La Folie des Merveilles
VIII – Confusion
Les cloches retentissaient d’un carillon mélancolique, tirant la cité d’un sommeil profond. Depuis la fenêtre, Lucie contemplait un ciel d’un gris de plomb, d'où s'échappaient de fines perles de pluie glissant sur le vitrage.
La longue rue s'animait aux cliquetis incessants des charrettes chargées et aux martèlements réguliers des sabots, tandis que, déjà en marche, les ouvriers s'adonnaient à leur rude besogne.
L'orpheline se tenait, égarée et pensive.
Comment avait-elle pu quitter les Merveilles pour se retrouver ici ?
Elle s'avançait lentement dans la vaste pièce, où le parquet gémissait. Son regard se porta sur un vieux miroir, adossé au mur. Les vêtements merveilleux avaient disparu, remplacés par ses vieux habits usés et sa besace de cigare. Elle vit son cou, sans aucune marque d'étranglement. Rien.
La petite Liddell s'efforçait de rassembler, les éclats épars de ses souvenirs. Les traits ensorceleurs des Dames se redessinaient en un ballet d'images fugaces. Avait-elle réellement su se libérer de leur emprise, ou n'était-ce qu'un nouveau mirage ?
— Mais... ! Comment es-tu parvenu à te retrouver ici, toi… ?!
Surgit alors, balai en main, une femme au regard furibond. Ses cheveux en désordre, un visage rougi et sur son dos, deux enfants porter dans un tissu.
— Tu comptes me voler, hein ?! Sale gamine !
— Quoi ?! Non... je...
— Quelle honte ! Comment oses-tu te faufiler chez moi… ?!
Furieuse, la mère de famille frappa la fillette de son balais à brindille.
— Aïe ! Hé, ça suffit ! Protesta Lucie. Arrêtez ! Je vais partir !
— Dehors, vaurienne ! Hurla-t-elle, la poussant. Dehors !
Lucie s'enfuit à la hâte de la misérable bâtisse, les mains crispées. Derrière elle, la porte se referma d'un claquement sec.
La petite Liddell poussa un soupir, jetant un dernier regard. "Tout ce remue-ménage n'était vraiment pas nécessaire…" Pensa-t-elle, contrariée. Après tout, ce n'était point de sa faute si le destin l'avait précipitée à cette maisonnette, dans cette existence si cruelle.
…
La petite Liddell arpentait la ruelle, l’esprit alourdi. Elle se demandait avec amertume comment elle avait pu basculer d’un monde de folie à la rudesse de la réalité avec une telle brutalité.
On lui avait dit qu’aucune "Alice" ne revenait jamais. Lui avait-on donc menti… ?
— Mademoiselle Lucie Rail Liddell… ! Quelle agréable surprise… !
Lucie rencontra le regard bienveillant de M. Josiah Hyde, un homme dans la quarantaine à la peau brune, dont la barbe ébène soigneusement taillée et le sourire radieux exprimaient une sincère amabilité. Il se tenait sur le seuil de son modeste commerce, carton en main.
— Tu te fais fort rare ces temps-ci, dis moi.
— Monsieur Hyde... Déjà en plein rangement… ? Dit-t-elle, tentant de dissimuler l'agitation dans son esprit.
— Les étagères ne se rempliront point d'elles-mêmes, n'est-ce pas ? Répliqua-t-il, un clin d'œil complice. Viens, entre donc un instant !
La fillette suivit le gérant à l'intérieur de l'épicerie, où il se mit à feuilleter une liste, derrière son comptoir.
— Ta nourrice, Dame Harriet a omis de signer une commande il y a quelques jours…
Il lui tendit le papier.
— Cela m'arrangerait que tu le fasses, d'autant plus qu'elle ne reviendra pas de sitôt. Et, pour être franc, je ne suis guère pressé de la revoir… !
Lucie esquissa un sourire en coin.
— Il semblerait que vous préférez éviter ses... "charmes".
Le gérant émit un léger rire léger.
— Bien que je sois un homme marié, Dame Harriet a une manière pour le moins insistante de se faire remarquer ! Pour ma part, je privilégie la tranquillité de mon foyer à ses attentions envahissantes…
Lucie imita la signature.
— Vous avez bien raison. Mieux vaut éviter les complications, surtout quand il s'agit de ma nourrice...
— Nous nous comprenons alors. Très bien, Lucie ! Je serai prêt pour la prochaine livraison.
La clochette de la porte tinta. Une chaînette en or à son gilet et tenant une mallette de cuir sous le bras, un homme élégant, coiffé d'un chapeau rond et vêtu d'un costume impeccable, fit son entrée.
— Bien le bonjour, Monsieur Hyde. Salua-t-il en ôtant son chapeau.
— Docteur Livingstone ! Quel plaisir de vous voir en cette matinée.
Le cinquantaine à la moustache d’un blanc immaculé, serra de ses mains gantées celle du marchant.
— Comment se porte votre famille, docteur ?
— Oh, très bien, merci. Ma chère épouse s'est découvert une passion pour les plantes, et elles envahissent désormais la moitié de notre salon… !
— Ah, ces dames et leurs obsessions ! Je connais cela.
Le docteur se tourna vers la brunette, ajustant délicatement ses lunettes de verre.
— Bonjour, Lucie. Comment te sens-tu depuis notre dernière rencontre ?
Légèrement surprise, la fillette acquiesça lentement.
— Voilà qui est encourageant. J'ai souvent pensé à toi, il faut dire que je me soucie particulièrement de mes patients les plus précieux.
— Vous connaissez mademoiselle Lucie depuis longtemps, docteur ?
Un léger sourire se dessina sur le visage du médecin.
— Oui, depuis un certain temps déjà. Nos consultations ont été, disons, assez particulières. C'est une jeune fille courageuse, dotée de nombreuses ressources.
Il la dévisagea longuement.
— Elle fait de son mieux, et c'est ce qui compte. Après tout, on ne guérit qu'en y mettant du sien...
— Vous avez bien raison ! Alors, dites-moi, qu'êtes-vous venu chercher ce matin… ?
Tandis que les deux hommes s'affairaient à leurs affaires, le claquement d'une calèche se fit entendre. Lucie jeta un regard vers la vitrine embuée et aperçut un gentleman vêtu d'un manteau de fourrure descendant de sa monture.
Celui-ci entra, laissant un souffle glacial s'insinuer dans l'épicerie. Sans la moindre révérence et méprisant, l'aristocrate s’adressa au gérant ébène.
— Vous, là. J'ai besoin d'assistance et vite.
— Bien entendu. Comment puis-je vous être utile ?
M. Hyde se redressa, l'air aimable.
— N'y a-t-il donc personne d'autre ici… ? Il grimaça. Un employé plus convenable, peut-être ?
— Non. Je suis le seul ici. Répondit le gérant, levant un sourcil. De quoi avez-vous besoin, mon monsieur ?
— Rien de vous ! Cracha le médisant. Retournez donc dans ces contrées lointaines où vous vivez parmi les bêtes... !
Lucie se recula vers une étagère, mal à l'aise.
— M. Hyde est un commerçant exemplaire… !
Le docteur, témoin de la confrontation, intervint :
— Et je vous conseille de lui témoigner le respect qui lui est dû, mon cher ami...
Le gentleman se tourna vers le médecin, l’arrogance à plein nez.
— Vos mots ne sauraient dissimuler votre naïveté. Regardez donc ce bâtard, qui tient une épicerie ! Quel désarroi !
— Monsieur, ici, le respect se mérite et se donne en retour. Je vous invite à parler en homme civilisé, sans recourir à des injures qui ne font qu’appauvrir l’âme…
— Civilisé, dites-vous ? Quelle mascarade ! Il n'y a pas de civisme chez ces gens-là ! Des bêtes de foire qui se multiplient en troupeau ! Londres n’a pas besoin d'eux et les vos belles paroles ne pourront effacer leurs médiocrités… !
— Mon cher, agir ainsi en raison de votre mal de couleur est à la fois risible et indigne d’un homme… Rétorqua le quinquagénaire.
Le visiteur le dévisagea attentivement avant de remarquer un insigne sur sa veste.
— Le cabinet Kingsbridge ? Voilà donc un médecin. Vous, qui exercez une profession si noble... et pourtant, vous vous rabaissez à fréquenter ceci. Vraiment, c’est une honte…
Il secoua la tête, la déception enivrant son regard.
— Peu importe, je n’ai point de temps... J’ai besoin d’un maréchal-ferrant. Où puis-je en trouver un ?
— Il y a une forge à deux rues d’ici. Répondit M.Hyde, d'une courtoisie remarquable. Le forgeron est compétent et saura prendre soin de vos chevaux…
— Bien.
L'aristocrate tourna les talons sans daigner prononcer le moindre remerciement et la porte s’ouvrit, annonçant son départ.
M. Livingstone secoua la tête, peinée.
— Pardonnez-le, mon ami. Certains sont aveuglés par leur propre ignorance...
— Il est des esprits dont l’ombre obscurcit la lumière que nous pourrions tant partager, docteur.
— Vous savez, Josiah… J’ai longtemps cru que le savoir et la compassion suffiraient à panser les plaies d’une société malade. Mais que pèsent ces remèdes face à l’orgueil, à la peur… à l’ignorance ? Chaque jour, comme ce matin encore, le monde nous rappelle combien la route reste longue.
— Il est vrai docteur... Mais les temps évoluent. Après tout, la ségrégation et l'esclavage aux États-Unis appartient au passé, depuis peu… Et j’ose croire qu’un jour, les esprits se délesteront enfin des chaînes invisibles du préjugé. J’en ai l’intime conviction…
Le médecin resta un instant pensif, avant de remettre son chapeau. Ses yeux glissaient vers l’ombre discrète cachée.
— Tu peux sortir de là, Lucie.
La fillette hésita un instant, puis, lentement, elle fit un pas en avant.
— Ce fut une situation bien embarrassante pour une enfant comme toi. Ignore donc tout ça… Ajouta-t-il, touchant la pointe de sa moustache. Bien… M. Hyde, il est temps que je m'en aille.
Il se tourna alors vers l’orpheline :
— Quant à toi, jeune fille, tu vas venir avec moi.
Le gérant acquiesça.
— Très bien, docteur. Bonne route à vous deux, et que votre matinée soit légère.
Ainsi la clochette de la petite boutique retentit, marquant leurs départs.
…
Il faisait chaud. Le feu de bois crépitait dans la cheminée. L’odeur de remède amer. Le bruit d'une vieille horloge. La lumière vacillante de la lampe à huile.
Lucie connaissait tout cela.
Les murs de boiseries patinées. Un parquet en bois d'épicéa. Des étagères regorgeant de recueils médicinaux et des armoires garnies de fournitures qu'elle ne comprenait pas. Un divan en satin, à ses côtés, invitait à confier douleurs et craintes. Et un bureau enseveli de paperasses se tenait en face de la fillette.
Oui, elle connaissait très bien tout cela… peut-être même trop.
L'orpheline était assise, ses petites mains jointes sur ses genoux, regardant le sol. Le docteur à son bureau, inscrivait des notes dans un carnet portant son nom.
— Alors, Lucie... Comment te sens-tu... ?
Elle prit une légère expiration.
— Je ne sais pas… J'ai l'impression qu'un poids invisible pèse sur mon cœur...
— As-tu des difficultés à dormir, des insomnies qui te troublent… ?
— Quand je m'endors, les rêves s'emmêlent et me tiennent…
— Et ces rêves... Lucie, te semblent-ils réconfortants ou perturbants ?
La fillette détourna le regard vers la fenêtre.
— Ils sont étranges... Parfois, je ressens une tristesse infinie, comme si une partie de moi se dissolvait. Et d’autres fois… c’est comme si je vivais des choses que je n’ai jamais vécues. Comme si… ce n’était pas moi, mais une autre fille, quelque part, qui me prêtait ses souvenirs.
— Je vois… Il se peut que ton esprit tente de te parler à travers ces visions. Peut-être reflètent-elles les angoisses que tu as enfouies en toi... Après la tragique histoire qu'a vécue ta famille, cela est bien normal…
Ses doigts se crispèrent sur ses genoux.
— Les morts ne reviennent pas à la vie. Pourquoi parler d'eux, d'un coup... ?
Le docteur la regarda attentivement. Il vit ses doigts se serrer davantage, et son visage se renfermer plus qu'à l'accoutumée.
— T'est-il arrivé des choses nouvelles ces temps-ci… ?
— Non… Mais dites-moi docteur. Croyez-vous… à d'autres mondes... ?
Prenant note, celui-ci fronça légèrement les sourcils.
— Parfois, dans mes rêves, il se passe des choses étranges… comme si un autre monde s'ouvrait devant moi... un monde rempli de Merveilles...
— Des… Merveilles, dis-tu... ?
Le cinquantenaire se pencha légèrement en avant, attendant que la fillette continue.
— C'est… comme si, dans l'obscurité, on me cherchait…
— Que veux-tu dire par là, Lucie ? Parle-moi de ce que tu ressens.
L'orpheline détourna les yeux, comme pour rassembler ses pensées :
— C'est comme si, quand la nuit tombe, une présence invisible se faisait sentir, comme si on m'appelait, me guidait vers quelque chose... quelque chose de beau et d'inconnu, mais aussi de terrifiant.
Le docteur prit une profonde inspiration, puis posa son stylo.
— Je pense que ce que tu décris n'est rien d'autre que le fruit d'un sommeil agité par tes insomnies, ces illusions ou rêves sont des manifestations courantes lorsque le cerveau manque de repos.
— Pourtant... Ils me semblent bien réels.
Au fond d'elle, Lucie se débattait avec ses propres pensées. Ce monde étrange, si vif et tangible dans le voile de ses rêves, n'était pas le fruit d'une simple illusion nocturne. Chaque instant passé là-bas, chaque événement, chaque sensation — tout cela était bel et bien arrivé.
La fillette en était pleinement consciente.
Aussi anormal que cela puisse paraître, aussi invraisemblable que cela soit.
Pourtant, elle savait qu'ouvrir la bouche sur cet univers farfelu, en le partageant trop ouvertement, la condamnerait. Elle serait de nouveau pointée du doigt, incomprise.
Oui, personne ne la croirait.
Et certainement pas l'homme en face d'elle. Pour l'instant, les Merveilles était un secret trop étrange pour être révélé.
— Ton esprit est simplement fatigué. Il essaie de combler ce vide par des images, des éclats de lumière qui te semblent réels... C'est une manière pour ton cerveau de signaler qu'il a besoin de repos et d'un équilibre retrouvé.
Le docteur ferma le dossier de la fillette.
— Ecoute-moi Lucie. Il faut que tu apprennes à oublier... Oublie ces souvenirs, ces douleurs qui te retiennent…
Il reprit d'une voix basse :
— Le passé, aussi lourd soit-il, ne doit être qu'une leçon... ou un avertissement que certains ne cessent de répéter, jusqu’à ce qu’ils apprennent enfin. Laisse-le se dissoudre, comme la brume au lever du jour. Oublie-le, oublie le passé, Lucie...
Le silence s'installa quelques secondes. Dans cette quiétude, le temps sembla suspendre son vol, et Lucie se contenta de hocher la tête, perdue dans ses propres pensées.
— Nous travaillerons ensemble. Dit-il. Nous explorerons ces souvenirs, et tu apprendras à les laisser derrière toi. Ce chemin n'est pas facile, mais il est essentiel pour que tu puisses, un jour, trouver la paix que tu mérites sans le poids du passé...
L'horloge sonna, son écho s'envolant.
— Bien... La consultation est terminée. Puisse l'oubli être le voile qui protège ton cœur, Lucie…
…
L'orpheline avait passé toute le reste de la journée à errer dans les rues, fuyant le retour à la taverne par crainte d'affronter Harriet et ses reproches. En début de soirée, alors que l'obscurité s'était presque installée, elle se tenait devant l'enseigne fatiguée du WhiteWhale.
Elle prit une profonde inspiration avant d'entrer.
En franchissant la porte en bois massif, une bouffée d'air chaud et fétide l'assaillit. Lucie traversa la salle, indifférente au vacarme. Mais Harriet, occupée à compter ses pièces au comptoir, l'aperçu.
— Te voilà de retour, toi...
Lucie se sentit légèrement anxieuse.
— Hier, après t'avoir envoyée en livraison, tu n'es pas rentrée. Raconta Harriet. Et en allant me coucher, je ne t'ai pas vue dans ta chambre. Où étais-tu ?
"Hier... ?" Lucie fronça les sourcils, réfléchissant rapidement. "N'ai-je pas passé presque deux semaines aux Merveilles ?" Elle réfléchit un instant. “Est-ce que... le temps fonctionne différemment entre les deux mondes ?" se demanda-t-elle intérieurement, incertaine.
— Et bien, répond moi... !
Lucie devait répondre avec prudence.
— Je n'ai pas dormi ici hier.
— Ah bon ? Où ça alors ?
— Ça ne vous regarde pas. Répliqua-t-elle sec, comme elle le faisait habituellement.
— Je te préviens, ne me cause pas d'ennuis, sinon tu dormiras dehors, et cela bien souvent.... !
La fillette haussa les épaules, indifférente. Heureusement, Harriet n'en avait rien à faire d'elle.
— Je ferai le reste des livraisons demain matin... Dit-elle en montant à l'étage.
Dans sa chambre, l'esprit embrouillé, la petite Liddell s'approcha lentement de son lit et s'assit. L'orpheline avait besoin de retrouver son calme, de remettre de l'ordre dans ses pensées chaotiques. En s'allongeant, ses yeux se posèrent sur le plafond, cherchant un ancrage dans le vide. Ce n'était pas seulement son corps meurtri qui la pesait.
C'était son esprit, lourd et brisé.
Épuisée, Lucie ne savait plus comment avancer. Pour l'instant, elle se concentra sur sa respiration, tentant d'évacuer la colère qui martelait ses tempes. Juste un peu de répit, ne serait-ce qu'un instant…
Un coup.
Deux coups.
L'orpheline se réveilla, la tête alourdie.
— Lucie... ?
Elle se leva lentement de son lit, la lumière de la lune caressant doucement son visage. La porte s'ouvrit en grinçant légèrement, dévoilant Lynda, l'une des serveuses.
— Tu es réveillée... ? Interrogea-t-elle chaleureuse. Viens donc dîner avec nous ! On t'attend toutes !
La fillette hocha la tête sans un mot. Elle sortit et descendit les escaliers.
Arrivée dans la taverne, elle constata qu'il n'y avait aucun client. La salle était plongée dans le calme, éclairée seulement par deux petits chandeliers, leurs flammes dansantes sur les murs.
— Pourquoi il n'y a personne ce soir... ? Demanda Lucie en entrant avec la serveuse.
Dans la cuisine, les murs en pierre brute étaient ornés de poutres de bois sombre. Une grande table en chêne dominait la pièce. La chaleur émanant d'un fourneau en fonte traînait une odeur enfumée.
Autour de cette table se tenaient sept jeunes femmes, danseuses et serveuses du WhiteWhale. Leurs visages étaient marqués par la fatigue mais illuminés par des sourires complices.
— La taverne a fermé ses portes plus tôt aujourd'hui. Expliqua l'une des filles en servant les assiettes.
Lucie prit place, le regard vif et interrogateur.
— Et depuis quand cela arrive-t-il ?
— Depuis qu'une somme considérable a été versée ! S'exclama Lynda, le visage illuminé par l'excitation. Un client fortuné, dont la présence semble exiger l'occupation entière de la taverne... N'est-ce pas étrange... ?
— Je l'ai vu, cet homme ! S'écria Helen, l'une des danseuses. Une immense cicatrice orne son visage. Un malfamé, je vous le dis !
— Vraiment ?! Que pourrait-il bien vouloir, à ton avis... ? Dis-nous en plus !
Les murmures se répandirent parmi elles.
— Fortuné, certes, mais il ne laissait guère transparaître la joie de l'opulence... En tout cas, il avait une allure sombre et inquiétante... Celui-ci a loué la soirée pour être seul avec la patronne… Que cherche-t-il donc à accomplir ? Un pacte, peut-être ? Une vengeance... ? Ou pire encore… ?
— Vous voyez le mal partout... Soupira Lynda en s’appuyant contre la table. Peu importe qui il est et pourquoi. Harriet sait très bien ce qu’elle fait.
— Et s’il lui faisait du mal… ?
Les filles furent soudainement inquiètes, murmurantes.
— Voyons, il n’oserait pas... S’il est ici, c’est qu’il connaît forcément la réputation de la patronne. Elle ne laisserait jamais un homme l’approcher sans une bonne raison.
La serveuse émit un rire.
— Et puis, qui sait ? Peut-être est-il un associé, un complice… ou bien est-ce elle qui cherche à lui soutirer quelque chose ?
Les autres acquiescèrent en silence, toutes conscientes d’une chose : Dame Harriet ne faisait jamais rien sans un but précis.
— Allons, les filles, assez de commérages ! Déclara la danseuse, Helen en frappant doucement des mains. Mangeons tant que c’est encore chaud… !
Peu à peu, les cuillères commencèrent à racler le fond des assiettes, les verres tintent et les ragots firent place aux plaisanteries et aux anecdotes du jour.
Lucie écoutait distraitement.
Les conversations glissaient autour d’elle sans y prêter attention. Lorsque le dîner toucha à sa fin, les filles commencèrent peu à peu à débarrasser la table. Lynda, toujours la plus vive d’entre elles, tapota l’épaule de Lucie.
— Tu es bien silencieuse, ce soir... Tu crains que le grand homme balafré vienne hanter tes songes ?
Lucie leva les yeux vers elle, mi-amusée, mi-agacée.
— J’ai surtout peur qu’il vous rende toutes complètement folles avec vos histoires… !
La serveuse émit un léger rire, suivie de quelques gloussements des autres filles. Lucie, quant à elle, ne s’attarda pas davantage. Elle poussa doucement sa chaise et quitta la cuisine sans un mot de plus, laissant le brouhaha léger.
L'orpheline avançait vers l’escalier menant aux chambres lorsqu’elle entendit Harriet et quelqu'un d’autre parler.
D’instinct, elle s’arrêta.
La fillette vit leurs silhouettes descendre de l’étage. Lucie recula précipitamment et se plaqua contre le mur, se glissant dans l’ombre d’une alcôve.
— …Ce que vous me demandez peut-être risqué, très risqué. Murmura Harriet.
— Tout a un prix. Répondit-on d’une voix basse et grave. Vous le savez aussi bien que moi.
Les silhouettes passèrent devant elle.
— Je ferai ce que je peux… mais ce que vous cherchez pourrait bien être une aiguille dans une botte de foin...
— Je ne doute pas de vos capacités, Miss Harriet. Vous avez des yeux et des oreilles partout.
— Justement. Répliqua-t-elle en croisant les bras. Quand une personne disparaît, c’est rarement par accident...
L’homme inclina légèrement la tête.
— Je repasserai demain… J’espère que vous aurez des nouvelles…
Sans un mot de plus, il tourna les talons et s’éloigna. Son long manteau noir effleurait presque le sol et son chapeau dissimulait son visage. Ses pas lourds résonnèrent dans le silence de la taverne, jusqu’à ce que la porte se referme derrière lui, laissant de nouveau le silence.
Harriet ne bougea pas immédiatement.
Elle resta là, les bras croisés. Lucie, dissimulée derrière son mur, la vit secouer légèrement la tête. Elle ne retourna pas à sa chambre, mais se dirigea plutôt vers la cuisine.
Lucie l’observa, son pas plus lent que d’ordinaire, comme si elle réfléchissait encore aux paroles échangées.
L’orpheline ignorait ce qui se tramait, mais elle connaissait assez Harriet pour savoir que lorsque cette ride soucieuse apparaissait sur son front, cela ne présageait rien de rassurant.
Lucie ne savait pas pourquoi.
Mais une étrange sensation s’insinuait en elle.
Comme si, sans le vouloir, la fillette venait d’entendre quelque chose qu’elle n’aurait jamais dû savoir...