La Folie des Merveilles
VI – Frustration
Une sensation de vertige. Un poids sur sa poitrine. Une brume épaisse flottait encore dans son esprit tandis qu'une douleur sourde pulsait à l'arrière de son crâne.
— Regarde, Sohan, elle possède un nez...
Une personne semblait parler, quelque part au-dessus d'elle. Lucie ouvrit lentement les yeux, sa vision flouter. Le plafond voûté, des guirlandes colorées serpentaient et une grande baie vitrée laissait passer la lumière pâle sur son visage.
— Depuis quand les Alice ont-elles un nez, hein Lohan… ?
— N’avaient-elles point plutôt un bec ? Répondit le garçon. Cette Alice a un nez bien trop ordinaire !
— Et ces joues rouges… On dirait qu'elle a mangé trop de cerise !
Lucie battit des paupières et finit par apercevoir deux enfants perchés au bord d'un grand lit où elle était. Un garçon et une fille à l'air espiègle.
— Où suis-je cette fois… ? Marmonna-t-elle d'une voix rauque.
Les deux enfants levèrent leurs têtes, l’excitation dans leur pupille.
— Regarde Lohan, elle s'est réveillée ! S’écria la fillette.
— Cela va de soi, je n’ai pas frappé si fort voyons… !
Lucie se redressa, son corps lourd et engourdi.
— Qui êtes-vous, au juste ?
La petite fille bondit sur le lit.
— Moi, je suis Lohan… !
— Mais non, c'est moi Lohan ! Toi, tu es Sohan, voyons… ! Corrigea aussitôt le garçon.
La fillette fronça les sourcils, comme si elle hésitait un instant.
— Ah, mais oui, je suis Sohan ! Et le Bonnet Blanc, c’est moi… !
— Non, c'est moi le Bonnet Blanc !
— Pas du tout ! Toi, tu es... Blanc Bonnet !
— C'est faux ! Protesta le garçon. Lohan et Blanc Bonnet, ça ne va pas ensemble ! À compter de ce jour, je serai Lohan, le Bonnet Blanc !
— Mais, c'est moi Sohan, le Bonnet Blanc ! Jeudi, ce sera ton tour !
Mécontent, le garçon tira les couettes de sa sœur.
— Non ! Je le veux maintenant… !
Comme réponse, la fillette mordit la manche de son frère.
— Sûrement pas ! C’est moi qui décide, je suis la plus intelligente… !
Lohan et Sohan.
Les jumeaux chaotiques.
Un garçon et une fille, blonds, aux traits presque identiques, unis par une énergie débordante. Lohan portait une chemise blanche boutonnée, des bretelles noires et un short assorti. Son visage, encadré par une coupe droite impeccable, était éclairé par des yeux gris trop vifs, trop curieux.
Sohan, elle, était l’inverse de cette retenue trompeuse. Drapée dans une robe noire ornée de dentelle, un ruban blanc noué autour du cou. Ses cheveux attachés en deux couettes encadraient un sourire moqueur, ses yeux gris pétillants d’une malice incontrôlée.
Ils se débattaient tels deux chatons enragés, comme s’ils ne ressentaient ni douleur ni fatigue.
— Oh, assez maintenant… !
Lucie, excédée, souffla d’agacement.
— Ne pourriez-vous pas cesser ? Mon crâne me fait déjà souffrir comme ça… !
D’un geste brusque et sans réfléchir, l'adolescente donna un coup de pied dans les draps, poussant malgré elle, le jumeau Lohan qui chuta sur le sol.
Un silence suspendit la scène. Lucie se figea. Mais au lieu d’un cri ou d'un pleur, un éclat de rire retentit, clair et insouciant.
Sohan se tourna aussitôt vers Lucie, les yeux brillants d’excitation.
— À moi ! À moi !
Sans hésiter, la petite fille se mit dos au bord du lit et se laissa tomber à son tour dans un fracas de tissus froissés. Ils explosèrent alors dans un fou rire incontrôlable, roulant sur le sol.
L'orpheline resta interdite, les observant.
"Ces enfants sont complètement déjantés…!"
Les deux jeunots se relevaient déjà, bondissant sur le matelas avant de se laisser retomber encore et encore. Tomber, rouler, rire, recommencer... comme si le monde entier n'était qu'un vaste terrain de jeu où l'on pouvait chuter sans crainte.
Un grincement brisa l’instant.
La porte s’ouvrit lentement.
— Te voilà enfin réveillée, Lucie…
Dumbty apparut dans l’encadrement, un plateau entre les mains, chargé d’une théière fumante et de quelques denrées disposées. Une odeur de bergamote se répandit dans la pièce.
— J’ai apporté du thé…
Aussitôt, les jumeaux se redressèrent comme des ressorts.
— Oh ! Du thé !
— A-t-il été sucré ?
— Y-a-t’il des gâteaux ? Du miel ?
— Sans miel, nous refusons de le boire !
— Je crains que ceci ne soit point destiné à vous... Avertit Dumbty.
Les jumeaux portèrent leurs mains à leurs bouches.
— Pas pour nous ?! S’étrangla la jumelle. Tu as entendu, Lohan...?!
— Tu veux dire… que tu nous as oubliés ?! Répliqua le garçon d'un hoquet. Après tout ce qu’on a fait pour toi ! N’est-ce pas, Sohan… ?
— Oui, c’est un véritable affront ! Nous sommes blessés !
— Comme un poignard en plein cœur !
— Comme une carotte dans une chaussure !
Dumbty posa le plateau sur la table, avant d’attraper les deux enfants par le col de leurs vêtements.
— Assez vous deux, hors d’ici… !
— Trahison ! Hurla Lohan s’agitant comme un condamné à mort. Un dernier repas, voyons !
— Tu ne peux pas nous chasser ainsi, nous sommes encore en pleine croissance ! Répliqua la fillette.
Dumbty ne leur accorda pas un regard et les fit glisser sans effort hors de la chambre.
— Lucie a besoin de calme, alors maintenant laissez-nous.
Il referma la porte d’un claquement sec, étouffant les dernières protestations indignées des deux enfants. Lucie, assise sur le lit, sentit enfin la tension retombée.
— Merci bien, Dumbty.
Celui-ci revint calmement vers elle et s’installa sur une chaise à ses côtés.
— Alors, comment te sens-tu ? Demanda-t-il en scrutant son visage avec attention.
Lucie prit une inspiration profonde, tentant de remettre de l’ordre dans le chaos de ses pensées.
— Je ne sais pas… Et si tu me disais où je suis ? Et ce qui s’est passé ?
Dumbty s’agita légèrement, ses doigts jouant nerveusement.
— Et bien... Tu as été assommée et tu reposes dans la chambre des jumeaux depuis deux jours.
L'orpheline cligna des yeux.
— Deux jours.... ?
Le rouquin hocha légèrement la tête.
— Disons que moi et le Chapelier t'avons retrouvée à temps. Lorsque nous sommes arrivés, tu étais évanouie. Les jumeaux t'ont découverte avant nous... Fort heureusement, ils n'ont rien fait de trop dangereux.
— Rien de trop dangereux… ? Lucie fronça les sourcils. Ces maudits garnements m’ont attaquée !
Elle tenta de se lever, mais un vertige soudain la força à s’appuyer lourdement contre l’oreiller. Et étrangement, elle n'était pas tant en colère… qu'intriguée. Comment des enfants aussi petits avaient-ils pu frapper si fort, sans jamais frémir ? Dumbty détourna légèrement le regard. Il se gratta l’arrière du crâne, cherchant ses mots.
— Les jumeaux... sont particuliers…
Lucie roula des yeux.
— C'est le moins qu'on puisse dire... ! Et le Chapelier ? Reprit-elle, plus sèchement. Il est où ? Pourquoi il ne vient pas m'expliquer lui-même ce qui se passe ici ?
— Aurais-je entendu mon nom... ?
La porte s’ouvrit de nouveau, révélant le Chapelier dans toute sa flamboyance.
— Ah ! Enfin réveillée, petite Alice ! Deux jours entiers à sommeiller ! J’en étais presque venu à penser que vous ne vous relèveriez jamais ! Ha ha ha !
Lucie le fixa, les bras croisés.
— Ravie d’apprendre que mon coma vous a distrait.
— Distrait ? Que racontes-tu ? J’étais en plein désespoir ! Vois-tu, j'avais presque préparé ta cérémonie funéraire…
— Oh, cessez donc ! S’emporta-t-elle. On me traîne ici, on m’attaque, et il faudrait en plus que je supporte vos absurdités ?
— Mais nous ne faisions que jouer un peu... !
Lohan se faufila légèrement, sa tête dépassant à peine de derrière le Chapelier.
— Tu avais l’air d’une poupée cassée, nous voulions simplement vérifier si tu étais encore en état de marche… !
— Une poupée cassée, hein… ? Répéta Lucie, tranchante. Vous devriez remercier le fait que je ne sois pas encore en pleine possession de mes forces, sans quoi vous auriez vite appris à quel point cette poupée peut être bien vivante… !
Le Chapelier haussa les sourcils, amusé.
— Ah ! Voilà qui est mieux ! Ces enfants ont été bien vilains d’attaquer une invitée. Hein, vous deux ? N’avez-vous rien à dire à notre chère Lucie ?
Les jumeaux échangèrent un regard furtif se tenant côte à côte.
— On devrait s’excuser, Sohan ?
— Je ne sais pas, Lohan... Avons-nous fait quelque chose de mal…?
— Non... ! Nous avons seulement fait ce que nous devions faire ! Nous avons obéi !
— Oui, exactement ! Nous avons été très sages !
Lucie fronça les sourcils, interloquée.
— Obéi ? À qui ?
Lohan et Sohan échangèrent un regard, un sourire faussement innocent étirant leurs lèvres.
— Oh, cela… C’est un secret.
— Oui, un secret, secret ! Et nous l’avons bien gardé !
Dumbty réfléchit un instant, son esprit ramené à ce papier étrange que les jumeaux avaient reçu plus tôt. Il s'approcha légèrement des enfants, son regard interrogateur.
— Ce "secret"… Cela aurait-il un lien avec le message que vous avez reçu... ?
Aussitôt, l’attitude des jumeaux changea. Leur insouciance se fissura subtilement. Les sourires devinrent moins assurés, leurs regards se firent plus fuyants. Sohan se mit à enrouler distraitement une mèche de cheveux autour de son doigt, tandis que Lohan fixait le sol, les mains jointes derrière le dos.
— Oh, ça… Murmura la jumelle. Ce n’était qu’un petit message… Rien d’important.
— Rien du tout, du tout. Nous avons simplement suivi les instructions.
Le Chapelier s’avança.
— Dites-moi, mes petits garnements, vous n’étiez pas censés vous débarrasser d’Alice ?
Lohan pencha la tête à droite.
— Se débarrasser d’Alice ?
— Qui ça ? Nous ?
— Allons, allons, vous savez très bien de qui je parle. Sinon que devriez-vous faire exactement ?
— Eh bien, on devait… on devait accueillir Alice. Et puis…
Lohan bondit brusquement, coupant sa sœur.
— Et s’occuper du Chasseur ! Oui, c’était ça ! On l’a bien fait, non ?
— Lohan, tu as laissé échapper le secret !
— Oh, mais oui ! Quel imbécile je suis !
— Évidemment que tu l’es. Mais pas autant que Dumbty !
— Ah, c’est vrai, tu as raison, Sohan. Il est encore plus idiot que moi !
— Évidemment ! Dumbty est l’idiot en chef. Toi, tu n’es que l’idiot adjoint !
— Arrêtez !!
Les jumeaux se turent.
Lucie se massa les tempes, déjà excédée.
— Qui est ce Chasseur ?
Sa voix claqua, sèche, sans place pour l’esquive. Le Chapelier tourna doucement sa tête vers elle.
— Le Chasseur est le plus grand mercenaire des Merveilles. Il agit pour le plus offrant ! Pas de morale. Pas de camp. Juste… un contrat. Et une fois engagé… il ne rate jamais sa cible.
Les jumeaux hochèrent la tête, presque en rythme.
— Il ne parle pas.
— Il n’explique pas.
— Il vient quand la cloche sonne !
— Et donc quelqu’un a payé pour me voir morte. Dit Lucie, l’air grave.
— Ou capturée… Murmura Dumbty.
Le Chapelier éclata d’un rire bref, les mains levées comme pour calmer une mer agitée.
— Je crois que tout le monde a compris… ! Trêve de bavardages, mes chers petits farceurs ! Lucie a besoin de repos, et son repas l’attend. Allons donc souffler un sucre d’orge près de la cheminée !
— Oh oui !
Les jumeaux, aussitôt ravis, s’élancèrent hors de la chambre en courant.
Dumbty s’attarda un instant. Il posa un regard doux sur Lucie et hocha lentement la tête.
— C’est vrai… tu dois te reposer. Murmura-t-il, rassurant.
Nous aurons besoin de toi, après.
Lucie le suivit des yeux alors qu’il refermait doucement la porte. Le Chapelier, bien sûr, traîna. Toujours le dernier à quitter une scène. Il s’arrêta au seuil, pivota lentement, un éclat malicieux au fond du regard.
— Détends-toi, ma chère. Tout va bientôt devenir très clair…
Ou peut-être encore plus confus.
Il ajusta son chapeau, puis, du bout des doigts, déposa un petit papier blanc sur la table.
— Quoi qu’il en soit… il semblerait que quelqu’un veille sur toi...
Et sur ces paroles, il disparut à son tour, refermant la porte derrière lui.
Lucie se retrouva seule, le silence retombant soudainement.
"Qu’est-ce que cela signifiait encore… ?"
La petite Liddell poussa un soupir, son regard se perdant dans la chambre. Ses pensées s’entremêlaient, s’entrechoquaient dans un chaos silencieux. Le Chapelier, Dumbty, les jumeaux… Tous semblaient jouer leur rôle, comme des acteurs parfaitement rodés dans cette mascarade absurde.
Mais… et elle ?
Était-elle simplement une autre "Alice", une de plus parmi celles qui avaient foulé ce sol avant sa venue ? Destinée à errer dans cet univers délirant jusqu’à ce que la folie la rattrape, qu’elle soit oubliée, remplacée par une nouvelle venue ?
Ou bien.. ?
Était-ce différent, cette fois-ci ?
L’orpheline n’aimait pas cette impression d’être menée par des fils invisibles, d’être une simple pièce mouvante sur l’échiquier de quelqu’un d’autre.
La petite Liddell s’installa à la petite table et attrapa l’un des petits gâteaux, l’examina un instant avant d’en croquer une bouchée. Son regard se posa sur le petit papier blanc. Elle le déplia lentement et le lut, réfléchissant à tout ce qu’elle avait vécu.
— Vraiment… quelle drôle de vie…
Elle souffla.
— Et qui a dit... que la vie devait être autre chose qu’une plaisanterie… ?
Lucie se tourna vers la grande baie vitrée.
Un étrange frisson lui parcourut.
L’orpheline se leva doucement, ouvrit la fenêtre, laissant l'air frais caresser son visage.
Et c'est alors qu'elle le vit.
Perché sur une branche, juste en face, un large sourire flottait, suspendu comme un mirage irréel. Puis, petit à petit, un visage se dessina autour de ce sourire. Deux prunelles dorées, brillantes comme des fragments d'étoiles, s'ouvrirent d’une lueur moqueuse. Enfin, un corps apparut, un chat aux rayures bleues et grises.
Sa queue se balançait dans l'air avec paresse, tandis que ses pattes reposaient à peine sur la branche, comme s'il était prêt à disparaître à tout instant.
— Bien le bonjour, petite.
Lucie souffla une fois.
— Génial. Un chat qui parle... Je suppose que tu fais partie du lot de ce monde tordu ?
Le sourire du chat s'élargit, presque jusqu'à atteindre ses oreilles.
— Oh, Alice. Ronronna-t-il suave. Ce monde tordu, comme tu dis... N'est-il pas aussi un peu le tien ?
— Ce n'est pas Alice, c'est Lucie. Et non, ce monde n'a rien à voir avec moi. Je suis juste coincée ici.
— Coincée ? Vraiment ?
Le chat bascula la tête sur le côté.
— Curieux, n’est-ce pas, comme ce monde attire toujours celles qui prétendent ne pas en être…
Lucie roula des yeux.
— Un autre maître des devinettes. Comme si j’en avais pas déjà assez du Chapelier...
Celui-ci laissa échapper un ronronnement amusé.
— Le Chapelier… Il bascula sur le dos, flottant comme une brise invisible. Un joueur distrayant, certes, mais il ne voit que la surface de l’échiquier. Moi, je vois ce qui se cache en dessous.
— Et qu’est-ce qui se cache sous cet échiquier, selon toi ?
Le félin laissa étirer l’instant comme s’il savourait chaque seconde d’attente. Puis, dans un murmure qui s’insinua comme un secret interdit, il répondit :
— Les pièces perdues, bien sûr.
Lucie arqua un sourcil.
— Les... pièces perdues ?
— Celles qui ont joué, qui ont chuté, qui ont été balayées du plateau... oubliées. Celles dont personne ne parle plus…
— Et moi, je suis censée être quoi, dans tout ça ? Une autre pièce qu'on va balayer ?
Le sourire du chat devint presque trop grand.
— Tu es la pièce que personne n'attendait… où bien… la clé qui ne doit jamais être utilisée.
Lucie ne répondit pas tout de suite.
Il y avait quelque chose dans cette phrase… qui résonnait trop fort. Comme un souvenir oublié. Comme une vérité qu’elle n’était pas prête à entendre.
Le chat la fixa longuement, ses prunelles fendues. Puis, il roula sur lui-même et se dissipa en volutes d'ombre et de lumière, ne laissant derrière lui que son large sourire flottant dans l'air. Lucie, méfiante, s'attendait déjà à une nouvelle absurdité de ce monde insensé.
Elle ne fut pas déçue.
La silhouette du félin se recomposa derrière elle.
Assis nonchalamment sur le rebord de sa table, se tenait à présent une figure humaine... ou presque.
Sa peau d'un gris pâle était marquée de rayures bleu émeraude, comme des volutes de fumée vivantes. Ses cheveux, d'un vert émeraude profond, retombaient en mèches sauvages autour d'un visage aux traits fins. Une paire d'oreilles félines, dressées au sommet de son crâne frémissait tandis qu'une longue queue rayée se mouvait
Son allure détonnait avec l'époque : un haut noir court dévoilait son abdomen, des rubans vert émeraude s'enroulaient autour de son bras gauche, et un long boa de plumes rouges et roses serpentait autour de ses épaules. Mais c'était ce sourire – large, tranchant, presque cruel – qui accrochait le regard, révélant des dents acérées.
— Eh bien, ne trouves-tu pas mon apparence... fascinante ? Murmura-t-il, suave comme une caresse empoisonnée.
— Disons que j'ai vu mieux... Tu es qui exactement ?
— Moi ? Le chat-humain tourna lentement autour d'elle. Je suis celui qui est et n'est point. Un guide... ou un fourvoyeur. Un spectateur... ou un acteur. Qui saurait le dire ?
Il sourit, ses dents pointues luisantes.
— Je suis le Cheshire. Enchantée.
Lucie le jaugea, sceptique.
— Cheshire ? Encore un nom étrange... Et qu'est-ce que tu me veux ? Me rendre encore plus folle ?
— Pour cela, tu n'as pas besoin de moi.
— Fort bien. Si ton seul but est de m'importuner avec de telles futilités, je te prie de prendre congé… !
Lucie détourna le regard et retourna à sa chaise, arrachant un morceau de pain qu’elle mâcha sans empressement. Le chat la fixa un instant, amusé, avant d'apparaître à ses côtés.
— Tu sais, les mots peuvent être blessants... Ronronna-t-il en faisant tourner distraitement un couteau du bout des griffes. Moi qui ne cherche qu’à divertir… ou à éclairer tes ténèbres.
Lucie roula des yeux, croquant dans son pain avec une fausse indifférence. Pourtant, ce chat à moitié humain la troublait. Il n'était pas seulement étrange - en plus du fait, qu’il pouvait disparaître et réapparaître à la demande. Il était trop calculé, trop précis, comme s'il jouait une partition qu'elle ne connaissait pas encore.
— Et c’est précisément toi que je veux tourmenter, petite Alice égarée.
— C’est Lucie.
— J'avais oublié. Dit-il, amusé.
Il glissa son index le long de la lame de son couteau à beurre, comme s’il appréciait la sensation du métal froid sous sa peau. Puis, sans prévenir, il la fit tournoyer du bout des doigts avant de l’envoyer se planter droit dans la table, à quelques centimètres de la main de Lucie.
Elle ne sursauta pas. Elle n’en donnerait pas la satisfaction.
— Très impressionnant. C’est censé me prouver quoi, au juste ?
— Mon sens de la mise en scène. Il sourit de nouveau. En tout cas, j'ai été... ravi de te rencontrer.
— Tu pars enfin ?
— Mon acte d'entrée est terminé. Il porta un doigt à ses lèvres. N’ébruite donc ma venue, cela sera notre petit secret à nous deux...
Il lui fit un clin d'œil avant de se lever de la table.
— Laisse-moi te dire un conseil, petite Lucie… Parfois l’ombre est le seul endroit où la vérité ose se montrer.
Sur ces mots, il recula d’un pas, puis un autre, jusqu’à se fondre dans le recoin le plus sombre de la pièce. Un éclair de sa silhouette se refléta un instant, comme une image floue. Et, sans un bruit, il disparut, ne laissant derrière lui que l’écho d’un rire discret.
Lucie resta un instant le regard plongé dans l’obscurité où le demi-chat venait de s’évanouir. Son souffle était un peu plus rapide qu’elle ne l’aurait souhaité. "Un secret, hein ?" Marmonna-t-elle. "Il se prend pour qui, ce chat ? Pourquoi semblait-il si confiant ?"
Devait-elle se méfier de ce félin ?
Oui, bien sûr.
La méfiance était de mise, toujours. Pourtant, pour une raison qu’elle peinait à cerner, la jeune Liddell décida malgré tout de garder leur rencontre secrète. D’ailleurs, si ce Cheshire ne souhaitait pas être découvert, il devait bien y avoir une raison — peut-être un levier qu’elle pourrait exploiter.
Ses pensées s’agitèrent.
Ce chat, aussi étrange qu’intrigant, en savait certainement plus qu’il n’en disait. Et cette opacité la dérangeait autant qu’elle l’excitait : Lucie adorait les énigmes, mais détestait ne pas en contrôler les règles.
L'orpheline poussa son assiette à moitié vide. Ses lèvres se courbèrent en un sourire que sa nourrice avait déjà vu à quelques reprises : celui qu'elle affichait quand un défi la stimulait.
Qui aurait cru qu'un simple félin bavard éveille en elle ce goût du risque ?
D'ordinaire, elle se montrait plus prudente.
Ce monde, si tordu fût-il, piquait sa curiosité insatiable, et Lucie n'était pas du genre à laisser passer une opportunité de mettre son ingéniosité à l'épreuve.
Que Cheshire l'ait voulu ou non, elle comptait bien un moment rendre la main sur cette étrange partie... et, si possible, en ressortir gagnante…
…
— Oh, mon cher ami... pourquoi tant d'obstination ?
Le fou s'accroupit dans la pénombre, un sourire dément accroché à ses lèvres pâles. Ses cheveux hirsutes, emmêlés en mèches irrégulières retombaient sur ses épaules. Du bout d'un doigt ganté, il saisit le menton de sa victime, forçant ce dernier à lever un visage luisant de sueur.
La pièce, à moitié plongée dans l'obscurité, semblait se refermer comme une mâchoire claquant doucement. Les murs suintants, un écho moite qui collait à la peau. Tarrant, quant à lui, ne paraissait nullement incommodé : seul l'intéressait l'homme tremblant sous sa coupe.
— Je peux être patient... mais le temps file, et je n'aime pas être ralenti.
Le captif, sanglé à sa chaise branlante, restait silencieux. Ses doigts se crispèrent. Une goutte de sueur roula le long de sa tempe, s'écrasant sur sa joue.
— Tu sais, j'ai toujours cru que la conversation était l'âme de toute bonne tasse de thé. Pourtant, tu me laisses faire tout le monologue. Avoue que c'est un peu... impoli.
Leurs regards s’affrontèrent : l’un épris d’un amusement cruel, l’autre vibrant d’animosité.
— Devrais-je me montrer plus persuasif ?
Dans le silence, on entendait à peine le clapotis de l'eau suintant du plafond. La pièce, petite et humide, paraissait rétrécir, comme si les murs eux-mêmes voulaient étouffer la moindre échappatoire. L'œil du malheureux était attiré tantôt par les gants impeccables du Chapelier, tantôt par la porte close : un bref espoir de fuite qui, pourtant, restait hors d'atteinte.
— Allons... Insista le bourreau en tapotant l'accoudoir du bout des doigts. Dis-moi donc : qui a bien pu faire appel à toi ?
Le captif poussa un râle amer.
— Tu le sais déjà, alors pourquoi me forcer à l’avouer ? Me tortures-tu pas assez... ?
— Tu crois que j’y prends plaisir ?
— Bien sûr que oui.
Le Chapelier pencha la tête sur le côté, comme s’il examinait un spécimen rare. Son rictus aurait pu paraître amusé en d’autres circonstances, mais ici, il n’évoquait que la cruauté.
— Tu me prends donc pour un monstre... Ricana-t-il. Peut-être bien. Après tout, c’est la place qu’on veut me réservée.
Il sembla réfléchir un instant, puis reprit d’un air faussement pensif :
— Pourtant, je ne suis pas celui qui s’est attaqué à une jeune enfant… Ma petite Lucie. Tu lui as bien fait peur, tu sais…
— Pourquoi accompagnes-tu Alice…?
Le Chapelier se redressa lentement, comme un automate grinçant. Il s’approcha du prisonnier, glissant un doigt ganté sur sa joue moite d’un geste faussement tendre.
— Pourquoi j’accompagne Alice… ? Quelle question amusante.
Il laissa s’installer un silence pesant, tandis que l’horloge imaginaire poursuivait son tic-tac oppressant.
— Mon cher Chasseur, tu crois vraiment saisir ce qui se trame ? Tu penses qu’il existe une logique, bien rangée dans une jolie petite boîte ? Laisse-moi t’apprendre une chose : tu es aussi perdu que toutes ces âmes qui errent dans ce monde brisé.
Il avança d’un pas, et le Chasseur ne put retenir un gémissement de douleur.
— Je sais que… que tu caches bien des choses… Il n’y a personne qui ne déteste plus Alice que la Reine Rouge… et toi-même...
À l’évocation de ses mots, un rictus vint tordre les traits du Chapelier, son sourire se figeant en un masque d’ironie.
— Tu crois vraiment que je la déteste... ?
Il s’approcha encore, faisant crisser ses bottes sur le sol défraîchi.
— Tu dis que la Reine Rouge la hait. Ça, c’est une évidence. Quant à moi…
Un rire bref et strident fusa, résonnant comme un écho sinistre. L’homme ligoté, la gorge nouée, sentit le sang refluer dans ses tempes.
— Tu me prêtes bien des intentions, mon cher Chasseur. Détester Alice… Est-ce vraiment le mot ?
Son regard, fou, sembla briller d’une lueur presque féroce.
— Dis-moi, quelle saveur aurait donc la haine pour quelqu’un comme moi ? Je ne fais pas les choses à moitié, vois-tu. Quand je déteste, je dévore. Quand j’aime, je dévore aussi.
Il lâcha un gloussement.
— Alors non, je n’accompagne pas Alice par loyauté ou par sympathie. Peut-être est-ce pour m’amuser ? Ou peut-être que j’ai besoin d’elle pour accomplir un dessein qui te dépasse. Après tout, ce monde est un théâtre si unique, et elle en est l'intrigue.
— Pourtant, tu la suis. Tu la protèges. Alors pourquoi prétendre la détester… ?
Il réfléchit.
— Peut-être parce que je déteste m’attacher. Ou parce que je sais ce qu’elle est… ce qu’elle pourrait devenir si la Reine lui laissait le temps de fleurir.
Il se tut un instant, comme si la pensée l’avait troublé. Quand il reprit la parole, son ton était plus froid :
— Et toi, pauvre Chasseur, tu crois me tenir en me posant ces questions ? Ton rôle n’est que celui d’un pion qu’on envoie à l’abattoir. Tu l’ignores encore, mais tu es déjà à la merci de ce nouveau tourment cruel.
Le Chasseur déglutit, mais resta déterminé à ne pas baisser les yeux. La terreur suintait de ses pores, et pourtant, il gardait la tête haute.
— Je ne suis pas le seul à savoir que tu complotes quelque chose, Chapelier. Beaucoup soupçonnent que tu…
Le Chapelier le fit taire d’un claquement de langue, sa main gantée venant presser les lèvres du prisonnier.
— Chut, mon ami. Les bavards perdent leur langue, d’ordinaire, et je n’aimerais pas avoir à gâcher la tienne.
Il ajusta son chapeau cabossé, avant de reprendre :
— Après tout, on ne défie pas le chaos. On s’y perd, mon ami. Et toi, tu es déjà perdu.
Le prisonnier sentit son cœur trembler dans sa poitrine, comme sur le point de rompre.
— Tu as pensé que tu pouvais la tuer. Mais Alice ne se tue pas.
Un frisson secoua le Chasseur, réalisant sans doute à quel point ses espoirs étaient vains. Le Chapelier se détourna, toujours auréolé de ce faux sourire.
— Reste à savoir qui, de la Reine ou d’Alice, finira par dévorer l’autre. Et moi, dans tout ça, je ne ferais que présenter les actes, lentement mais sûrement…
Arrivé à la porte, il jeta un regard espiègle vers l’entrée, là où deux silhouettes attendaient patiemment.
— Les enfants, je vous laisse jouer avec notre ancien ami. Faites… ce qu’il vous plaira.
Tarrant sortit de la pièce, satisfait.
Aussitôt, des rires étouffés jaillirent se mêlant aux cris désespérés du malheureux qui avait cru mener la scène, sans comprendre que rien ne se jouait ici sans l’aval du fou…
…
Depuis déjà une semaine, Lucie partageait le cabanon de jouets avec les jumeaux, Dumbty et le Chapelier, se réveillant chaque matin, au milieu des boîtes à musique et des soldats de plomb.
Au fil des jours, l’orpheline découvrait peu à peu les habitudes de ses insolites compagnons. Les jumeaux, espiègles et insouciants, se lançaient dans des courses endiablées entre piles de coussins et montagnes de peluches, leurs éclats de rire résonnant comme une bande sonore dans ce refuge de l’enfance.
Le Chapelier, lui, partait souvent pour la journée entière, prétextant une affaire urgente ou une collecte de matériaux nécessaires à ses créations fantasques. Coiffé de son haut-de-forme un peu trop grand et vêtu d’un manteau rapiécé, il franchissait la porte du cabanon au petit matin, sans jamais préciser où il se rendait ni quand il reviendrait.
Et enfin, Dumbty.
Le garant de l'équilibre, auquel Lucie restait presque constamment en sa compagnie, échangeant avec lui des confidences et instants de légèreté. Récemment, le rouquin avait trouvé dans le jardin une nouvelle passion : s’occuper des fleurs avec une délicatesse presque rituelle.
Chaque après-midi, il prenait soin des violettes, les arrosant et veillant à leur croissance comme s’il connaissait les secrets de leur épanouissement. La petite Liddell aimait s’asseoir près de lui pour observer patiemment celle-ci s’ouvrir sous les caresses du soleil.
Oui.
Lucie attendait.
Mais attendait-elle quelque chose de précis ?
En cette matinée, son ami aux tâches de rousseur était parti avec le Chapelier à son atelier pour une mission dont elle ignorait tout.
Depuis leur départ, Tarrant, plus étrange que jamais, ne cessait d'insister sur l'attente d'un événement "capital", répétant des phrases énigmatiques telles que "encore un peu de patience" ou bien "cela va arriver". Agacée, Lucie questionnait régulièrement Dumbty, qui lui confiait que le Chapelier attendait une “invitation” imminente, sans en savoir davantage.
Dans le jardin, la fillette se balançait sur une vieille balançoire dont les chaînes grinçaient, tandis que, par moments, le rire lointain des jumeaux parvenait à ses oreilles.
Les yeux perdus dans le vide, elle attendait, l'âme suspendue, que quelque chose se produise.
— Eh bien, quelle mine tu fais... si pathétique...
Les yeux émeraude de la fillette restaient rivés sur la rosée du matin.
— Encore toi... Tu me surveilles, c'est ça ?
Le chat éclata de son rire moqueur habituel, un son léger glissant dans l'air tel un souffle espiègle.
— Je t'observe. Nuança-t-il en ronronnant. Mais te surveiller ? Allons, ma chère, ce serait d'un ennui... mortel. Je préfère te voir trébucher.
Lucie leva les yeux sur lui, sensiblement contrariée.
— Oh, ça suffit, j'en ai assez d'entendre ces niaiseries.
— Quoi ? Tu préférerais qu'on parle de la pluie et du beau temps…?
— Eh bien, pour une fois, j'apprécierai. Rétorqua la fillette. Dis-moi, le chat. As-tu la moindre idée de ce qui va se passer ?
Celui-ci joua distraitement avec un immense boa, sa main effleurant quelques plumes qui s'envolaient dans l’air.
— J'ai toujours des idées... Mais pourquoi gâcher le suspense ?
— Combien de temps vais-je encore errer ici sans obtenir de réponses... ?
— Patiente petite… Je suis certain que tu découvriras bientôt quelque chose.
La fillette hocha la tête, ses yeux se posant sur les violettes éparpillées à ses pieds.
— Pourquoi reviens-tu si vite me voir… ? T'ennuies-tu déjà de la petite Alice perdue, celle qui ne comprend rien ?
— Mmh… Presque, on peut dire.
Le Cheshire sourit malicieusement.
— Quoique, tu me fais un semblant de peine, là, toute seule à contempler les fleurs comme une âme en détresse.
— Quelle délicate attention. Répliqua Lucie avec un soupçon de sarcasme. Voilà que j'inquiète les chats... enfin, les créatures à moitié chat.
Cheshire se redressa avec nonchalance, ses jambes oscillant dans le vide, sa main se posant délicatement sur son menton alors qu'il adossait sa tête.
— Je suis bien plus qu'une simple créature, ma chère. Mais tu le sais déjà, n'est-ce pas ?
— Non, tu n'es qu'une être qui se croit mystérieux. Répliqua-t-elle avec ironie.
Le demi-humain posa une main sur sa poitrine, esquissant une grimace feinte.
— Ce n'est pas très aimable. Mon petit cœur est fragile, tu sais…
— Bien sûr, et pour ma part, je m'en moque éperdument.
Cheshire éclata de rire, son corps se contorsionnant légèrement dans les airs alors qu'il savourait la réplique de la fillette.
— Que veux-tu donc, au juste ?
Le chat se pencha alors vers elle, son sourire s'élargissant.
— J'ai entendu certaines choses, et je suis ici pour te donner quelques petites mises en garde.
Lucie le regarda en silence, ses yeux trahissant une certaine curiosité.
— Considère ceci comme un cadeau. Sur le chemin que tu empruntes, tu croiseras bientôt quelque chose que tu aurais préféré éviter.
— Quoi donc… ?
Intriguée malgré elle, la fillette haussa un sourcil.
— Puisque je suis si sympathique, je peux te murmurer un secret à ton oreille…
— Tu ne vas pas me dévorer ?
Le chat éclata d'un nouveau rire, ses rayures ondulant comme un mirage en mouvement.
— Voyons, je ne suis pas si vorace que ça.
Alors que son souffle glacial caressait l'oreille de l'orpheline, le Cheshire réapparut, son sourire toujours aussi dérangeant.
— Prends garde aux Dames.
Lucie fronça les sourcils, confuse.
— Les Dames ?
— Oh, tu verras... Et souviens-toi, parfois il vaut mieux rester spectatrice plutôt que de jouer dans une partie qui ne t'appartient point.
Lucie ouvrit la bouche pour répondre, mais avant qu'un mot ne s'échappe, des rires familiers retentirent, se rapprochant à vive allure.
— Tiens, voilà les garnements qui arrivent en toute hâte... Lança Cheshire, alors que son corps commençait à disparaître. À très vite, petite Lucie…
Son sourire s'élargit une dernière fois avant que sa forme ne se dissolve, telle une fumée chassée par le vent. La fillette se retourna juste à temps pour apercevoir Lohan et Sohan, dont les rires annonçaient leur arrivée. Ils couraient, sautillant à l'unisson.
— Elle est là, elle est là ! S’exclama Sohan.
— On l’a trouver ! On l’a trouver !
Les deux enfants se mirent à courir autour d’elle.
— Vous n'allez jamais vous épuiser… ? Grogna-t-elle, agacée.
Lucie grimaça intérieurement, luttant pour garder son calme. Elle se trouvait dans une situation qu'elle aurait préféré éviter. Les enfants… Elle n'était pas faite pour leur insouciance, leur énergie débordante ni pour ces rires bruyants qui résonnaient dans ses oreilles telle une symphonie dissonante. De surcroît, il y avait en eux un quelque chose d'étrange, presque malsain, qui la mettait mal à l'aise.
En réalité, elle n'avait rien contre eux, si ce n'est qu'ils l'avaient plongée dans un coma en plein jour — un incident qui, finalement, lui donnait matière à son amertume. Pourtant, force lui était de reconnaître que ses deux jumeaux avaient un charme indéniable, avec leurs airs d'ange. Et si, au fond, elle se sentait particulièrement mal à l'aise, c'était sans doute parce qu'elle n'avait jamais vraiment été une grande sœur tendre et attentionnée.
Lohan s'arrêta brusquement, ses yeux pétillants.
— S’épuiser ? Jamais ! On a encore tellement de choses à faire aujourd’hui, Lucie !
Sohan hocha la tête avec enthousiasme.
— Oui, oui ! Nous sommes invités, et tu viens avec nous !
— Pourquoi ? Où allons-nous ?
— Nous allons au manoir !
— Là où les Dames nous attendent !
"Tiens, le chat n'avait-il pas prononcé ces mots ? "
Pensa-t-elle.
— Et… qui sont-elles ?
— Ce sont les Dames Écarlates…
Dumbty se mit à ses côtés, revenant juste de l'atelier avec le Chapelier.
— Il s'agit de trois sœurs... des femmes d'une grande influence. Elles ne quittent jamais leur manoir, et nul n’y pénètre sans invitation.
Lucie fronça les sourcils.
— Alors, pourquoi serions-nous invités ?
— Parce que, ma chère, nous possédons quelque chose qu'elles désirent.
Le Chapelier s'avança, souriant.
— Et qu'est-ce donc ?
— Ça, je ne le sais pas... Répliqua-t-il en faisant tourner sa canne entre ses doigts, tenant une invitation en main.
Dumbty regarda l’homme farfelu, la tête remplis de pensée. Le garçon était sûr qu’il mentait.
— Allons-y, mes amis ! Avant que les Dames ne changent d'avis.
— Au manoir ! Au manoir ! S'écrièrent les jumeaux en tête de marche, entonnant un petit chant entraînant.
— Ahaha, quelle énergie magnifique, mes petits ! Les sœurs seront ravies de vous voir, elles qui vous adorent tant !
Il jeta un regard vers Lucie et Dumbty.
— Quant à nous… Cela sera peut-être une tout autre histoire…
…
Le groupe se mit en route, s'engageant sur un sentier bordé d’arbres centenaires dont les feuilles chuchotaient d’anciens murmures.
Lucie échangea un regard inquiet avec le rouquin, dont l'enthousiasme avait disparu. Son instinct lui criait que quelque chose clochait. Lui, marchant juste derrière elle, paraissait tout aussi réticent, murmurant à peine, comme pour lui-même :
— Pourquoi nous ? Pourquoi maintenant ?
Lucie entendit sa détresse.
— Sais-tu quelque chose, Dumbty ?
Le garçon hésita un instant avant de répondre, jetant un regard en direction du Chapelier, trop occupé à siffler avec Bonnet Blanc et Blanc Bonnet pour prêter attention à leur conversation.
— Je ne sais pas exactement, Lucie, mais... il y a quelque chose d'étrange chez ces sœurs. Leur invitation n'est jamais anodine, et elles n'ont guère l'habitude d'accueillir des visiteurs.
Le garçon déglutit.
— Je ne suis jamais allé là-bas, mais ceux qui s'y sont rendus en ressortent changés.
— Donc, nous nous dirigeons vers un nid de guêpes, sans en connaître la raison ?
— Oui… et ça ne me plaît pas du tout. J'ai cherché à en savoir davantage, mais le Chapelier est resté évasif. Je ne comprends pas ce qu'il attend d'elles… Et puis, les Dames sont fort effrayantes.
— Effrayante en quoi… ?
— Elles possèdent des pouvoirs puissants. Elles manipulent l'esprit, te faisant voir ce qu'elles désirent que tu voies, et ne laissent point leurs invités repartir sans en exiger un prix.
— Et qu'est-ce qu'elles pourraient bien vouloir de nous… ?
Dumbty serra les dents.
— C'est exactement ce qui me fait peur. Elles désirent toujours quelque chose. Et avec le Chapelier mêlé à tout cela, ne t'attends point à une balade plaisante. Je ne comprends guère ses intentions, mais il ne faut pas trop lui faire confiance…
Les arbres, jadis imposants se transformaient en silhouettes tordues et déformées, semblables à des fantômes veillants. Les ricanements des jumeaux, gambadant joyeusement devant eux, apparaissaient et disparaissaient dans la brume comme de fugaces apparition.
— Regardez ! Regardez ! S'exclama la petite fille, surgissant d'un épais nuage.
Lohan fit alors son apparition derrière un arbre tordu.
— Ici ! Non, là ! Je suis partout !
— Ce n'est pas le moment de jouer, vous deux ! Intervint la jeune Liddell, soufflant d'un ton fatigué.
— Lucie a raison. Faites attention, ne vous éloignez pas trop ! Répliqua Dumbty. On n'y voit presque pas
Pourtant, les jumeaux, indifférents à son avertissement, poursuivaient leur course effrénée, leurs silhouettes se dissolvant et renaissant dans le néant grisâtre.
Soudain, les rires des enfants s'évanouirent.
Le silence retomba brusquement, aussi dense que la brume qui les enveloppait. Lucie se retourna, regardant la pénombre à la recherche des jumeaux espiègles, mais ils avaient complètement disparu de sa vue.
— Lohan ? Sohan… ?
Aucune réponse ne vint.
— Où sont-ils encore… ? Demanda-t-elle en se tournant vers Dumbty
— I-Ils étaient juste là... !
Le Chapelier se tourna alors vers eux, un doigt levé comme s'il venait de saisir une idée lumineuse.
— Mes amis, on dirait bien que le sort…
« Capricieux comme toujours, a décidé de changer la donne... »