en retrait. Elle n'avait guère faim. Mais il y avait là quelque chose d'absurde et d'étrangement rassurant.

     Alors, elle descendit de son perchoir, et s'assit à table.

     — Il y a du pain qui crie quand on le coupe ? On en veut !

     — Je l'ai grillé. Répondit Dumbty, un peu penaud. Il s'est mis à geindre... mais l'odeur est bonne.

     Cheshire entra, vêtu de son boa à plumes. Sans mot, il prit une tranche et croqua dedans.

     — Hystérique, mais savoureux. Est-ce un pique-nique ou une veillée funèbre ?

     Il s'installa, jambes croisées, sur le bord de la table.

     — Tu manges avec nous ? Lança Lucie.

     — Cela te gêne, Alice ?

     — Non. Je m'en moque.

     — Alors bon repas à toi. 

     — Pourquoi reste-t-il ? Murmura Dumbty.

     — Laisse donc ! Dit le Chapelier. Il partira quand bon lui semblera. Mangeons !

     Le repas n'eut ni ordre, ni raison.

     Le Chapelier porta un toast à la poussière.

     Sohan et Lohan donnèrent un prénom à chaque morceau de fromage.

     Cheshire lécha une cuillère avant de l'offrir à une horloge murale.

     Et Dumbty, silencieux, mangeait, les joues teintées de chaleur.

     Puis, peu à peu, les voix s'adoucirent. 

     Les rires s'éteignirent, comme des chandelles à bout de souffle. 

     Et chacun, à son rythme, s'éloigna, en quête d'un recoin pour la nuit.

     La nuit tomba sur la Tour, engloutissant ses murailles sous un voile d'ombre bleutée. Un feu fut allumé. Les jumeaux, infatigables, avaient traîné couvertures et coussins depuis les recoins les plus improbables.

     Sohan avait suspendu, entre deux poutres vermoulues, des guirlandes de clefs rouillées. Lohan, quant à lui, avait bâti une cabane de chaises autour d'un fauteuil éventré, qu'il proclama être "le trône officiel du sommeil".

     Ils riaient fort, comme à l'ordinaire. 

Trop fort, même, comme pour conjurer la nuit elle-même.

     Lucie finit par les rejoindre, un thé tiède entre les mains - don du Chapelier. Ce dernier fit mine d'éternuer dedans avant de déclarer solennellement :

     — Voilà ! L'air est purifié. Tu peux dormir sans attraper de cauchemars, foi de chapelier.

     Dumbty, appliqué comme à son habitude, avait apporté des draps pliés, une bassine d'eau tiède, et un paquet de biscuits secs, désigné comme "réserve de minuit". 

     Lucie s'installa près du feu, dans un lit improvisé et c'est là que les jumeaux revinrent, sans un mot. Ils déposèrent autour d'elle peluches rapiécées, objets étranges, babioles tordues, trésors volés à la Tour. 

     Des offrandes, sans doute. 

     Des excuses sans voix.

L'orpheline les regarda, surprise, mais ne dit rien.

     Le Chapelier s'enroula dans un vieux rideau et s'étendit de tout son long sur un canapé branlant. Les jumeaux se glissèrent dans un coffre, l'un contre l'autre, comme deux chatons oubliés. Cheshire, revenu à sa forme féline, dormait étendu sur une poutre, juste au-dessus d'elle, queue pendante, oreilles aux aguets.

     Dumbty s'approcha doucement, alors qu'elle fermait les paupières. Il tendit un vieil oreiller, grossièrement recousu au fil rouge. Il ne dit rien. Ou peut-être :

     — Il est un peu bancal. Mais il tient chaud.

     Lucie hocha simplement la tête. Le garçon alla s'étendre près d'elle, sur un vieux matelas qu'il avait secoué de la poussière.

Elle écouta.

Les craquements du bois. 

Le souffle du vent dans les murs.

     Et, pour la première fois depuis bien longtemps, elle se sentit... Non pas bien. Mais moins mal. La fillette repensa à Londres. Aux Dames. Au miroir. À tout ce qu'elle avait fui. À tout ce qu'elle allait devoir affronter.

     Et pourtant... 

Lucie savait désormais.

     Ici, au cœur de ce monde insensé, cruel parfois - on lui laissait une place.

     Et cela valait tout le reste.

     La fillette s'étendit, ses doigts frôlant une peluche usée, sa tasse vide à ses pieds, la queue du félin flottant au-dessus, le coussin offert par un garçon qui ne disait jamais assez.

Oui.

Elle avait bien fait de revenir.

     Ses paupières se fermèrent tandis que quelque part dans la Tour, une horloge fêlée continuait de battre à contretemps…

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