La Folie des Merveilles
IV – Idiotie
Abandonnant le réconfort de Douceur Rose, Lucie s'enfonça seule dans la forêt de Grand Despair.
Les arbres, tels des vieillards fatigués, s'entremêlaient au-dessus d'elle dans une douce canopée. Certains troncs portaient des marques, comme des cicatrices qu’on aurait gravées à coups de griffes, témoins d’histoires qu’on n’a jamais pris le temps d’écouter.
Soudain, un craquement sec déchira l'air, brutal et inattendu.
Lucie s'arrêta net.
Des pas. Rustres. Réguliers.
Mais avant qu’elle n’aperçoive quoi que ce soit, une poignée glaciale s’empara de son bras. Et elle fut propulsée dans un vaste buisson. Elle étouffa un cri, le souffle coupé par la surprise.
Une voix murmura à son oreille :
— Ne fais pas de bruit.
Lucie voulut bouger, mais elle se figea aussitôt. Le sol vibrait sous une marche rythmée.
À travers les feuillages, elle aperçut une foule de personnes avancer.
Attendez…
Non…
Ce n’étaient pas des hommes…
Mais des Cartes vivantes.
Leurs corps plats, anguleux, semblaient découpés dans un immense jeu de cartes. Uniformes rouges et blancs, reflets métalliques sur les lames qu’elles brandissaient. Une armée silencieuse, parfaitement alignée.
Mais ce qui glaça le sang de Lucie, c'étaient leurs visages : lisses, sans traits, dénués de toute humanité. Elles avançaient droites et rigides, comme des pantins mécaniques tirés d'un cauchemar.
— L’armée Impériale… Chuchota l’inconnu derrière elle.
Devant la troupe, un homme imposant marchait avec autorité. Cheveux noirs, visage dur et des yeux rouges rubis qui semblaient transpercer les âmes. Sur sa poitrine, une écharpe était drapée de récompense et d'un insigne en forme d'As de Cœur, symbole de son rang.
Le commandant s'arrêta soudain, levant les yeux vers elle.
Et Lucie sentit son estomac se nouer.
"Oh non, il m'a vue !"
— Halte... !
L'injonction claqua dans l'air, soudaine et percutante.
La fillette était fichue.
Mais alors, une main ferme l'agrippa par l'épaule et l'attira plus profondément dans le buisson. Les branches griffèrent sa peau tandis qu'une lance fendait l'air et se planta avec force dans la terre. Lucie fixa l'arme enfoncée dans le sol, la bouche entre ouverte. À ses côtés, un garçon au visage juvénile et aux yeux d'ambre lui fit signe de se taire en posant un doigt sur ses lèvres.
— Un problème, Commandant… ?
Le navarque balaya les environs du regard. Il hésita un instant, scrutant les feuilles mortes.
— Non… Avançons.
Sous ses ordres, les soldats de Cartes reprirent leur marche, s'éloignant peu à peu dans les profondeurs de la forêt. Lucie resta immobile, les doigts crispés sur la terre humide, fixant l'As de Cœur qui s'éloignait avec sa troupe. L'avait-il ignorée ? Ou son esprit, troublé par la peur, lui jouait-il des tours… ? Après quelques instants, tapis dans leurs cachettes, la faible voix du garçon brisa la tension froide.
— O-on peut sortir... Ils ne reviendront pas...
Lucie émergea des feuillages, étirant ses membres engourdis.
— Enfin ! Je n'en pouvais plus d'attendre... Quelle épouvante, je sens encore mes jambes trembler.
— On a eu beaucoup de chance... Si l’on nous avait aperçus, nous aurions été emprisonnés… ou pire encore.
Lucie haussa les épaules, secouant les feuilles accrochées à ses cheveux.
— Alors mieux vaut ne pas y songer. Je suis saine et sauve, et c'est tout ce qui m'importe.
Elle se tourna vers le garçon, toujours immobile dans son buissons.
— Et bien, pourquoi restes-tu caché… ? Les soldats sont partis. De quoi as-tu peur ?
Le garçon balbutia, hésitant :
— C-ce ne sont pas les soldats... qui me dérangent...
— Alors quoi ?
La fillette haussa un sourcil.
— Serait-ce à cause de moi ? Suis-je si effrayante pour te faire fuir ainsi... ?
— N-non, pas du tout... C'est… c’est juste que...
— Si ma curiosité te pousse, pourquoi ne pas venir me parler en face...?
Le garçon resta figé un instant en proie à un conflit intérieur. Finalement, comme s'il réalisait son impolitesse, il sortit lentement de sa cachette.
Nerveux, il s'agitait, ses mains cherchant où se poser. Sa silhouette frêle trahissait une adolescence à peine formée. Les épaules voûtées, il semblait porter le poids de ses hésitations. Ses cheveux roux étaient ébouriffés comme des feuilles d'automne et son visage constellé de taches de rousseur.
Lucie le dévisagea.
Il paraissait plus jeune qu'elle, peut-être treize ans à peine.
— Je ne suis pas là pour te faire du mal. Alors, parle clairement et rapidement.
Le garçon baissa la tête et murmura, comme s'il craignait d'être entendu :
— Tu es... Alice, n'est-ce pas… ?
— Oui, probablement. Et alors… ?
— Alors, je n'aurais pas dû t'aider… Avoua-t-il avec nervosité. Désobéir, c'est mal. Toute Alice aperçue doit être signalée... Je dois avertir les soldats de Cartes…
— Ah, je vois... Sauveur et traître à la fois... Tu sembles bien plus égaré que moi.
— Je dois les prévenir... Répéta-t-il, ses yeux fuyants. C'est... c'est pour le bien de tous.
— Eh bien, va donc. Appelle-les, si tel est ton devoir.
La jeune fille marqua une pause, son regard se faisant plus intense.
— Sache que c’est toi qui m’as sauvée. S'ils m'attrapent, tu seras aussi puni pour m'avoir aidée. Mais… nous deux ne le souhaitons pas, n'est-ce pas... ?
Lucie s'approcha, ses mains croisées derrière son dos.
— Après tout, ne risquons-nous pas l'emprisonnement... ou pire encore… ? Si c'est la seule crainte qui t'habite, penses-tu pouvoir y survivre ?
Le garçon vacilla, ses doigts griffant son maigre bras. Il réalisa l'impasse dans laquelle il s'était lui-même enfermé. La dénoncer scellerait leur sort à tous les deux, mais l'idée de trahir sa propre conscience lui semblait tout aussi insupportable.
Lucie fit un premier pas vers lui.
— Comment t'appelles-tu ?
— ... D-Dumbty.
— Enchantée, Dumbty. Moi, c'est Lucie.
Elle lui tendit une main. Mais il resta figé.
— Que sais-tu des Alices, Dumbty… ?
Le garçon en salopette s'agita nerveusement à ces mots.
— Les Alices... Elles apportent le trouble. Répondit-il. Elles attirent les ennuis, les tourments, les ombres... Ceux qui les côtoient finissent pris dans un tourbillon de malheurs.
— Alors, tu crains que ma présence te cause des ennuis… ?
Dumbty hocha, les épaules voûtées sous le poids d'une peur qu'il n'osait exprimer pleinement. Il savait qu'être lié à une Alice signifiait partager son destin, ses ennemis, ses tragédies. Et à cet instant, il était devenu malgré lui un acteur dans leur histoire, un pion sur l'échiquier de leur destinée incertaine.
— Pourtant, tu m'as aidée. Pourquoi ?
— Je… je ne savais que faire. Tu étais en danger, et je ne pouvais pas te laisser seule...
L'orpheline sentit la sincérité dans les paroles maladroites du garçon. Dans ce monde où les apparences étaient trompeuses, on l'avait mise en garde. Malgré tout, Lucie sentit que le garçon n'était pas un danger pour elle. Ce n'était qu'un enfant, coincé dans ses propres tourments.
— Tu as un bon cœur, Dumbty... Je t'envie. Tu es bien gentil…
Le jeune garçon releva vivement les yeux. Ses joues, pâles un instant plus tôt, s'embrasèrent légèrement.
“Il avait bon cœur ?”
“ Il était gentil ? “
“Lui ?”
Jamais.
Oh grand jamais.
Dumbty n'avait reçu de mots doux et bienveillants.
Cependant, pouvait-il vraiment accepter ces mots empreints de douceur, alors que son estime de soi gisait au plus profond des ténèbres… ?
"Tu es une telle déception, mon cher Dumbty..."
"Ne sais-tu pas te rendre utile pour une fois... ?"
"Vraiment, quel grand imbécile ce garçon... "
Comment pouvait-il accepter ces louanges, alors que son esprit était hanté par les spectres incessants de sa misérable existence ?
Non, il ne pouvait pas accepter cela.
Ce n'était pas juste.
Il n'avait pas le droit.
Dumbty ne méritait pas de telles paroles bienveillantes.
— N-non... ! Ce n'est pas vrai... Je ne suis pas gentil, c-c’est un men-mensonge !
Il secoua violemment la tête, ses yeux embués.
— Je suis méchant ! Un menteur, un idiot... Un vilain garçon ! Ils vont tous me détester… Ils vont tous me haïr !
Sa voix brisée montait dans les aigus, perdue entre angoisse et panique. Puis, dans un élan désespéré, il porta ses poings à son crâne.
Il se frappa.
Encore. Et encore. Comme pour faire taire ce qu’il ne supportait plus.
Lucie resta figée une seconde, abasourdie. Puis, d’un bond, elle se jeta sur lui.
— Non, arrête ! Tu vas te faire mal !
Elle tenta de le retenir, mais il la repoussa, luttant contre son propre chagrin. Un frisson d'agacement l'effleura. Elle détestait quand les gens faisaient trop de bruit avec leur douleur.
— Dumbty est inutile ! Il est stupide ! Rien qu'un garçon stupide, stupide !
— Arrête, Dumbty ! Cria-t-elle, les dents serrées. Tu ne dois pas te faire de mal !
L'orpheline agrippa son bras et le plaqua contre elle, l’empêchant de continuer. Le garçon frissonna, sa respiration saccadée. Peu à peu, ses gestes perdirent en force. Ses doigts se détendirent. Ses bras retombèrent. Et il s’effondra, secoué de sanglots étouffés.
Les épaules voûtées, il semblait porter le poids du monde sur son dos.
Le garçon se tenait là, vulnérable et brisé.
— Pourquoi te frappes-tu ainsi ?
— Parce que... Dumbty est stupide...
— Et pourquoi crois-tu cela... ?
Il releva ses yeux, brillants.
— Parce que tout le monde le dit…
Son regard désespéré appelait Lucie sans un mot. Cette douleur silencieuse, cet abîme qu’elle devinait dans ses yeux, la frappa de plein fouet.
Elle vacilla.
Une hésitation fine, comme un fil tendu sous ses pas.
Devait-elle parler ? Ou rester là, simplement ?
Un mot de trop pouvait raviver les blessures.
Un silence de plus, les enraciner.
Mais au fond, Lucie le savait : il fallait faire quelque chose. Elle se rappelait trop bien ses propres nuits, les absences où elle aurait tout donné pour qu'une voix apaisante émerge du silence pesant.
"Il faut apaiser les cœurs calcinés par les tourments, si tu veux éviter les tréfonds des enfers, Lucie."
— Écoute, Dumbty… Si ces gens te méprisent, qu’importe… ? Tu n’es peut-être pas parfait, mais qui l’est, franchement ?
Lucie sentit une légère gêne en prononçant ces mots. Elle n’avait jamais su réconforter - et n’aimait pas ça non plus. Mais cela faisait partie du rôle… de celui qu’elle devait jouer pour avancer.
— Ne les laisse pas t’abîmer. Si j’avais écouté tout ce qu’on dit de moi… je serais six pieds sous terre depuis longtemps… !
Dumbty releva lentement la tête. L’incertitude noyait encore son regard.
— Tu crois... ?
La fillette hocha la tête, assumant son rôle de soutien malhabile.
— Peut-être que tu vaux plus que tu ne le penses. Et si ce n’est pas le cas…, ce qui importe, c’est de rester fidèle à soi-même, non ?
Elle haussa un sourcil.
— C’est le conseil d’une Alice qui, paraît-il, sème le chaos partout où elle passe.
Dumbty écarquilla les yeux.
— Non... P-pas du tout ! C'est l'ancienne qui a causé tous ces maux. Ce n’est pas ta faute à toi ! J-je ne pense pas que tu sois comme ça... !
— Et moi, je ne pense pas que tu sois stupide, Dumbty. Tu vois… ? Tout le monde ne le dit pas.
Le garçon se mit à rougir jusqu’aux oreilles.
Spontanément, Lucie saisit ses mains et plongea son regard dans le sien.
— Dumbty. Rejoins-moi dans mon périple. Deviens ma lumière dans les ombres obscures... Sois mon compagnon de route.
Elle se tenait face à lui, décidée. Son visage restait avenant, mais ses pensées étaient ailleurs. Malgré les doutes visibles qui tourmentaient ce frêle sauveur, elle voyait en lui une opportunité.
Et puis, il avait l'air bien simple d'esprit.
Il sera facile d'en faire un allié.
— Joins-toi à moi.
— M-mais… je ne peux pas… C’est trop dangereux…
Lucie ne céda pas.
— Alors, livre-moi à l'Armée Impériale. Je garderai le silence.
Il releva brusquement la tête, stupéfait.
— V-vraiment ?
— Oui... Si c’est ton choix. Mais si ton cœur penche pour une autre voie… Alors viens avec moi.
— J-je ne suis pas sûr... Es-tu vraiment sincère, Lucie... ?
Elle lui offrit son plus beau sourire.
— Absolument... La décision t’appartient, mon ami…
Le temps se figea dans l'esprit de Dumbty, bloquant chaque seconde dans une étreinte immuable.
"Avait-il bien entendu... ?"
Il fixa Lucie, fasciné, comme si une fleur venait d'éclore au milieu d'un désert aride. Ses lèvres tremblantes, d'ordinaire scellées par la peur, laissèrent échapper un souffle incertain. Jamais il n'aurait imaginé qu'une Alice, entourée de mystères et de récits effrayants, puisse lui offrir une telle reconnaissance.
"Ami."
Un mot simple, mais porteur de promesses infinies.
Il résonna profondément en lui, tel un rayon de soleil perçant les ténèbres de son âme.
Une chaleur l'envahit, réchauffant ce qu'il croyait irrémédiablement gelé.
"Ami"
Il aurait voulu graver ce mot dans le marbre de son être.
Pour la première fois, il entendait son nom. Non chargé de mépris ou de moquerie, mais empreint d'une intention sincère. Pour la première fois, quelqu'un le voulait, lui.
Dumbty, le garçon stupide.
Et pourtant… malgré cette lumière naissante, une ombre persistait.
Sombre. Insidieuse.
Comme un nuage menaçant de recouvrir son horizon, elle chuchotait ses doutes. Pouvait-il vraiment le mériter ? Avait-il seulement le droit ?
"Pitié, dites oui."
"Pitié, acceptez moi."
Son regard d'ambre croisa celui de Lucie.
Qu'elle soit une Alice n'avait plus d'importance.
Elle était la seule à éprouver de l'intérêt en lui.
Et cela allait tout changer.
— Je t’accompagnerai, Lucie. Je ne suis ni fort… ni courageux… mais je veux essayer. Si tu as besoin de moi, je serai là.
Le visage de la fillette s’éclaira d’un sourire radieux.
— Parfait, Dumbty… ! Dorénavant, je compte sur toi.
Elle lui saisit la main.
— Et maintenant, marchons ensembles ! Ces arbres sont certes magnifiques, mais ce silence me glace le sang…
Sans attendre, elle l’entraîna dans son élan. Dumbty suivit, surpris par son enthousiasme. Et pour la première fois depuis longtemps, son cœur si lourd se fit plus léger.
Pour la première fois, il se sentit moins seul dans ce monde merveilleux.
…
Le sol craquait sous leurs pas, jonché de feuilles. Lucie marchait d’un pas vif, un sourire en coin. Dumbty, perdu dans ses pensées, la suivait en silence. Son regard s'attardant sur leurs mains jointes.
— Dumbty, que sais-tu de l'ancienne Alice… ? Demanda-t-elle soudain.
Surpris, il releva la tête.
— L'ancienne Alice… ? Eh bien… Elle est venue il y a longtemps. Certains disent qu’elle a semé le chaos. Beaucoup la voient comme une traîtresse… qui aurait trompé leur cœur.
— Et toi, qu'en penses-tu ? Était-elle vraiment si terrible... ?
Il hésita, baissant les yeux.
— Je ne sais pas... Peut-être qu’elle a fait des erreurs… Mais méritait-elle ce qui lui est arrivé ? Je ne pense pas.
— Et qu'est-il advenu de cette fille ?
— On raconte qu’elle a été décapitée. Sur ordre de la Reine Rouge.
Un frisson parcourut l'orpheline.
— Une fin bien sombre, ma foi... Mais pour quelle raison ?
— Certains parlent de trahison, d'autres de lois oubliées. Mais tout est flou... Personne ne le sait vraiment.
— Et cette Reine… Qui est-elle ?
Il hésita.
— Elle règne sur les Merveilles.
Lucie haussa un sourcil.
— Mais encore... ?
— La Reine Rouge... Commença-t-il baissant d’un ton, comme s'il craignait d'être entendu. Elle est puissante. Terrifiante. Il vaut mieux ne pas en parler…
Lucie fronça les sourcils, mais choisit de ne pas insister. Elle reprit sa marche, les pensées agitées. Un instant plus tard, elle grimpa sur un rocher. Son regard fut attiré par des flèches blanches tracées à la craie. Il y en avait d’autres sur les troncs d’arbres et le sol.
— Qu'est-ce que c'est ? Qui as pu faire ça ?
— Je ne sais pas... Le rouquin observa les dessins tracés. Peut-être un oiseau-peintre ?
La fillette émit un rire.
— Les oiseaux ne savent pas peindre, voyons !
— Mais si, je t’assure ! Ils adorent ça. Ils peignent des flèches, des directions... tu pourrais même leur demander un portrait… !
— Vraiment… ? Et ces flèches, elles mènent où… ?
Dumbty grimaça.
— Là est le problème… Ces oiseaux aiment jouer des tours. Elles t'emmèneront quelque part… mais rarement là où tu voudrais.
Lucie recula d’un pas, un sourire malicieux au coin des lèvres.
— Alors, pourquoi ne pas aller voir... ?
— Quoi ?! Non, non, non ! Mauvaise idée ! Il vaut mieux ne pas tenter !
— Pourquoi pas ? N’est-ce point une aventure ? Un peu de danger, un brin de mystère en plus… !
— Te suivre est déjà suffisamment aventureux…! Et si ces flèches nous menaient à la Ville de Cœur ? Ou pire… aux soldats ?
La fillette fit mine de réfléchir.
— Alors, je me cacherai derrière toi.
— Derrière moi ?
Dumbty grimaça.
— Je doute que cela suffise. Tu n'as pas vraiment l’air d'une fille discrète, Lucie.
— Me voilà déjà démasquée !
Elle rit.
— Promets-moi de ne pas suivre ces flèches... Je ne souhaite pas qu’un malheur survienne...
Dumbty s'arrêta, pensant à un détail qu’il avait négligé.
— Mais au fait, Lucie…. Où allons-nous ?
La fillette descendit du rocher.
— Nous allons voir le Chapelier Fou ! Cerise m’a assuré que c’était par là… !
Dumbty ouvrit la bouche, les yeux ronds.
— Le Chapelier… ?!
Lucie ne répondit pas. Déjà, elle s’élançait sur le sentier, impatiente. Mais à peine avait-elle parcouru quelques mètres qu’elle ralentit brusquement.
Devant elle, cloué à un tronc, se dressait un panneau.
Celui qui l’avait déjà tant agacée.
"Oh non, pas encore..."
— Rebonjour, Monsieur le Panneau… Vous vous souvenez de moi ?
L'objet vivant s'anima lentement, une expression grognonne apparaissant sur sa surface usée.
— Hélas. Comment pourrais-je oublier… ? Tu es l’étrangère des Bolets… ou bien une autre Alice intrépide qui s’aventure où elle ne devrait point.
— Toujours aussi charmant, à ce que je vois.
— Et toi, toujours aussi impertinente. Alors, jeune inconsciente, qu'espères-tu cette fois ?
— Le Chapelier Fou. Savez-vous où il se trouve ?
Un sourire narquois fendit la planche.
— Peut-être. Mais il change de place comme de chapeau. Ici une minute, ailleurs la suivante. Une vraie girouette.
Lucie haussa un sourcil, agacée.
— Où est-il maintenant ?
— Et pourquoi te le dirais-je… ?
— N'êtes-vous pas vivant pour cela ?
— Eh bien, non ! Je ne te dois rien. Va donc te perdre ailleurs !
Dumbty s’interposa.
— P-pardonnez-la, Herald. Elle est juste… un peu perdue. Pourriez-vous nous aider ?
Le panneau plissa ce qui lui servait d’yeux.
— Tiens, le garçon idiot. Que fais-tu avec cette étrangère ?
— C’est compliqué. Mais on a besoin de réponses. Aidez-nous, je vous en prie.
— Des réponses ?
Herald grogna.
— Bonne chance, gamin. Le Chapelier n'est pas réputé pour sa clarté. Enfin… Si ça peut me débarrasser de ton agaçante camarade… très bien. Allez à gauche, vers la rivière. Suivez les chapeaux. Vous finirez par tomber sur lui.
— Merci, Herald. Dit Dumbty. Que le vent efface nos traces.
Le panneau marqua une pause, observant le garçon d'un air pensif.
— C’est entendu... Mais ne revenez pas.
Sans attendre, Dumbty attrapa Lucie par le bras, l'entraînant sur un nouveau sentier qui s'étendait devant eux.
— C’était quoi, ce truc du vent ? Demanda-t-elle.
— Un code de silence. Ça veut dire qu’il ne parlera pas de nous si on le questionne. Herald est un vieux bougon, mais il connaît son devoir.
— Eh bien, t’es moins nigaud que je le pensais, Dumbty.
Il haussa légèrement les épaules, son regard fixé sur ses pieds.
— Alors, dis-moi... Comment est le Chapelier Fou ?
— Unique. Totalement imprévisible. Il a ses propres règles, sa vision du monde. Certains le trouvent fascinant, d'autres... inquiétant.
— Unique, dis-tu ? En quoi ?
— Ce qu’il fait ne rime à rien. Mais pour lui, tout a un sens. Il faut le voir pour comprendre.
— Et il peut m’aider ?
— Pour rentrer chez toi… Peut-être. S’il te remarque. Et s’il en a envie.
— C’est mieux que rien.
Un petit sourire glissa sur les lèvres de Dumbty. Il leva le bras et désigna l’horizon.
— Regarde... On y est, Lucie.
La petite Liddell accéléra le pas, ses yeux brillants de curiosité. Le sol était jonché de chapeaux de toutes sortes : haut-de-forme cabossés, capelines en velours, bonnets à grelots... tous abandonnés comme des trésors oubliés.
Un peu plus loin, une maisonnette attira son attention.
"Voilà donc l'atelier du Chapelier."
La maison semblait être le produit d'une imagination déchaînée, où l'excentricité prenait vie. Son toit, un immense haut-de-forme noir, semblait flotter au-dessus de murs bariolés de spirales rouges et de zigzags verts. Des cloches suspendues tintaient doucement dans le vent. Les fenêtres, bancales et déformées, ressemblaient à des yeux plissés de travers.
Dans le jardin, des buissons sculptés en lapins côtoyaient des statues de flamants roses aux airs prétentieux. Des fontaines jaillissaient des gerbes de confettis, et de petites grenouilles en papier sautaient en cadence dans les bassins.
Lucie s'arrêta, le nez levé vers le toit improbable. Elle aimait les lieux dérangés. On s'y fondait mieux quand on portait, soi-même, un désordre en silence.
— Quelqu’un qui colle un chapeau géant sur sa maison ne peut qu’être... intéressant.
Dumbty longea une rangée de cailloux, auxquels on leur avait dessiné des visages.
— On dirait que chaque recoin de cette demeure fut arraché à un rêve… ou bien à un cauchemar.
— C’est ce qui la rend amusante, ne crois-tu pas ?
— Ou terrifiante, selon le regard qu’on lui porte.
— Terrifiante ?
Dumbty haussa un sourcil, faussement moqueur.
— Allons, Lucie, où est passé ton esprit aventureux... ?
Elle le fixa, un rictus malicieux au coin des lèvres.
— Oh, Dumbty, ne t'en fait pas, il est n'est pas très loin… !
Lucie approcha de la porte, sa main frôlant la poignée sculptée en tête de chat. Les yeux de la bête, étrangement vivants, la suivaient avec malice. À côté, pendait une fine cordelette.
— Eh bien, allons-y… Souffla-t-elle avant de tirer.
Un oiseau mécanique jaillit brusquement, battant des ailes de métal avec un cliquetis sec. La porte s'entrouvrit dans un grincement rauque, libérant une bouffée d'air parfumée de thé et d'épices.
Lucie et Dumbty pénétrèrent dans l’atelier.
La pièce, circulaire et haute de plafond, était un tourbillon de chaos animé. Des théières flottaient comme des lampions au-dessus de leurs têtes. Des chapeaux tournaient en silence, suspendus à des fils invisibles. Des oiseaux mécaniques, minuscules et bavards, sifflaient depuis des cages suspendues. Les murs croulaient sous des étagères pleines de tissus, bobines, croquis griffonnés. Au centre, une immense table recouverte de rubans, d’épingles et de mannequins coiffés de couvre-chefs.
À peine avaient-ils franchi le seuil qu'un vacarme éclata : assiettes et tasses s'élancèrent dans les airs, se brisant contre les murs.
— Eh bien... Quel chaos.
Dit Lucie évitant un balai qui s'efforçait d'épousseter les éclats de verre.
— Cela n’a guère changé… Souffla Dumbty. L'atelier donne toujours envie d'être ranger…
— Ranger ce foutoir ?! Quelle idée absurde !
Les deux enfants sursautèrent. La voix venait d’un tableau accroché au mur. À l’intérieur du cadre, une femme cortulente au visage froissé et au nez crochu s’agitait, brandissant un torchon souillé.
— Vous vous rendez compte ?! Une femme respectable comme moi, enfermée ici avec toutes ses corvés !
Elle hurla, faisant presque trembler les murs.
— Et ce maudit Chapelier, avec ses centaines de chapeaux, tous plus laids les uns que les autres… Même ici, je n’y échappe pas ! Je devrais partir d'ici ! Tu entends, Chapelier ?! Partir et te laisser à ton sort... !
Elle gesticula, furieuse, tandis qu’un cri perçant retentissait soudain. Elle s’immobilisa aussitôt, le visage froncé.
— Oh non… Voilà que le bambin se réveille à cause de vous !
La jeune fille et le garçon se regardèrent.
— C'est elle qui hurle, et ce serait notre faute… ? Murmura Lucie, un sourcil levé.
La dame bossus, elle, s’était tournée vers un petit berceau peint dans un coin du tableau, attrapant un bébé qu’elle berça avec peu de tendresse.
— Toujours à moi de gérer ! Pendant que Monsieur festoie, invite des fous, boit du thé… mais m’aider ? Non, bien sûr que non ! Et ce fichu cadre… pourquoi a-t-il fallu qu’il soit accroché ici ?!
Elle balança un morceau de chapeau à travers la pièce dans un bruit mou.
— Et toi, cesse de gémir, sale petiot gémissant ! Pour l'amour de la Reine !
Lucie croisa les bras, le regard aussi sec que son ton.
— Vous menez une existence vraiment fascinante… Épousseter, balayer, gronder un nourrisson... Une véritable aventure.
— Encore une enfant insolente… On n’en manque pas, ces temps-ci. Dit la femme, d'un regard de travers.
L'orpheline arqua un sourcil, un sourire narquois aux lèvres.
— Vous devriez écrire vos mémoires : Souvenirs d’une femme encadrée, la poussière et moi. Cela ferait forte sensation, non ?
— Lucie… Murmura le garçon, mal à l’aise.
Mais l’orpheline continua, implacable :
— Et puis tous ces chapeaux ? Ne vous tiennent-ils pas compagnie ?
— Ces choses ?! S’étrangla la vieille. Des horreurs, rien de plus ! Ils ne me tiennent pas compagnie, ils me rendent folle ! Et ce bébé... Il ne fait qu’alourdir mon fardeau.
Lucie lança un regard furtif au nourrisson, mais son agacement était plus fort que sa pitié.
— Quelle ambiance charmante. On se croirait dans un mauvais cirque... Enfin, chacun son spectacle, j'imagine.
—Avec une nouvelle Alice, c’est une foire ! Ce monde n'est plus ce qu'il était... Mais pourquoi êtes-vous là, vous ?!
— Lucie est ici pour rencontrer le Chapelier. Intervient Dumbty. Elle vient de la part des Honeycutt…
— Les Honeycutt… pfff. Qu’ils restent à leurs fournil à pétrir leurs niaiseries !
La fillette s’impatienta.
— Où est le Chapelier ? Est-il ici, oui ou non ?
— Suis-je sa geôlière ?! Peut-être dans l’arrière-boutique, peut-être au sommet d’un arbre, ou dans sa fichue théière géante. Le Chapelier va où bon lui semble. Si vous voulez le voir, trouvez-le vous-même !
— Vous ne savez vraiment pas... ?
— Il n’est pas ici, j’vous dis ! Maintenant, ouste ! Tous les deux…!!
Dumbty poussa un soupir et se tourna vers Lucie, résigné.
— On dirait qu’on va devoir chercher.
La fillette hocha la tête, déçue, et suivit le garçon vers la sortie.
— Il n'est pas ici… !
— Oui, c'est bon, nous avons compris ! Il n'est pas... ici…
Elle se retourna, persuadée d’avoir entendu la vieille râler encore.
Mais non.
Devant elle, penché sur une malle, se tenait un homme.
— Là non plus !
Celui-ci se redressa d’un bond, se précipitant vers une armoire qu'il vida.
— Dumbty… c’est bien… ?
Le rouquin s’approcha vivement.
— C’est lui, Lucie ! Le Chapelier ! Il semblerait que l’on ait voulu nous induire en erreur…
— Quelle femme malhonnête et odieuse vous êtes ! S'indigna l'orpheline. Pourquoi nous avoir menti ?!
— Oh, c'est bon ! N'en faites pas toute une histoire ! Bravo, vous l'avez trouvé, votre Chapelier ! Quel drame pour une vieille femme qui voulait un brin de paix. Et pourquoi fallait-il qu’il réapparaisse pile maintenant, ce foutu incapable ? Nom d'une théière !
Et sans un mot de plus, la vieille disparut dans son cadre, râlant encore à demi-mots.
— Quelle vieille harpie, aussi pénible que ma nourrice ! Elle devrait avoir honte !
— Laisse tomber, Lucie. Dit Dumbty en posant une main sur son épaule. On est là pour autre chose.
— Tu as raison… Cette mégère cabossée n'en vaut pas la peine.
Celle-ci ravala sa frustration et reporta son attention sur l’homme au chapeau.
Il fouillait tout - tiroirs, étagères, faux plafonds, becs d’oiseaux en céramique. Il soulevait tasses, tapotait coussins, inspectait un gobelet comme si ce qu'il cherchait pouvait se cacher, n'importe où.
Le Chapelier semblait tout droit sorti d'un rêve absurde.
Grand et mince, il se mouvait avec agilité au milieu du désastre de son atelier. Son teint pâle fantomatique, ses cernes profondes, ses boucles rousses en bataille, tout en lui hurlait l’insomnie. Son costume était un mélange textile : veston brodé d’or, écharpe faite de bobines à couture, jabot trop blanc, pantalon rayé jusqu’au délire. Ses chaussures victoriennes, bouclées d’argent, claquaient sur le sol au rythme de ses divagations.
Rien chez lui ne semblait ordonné.
Et pourtant… tout cela avait du sens.
Un sens fou, mais tout de même.
L'orpheline s’éclaircit la voix.
— Monsieur Le Chapelier ? Je suis Lucie Rail Liddell. J’ai besoin de votre aide !
— Non, non, non, pas maintenant ! Lança-t-il sans lui jeter un seul regard.
Il projeta derrière lui des objets au hasard : une loupe sans verre, une cuillère géante, un flamant rose en porcelaine.
— Mais c’est important !
— Important, vraiment ? Mais qu'est-ce qui l’est ? Vous ? Moi ? Cet oiseau dans ce tiroir ? Le sais-tu ? Moi, pas en tout cas !
Et le voilà qui filait dans une autre pièce, les bras chargés d’un coussin éventré. Lucie était déconcertée. Elle échangea un regard avec Dumbty.
— On le suit ?
Le garçon haussa les épaules.
— Autant plonger dans le terrier.
Lucie soupira, puis s’élança à sa suite.
La salle dans laquelle il s'était précipité était une pagaille encore plus grande. Des étagères ployaient sous des objets incongrus, des étoffes pendaient des poutres, et des piles de livres vacillaient dangereusement sur des tables encombrées.
— Écoutez-moi donc !
— Non, non, non ! Je ne peux pas ! Le temps court trop vite ! Et moi, j'ai bien besoin de nouvelles chaussures pour le suivre ! Et d'un nouveau chapeau, toujours un nouveau chapeau !
Son visage s’illumina d’un éclair d’absurde inspiration.
— Oh mais oui ! Un chapeau-chaussure ! Quel génie, je suis !
Il s’élança dans une pièce voisine. Lucie, soupirant d’exaspération, le suivit à travers un couloir tapissé de tableaux plus absurdes les uns que les autres.
— Vous ne comprenez pas ! Je suis Lucie Rail Liddell, la nouvelle Alice !
— La nouvelle Alice, dis-tu… ?
Le Chapelier s'immobilisa, ses yeux brillants d'un éclat curieux.
— Intéressant... très intéressant. On m’a soufflé qu’elle reviendrait. Et il avait raison…
— Qui donc ?
— Un gentil chat... ! Il esquissa un large sourire. Mais petite, si tu es vraiment une Alice... tu devrais fuir. Les Alices ne sont pas les bienvenues ici. Elles finissent toujours sur le bûcher.
— C’est justement pour cela que je suis venue… Afin d’éviter de finir rôtie comme un agneau !
Le Chapelier éclata de rire, avant de bondir dans un tableau. Son image disparut dans un éclat de peinture vivante.
Lucie n’hésita pas et traversa la toile.
Elle atterrit dans une salle démesurée, au plafond vertigineux, saturée d’escaliers suspendus, de passerelles tordues et de milliers de miroirs accrochés aux murs, chacun reflétant son image à l’infini. Dans ce labyrinthe de reflets, le Chapelier bondissait de miroir en miroir comme s’ils étaient des portes. Désorientée, Lucie l'observa un instant avant de se jeter à son tour.
— Je dois vous parler ! Cria-t-elle en traversant plusieurs reflets.
— Qui ça ?!
— À vous !
— À toi ?
— À vous !
— À moi ?
— À vous ! Vous pouvez m'aider !
Un éclat surgit tout près. Le Chapelier apparut dans un miroir à sa gauche, son visage tout contre la surface. Un sourire énigmatique étira ses lèvres.
— Oh, mais je ne suis qu'un simple Chapelier. Ne préfères-tu pas jouer aux dés… ?
— Non. Je veux des réponses !
— Très bien… Comme il te plaira, ma chère Alice… !
Il s'inclina, puis disparut dans un miroir.
Lucie inspira à fond… et le suivit.
Elle déboucha dans une pièce baignée de lumière, une vaste véranda. Des rayons filtrés traversaient les vitres, tombant sur des étagères croulant sous les livres, un bureau massif couvert de parchemins, de plumes, de tasses ébréchées… et d’une vieille machine à écrire dont les touches semblaient encore tièdes.
— Quelle belle journée, ne trouves-tu pas... ?
Le fauteuil pivota lentement. Le Chapelier apparut, jambes croisées, une tasse de thé fumante à la main, le même sourire indéchiffrable au coin des lèvres.
— Prends place, Alice. Puis-je t'offrir une tasse de thé ?
Lucie avança prudemment, méfiante.
— Je pensais que vous étiez pressé...
— Le temps est une drôle de chose ici, ma chère. Il danse, il court, puis s'arrête, selon ses humeurs. Et moi, je le suis. Ainsi, j'ai toujours un moment pour un thé, surtout pour une invitée aussi fascinante que toi !
Il poussa une tasse vers elle.
— Je n'aime pas le thé.
— Vraiment ?
— Pas celui d'un fou.
Le Chapelier éclata d’un rire léger, presque ravi.
— Bien sûr, bien sûr. Chacun ses préférences. Mais peut-être daignerais-tu faire une exception pour le breuvage d’un insensé ? Qui sait quelles merveilles il pourrait contenir.
— Je ne suis pas d’humeur pour ça.
— Et pourtant tu es ici… dans l’atelier du plus joueur de tous. Et n'as-tu pas accepté une tasse chez les Honeycutt… ?
Il inclina légèrement la tête, son sourire s'élargissant.
— Ah, les Honeycutt... Ces gens-là ont un goût bien singulier pour le thé. Le leur est... disons, imprégné de rêves. Le mien, en revanche, n'a rien de magique. Juste un simple breuvage pour agrémenter nos conversations. Moins sucrée, mais plus utile.
— Comment le savez-vous ?
— Oh, ma chère Alice, je sais bien des choses. Quand on vit entre temps entre chapeaux et miroirs, on finit par recueillir quelques connaissances. Et puis, il y a toujours ces petits oiseaux bavards... qui murmurent des vérités à qui veut bien écouter.
Son sourire large et charmeur semblait dissimuler autant qu'il révélait.
— Mais revenons à nos horloges. Tu disais avoir besoin de moi ? Je suis toute ouïe !
— Je veux retrouver mon monde. On m’a dit que vous pourriez m’assister. J’ai une lettre, d’ailleurs.
Le Chapelier saisit le papier, le déplia d’un geste nonchalant, le parcourut d’un œil distrait… puis le jeta dans une corbeille sans cérémonie.
— Retrouver ton chemin, dis-tu ? Quelle quête bien ennuyeuse.
Il attrapa une tasse et une théière, et se mit à jongler sans effort.
— Pourquoi vouloir emprunter l'ancien sentier, alors que tant d'autres, bien plus fascinants, s'ouvrent à toi ? Étais-tu si heureuse dans ce chemin d’antan ?
— Pourquoi me dites-vous de telles choses ?
— Pour une Alice, tu ne sembles pas si pure et innocente...
Lucie le fusilla du regard.
— Qu'entendez-vous par là ?
Le Chapelier haussa les épaules.
— Ah Alice, ce monde est fait de mystères, tout comme toi. Pourquoi vouloir tout comprendre, alors que se perdre est parfois la plus belle des découvertes ?
— Je ne suis pas ici pour me perdre. Je veux rentrer.
— Mais n'est-ce pas ça, l'aventure ? Suivre un chemin tout en acceptant qu'il soit parsemé de mystères...
Il déposa doucement un chapeau sur la tête de l'orpheline.
Et en un battement de cils…
Elle se retrouva dans la pièce principale.
…
Dumbty, assis à la grande table, grignotait des petits gâteaux, visiblement ravi. Lucie le fixa, incrédule.
— Ah oui… Je cours après un homme fou pendant que tu savoures un goûter…
Le garçon fit les yeux ronds.
— J-j’attendais que tu finisses… Gloussa-t-il en la voyant apparaître.
Elle secoua la tête.
— Où est-il passé ? Tu ne l’as pas vu ?
— Non… pas vraiment.
Lucie soupira, avant d'observer le plateau de gourmandises.
— Tu aurais pu m’en laisser.
Le jeune garçon, réalisant qu'il n'avait rien partagé avec son amie, écarquilla les yeux et tendit aussitôt son dernier morceau. Lucie rigola légèrement
— Je plaisantais, Dumbty ! Savoure-le donc, je t'en prie.
Elle détourna son regard, observant une machine à coudre qui brodait toute seule des motifs absurdes.
— Nom d'une théière ! Je l'ai enfin trouvé !
Le Chapelier jaillit d’une armoire, visiblement triomphant.
— Ah, Alice ! Ravi de vous revoir. Et qui voilà ! Dumbty, mon idiot préféré !
— Oh, euh... bonjour, Chapelier...
— Ne sois pas timide, mon garçon ! Quelle chance ai-je, d'avoir de si bons invités ! Aujourd'hui est un jour de célébration ! Enfin... non, pas encore. Plus tard, oui, nous fêterons cette rencontre comme il se doit !
Il se tourna vers Lucie, rayonnant d’enthousiasme.
— Oui, revenez un autre jour ! Moi, Tarrant, le célèbre Chapelier Fou, suis attendu ailleurs pour d'autres aventures !
Lucie sentit son cœur se contracter.
“Pas question de le laisser filer…!”
— Attendez ! Vous ne pouvez pas partir ainsi !
— Duchesse ! Garde l'atelier, je m'en vais !
— Oui, oui, file donc, andouille. Répondit la voix sèche du tableau.
— Non ! Vous ne comprenez pas. Il faut m’aider. C’est urgent ! Je ne peux pas disparaître aussi longtemps.
Tarrant s’arrêta, à demi tourné vers elle, son sourire toujours en place.
— Tiens, vous êtes encore là ? Il serait temps de partir, vous aussi.
— Les soldats de Cœur me traquent. J’ai besoin de vous. Vous êtes le seul à pouvoir m’aider.
Un silence.
Léger flottement.
Puis, enfin, le sourire du Chapelier se déforma, moins joyeux, plus pensif.
— Les soldats de Cœur, dis-tu ? Toujours à semer le trouble, ces petits malins…
Il la fixa longuement. Ses yeux, sombres et brillants, détaillèrent Lucie comme un curieux objet à moitié assemblé.
— Eh bien, venez donc avec moi !
— Vraiment... ?
— Évidemment ! Plus on est de fous, plus la fête est folle ! Une fois cette affaire réglée, nous pourrons enfin célébrer !
— Lucie... Murmura Dumbty, pâle, les mains moites. J'ai un mauvais pressentiment…
Mais le Chapelier n’écoutait pas. Il souffla sur l’objet dans ses mains - révélant son éternel haut-de-forme qu'il plaça fièrement sur sa tête.
— Et qu'allons-nous faire ? Demanda la jeune Liddell, intriguée.
Le Chapelier étira un sourire jusqu’à ses tempes. Et les yeux brillants de malice, il répondit :
« — Nous allons cambrioler la Reine ! »