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IX – Passage

La Folie des Merveilles

IX Passage

     L'allée commerçante de LittleCoat Lane était débordante de monde. Les marchands criaient leurs prix. Les femmes, châle jeté sur leurs épaules et un panier serré entre les doigts, se pressaient devant les étals. Et les hommes, journal sous le bras, partaient gagner leur pain. 

     — Vous êtes en retard, dites-moi… Mon mari était furieux, par votre faute.

     — Je n'ai pas pu venir plus tôt... Alors, vous les prenez ou non... ? Rétorqua la gamine peu intéressée.

     La femme mécontente arracha le paquet de ses mains.

     — Quel culot….! S'écria-t-elle avant de lui claquer la porte au nez.

     Lucie souffla. 

     “Au moins, j’en ai fini avec ça…”

     L'orpheline ayant terminé ses livraisons avant que les cloches de midi ne retentissent; s'apprêtait à faire demi-tour lorsqu’elle sentit une bourrasque l’effleurer. 

     Un groupe d’enfants, essoufflés et exaltés, accouraient à toute vitesse. 

     — Il est là ! Il est là ! Le marionnettiste est revenu… ! 

     L’excitation se propagea dans la grande allée. 

     Intriguée, Lucie rejoignit un attroupement.

     Au centre du cercle formé par les spectateurs, deux hommes attiraient tous les regards. Le premier, un jeune frêle, se tenait derrière un orgue de barbarie. 

     Son visage, presque entièrement dissimulé sous la visière de sa casquette usée, était absorbé par la musique qu’il tirait de son instrument. Ses doigts fins actionnaient la manivelle, laissant la mélodie résonner dans la ruelle.

     — Approchez, approchez, chers amis ! Venez assister au spectacle qui réjouit grands et petits !

     Lucie se faufila parmi la foule jusqu’à se retrouver en face du théâtre miniature.

     — C’est lui, c’est Monsieur Hartwig ! S'exclama un jeunot à ses côtés. Il ne vient ici qu’une fois par saison. Maman dit que c’est le meilleur marionnettiste de tout Londres ! 

     Monsieur Hartwig, un excentrique aux cheveux ébènes et au regard pétillant, manipulait les marionnettes de bois. Sous ses doigts habiles, elles exécutaient des pirouettes en parfaite harmonie.

     — Prenez un instant. Annonça le musicien. Car voici l’histoire… du voyageur le plus niais de cette terre...

     Le marionnettiste souleva une petite figurine en bois, frêle et naïve, son sourire béat figé sur son visage peint.

     — Voyez donc notre héros... ! S’exclama-t-il en lui faisant exécuter une révérence maladroite. Un pauvre diable en quête de fortune et de bonheur… mais, hélas, il fut bien sot…

     Ainsi débuta le spectacle. 

     Le musicien devint le narrateur et le marionnettiste prêta vie et voix aux pantins. 

     — Bonjour, bonjour ! Je suis un voyageur parti à la découverte de mille merveilles ! Chantonna une voix fluette.

     Le pantin trottina gaiement, un maigre baluchon sur l’épaule. Sur son chemin, il croisa un marchand à la mine malmenée.

     — Ah, mon brave… Voilà trois jours que je ne mange et mon commerce est en ruine, le sort s’acharne sur ma pauvre existence… Si seulement une âme charitable voulait bien me venir en aide…

     — Parbleu ! Répondit le voyageur, les yeux brillants d’émotion. Prenez donc mon argent. J’en ai bien peu, mais puisse-t-il vous être d’un quelconque secours…

     — Oh, merci ! Quel cœur généreux as-tu ! Gloire à toi, gloire à toi… !

     Le marchand s’éclipsa, riant sous cape, tandis que le voyageur agitait gaiement la main.

     — Ah ! Comme le monde est bon ! Que ce brave homme soit comblé de richesses un jour. Merci de m’avoir soulagé de cette bourse, mes poches s’en trouvent allégées !

     L’assemblée éclata d’un rire franc, même Lucie esquissa d'un sourire.

     La marionnette poursuivit son chemin et tomba sur un vieillard vêtu de haillons.

     — Mon pauvre ami… J’ai les pieds en sang, la route est bien dure pour qui n’a point de chaussures…

     Le voyageur eut de la peine.

     — Mais prenez donc les miennes… ! Elles sont encore solides, vous en ferez bon usage.

     Et le jeunot finit pieds nus, un sourire toujours aux lèvres. Il donna ensuite son manteau à un enfant, sa chemise à une mendiante, jusqu’à son maigre baluchon. 

     Enfin, il ne lui resta plus rien.

     — Ah ! S’exclama-t-il en jetant un regard à son corps nu. Me voilà en bien fâcheuse posture…

     Un nouvel éclat de rire parcourut la foule. Honteux, le voyageur quitta le village et s’enfonça dans la forêt.

     — Mais la forêt était peuplée de monstres, messieurs-dames… Des créatures perfides, aux manières doucereuses, aux voix mielleuses…

     — Voyageur… Lamenta l’un d’eux. Nous avons si faim… Nos pauvres enfants n’ont rien dans le ventre, ils dépérissent…

     Le voyageur sentit son cœur se serrer.

     — Je ne saurais souffrir de voir autrui dans le besoin... Prenez donc mon bras, s’il peut vous sustenter.

     Le marionnettiste détacha l’un des membres du pantin.

     — Qu’il est aimable ! Qu’il est charitable ! S'esclaffa l’assemblée. Le pauvre imbécile... !

        Un autre monstre s’approcha, l’œil brillant.

      — Tu as une jambe, voyageur… Comme il est regrettable que nous ayons faim…

     — Diantre ! Mais prenez-la donc ! Et puissiez-vous être rassasié.

     La jambe tomba. 

     Puis l’autre. 

     Puis le dernier bras. 

     Bientôt, il ne resta plus que la tête, oscillant mollement sur le sol.

     — Il ne vous reste plus rien… sauf vos yeux…

     — Ah… mes yeux… Mais s’ils peuvent vous être utiles… prenez-les donc… 

     Le marionnettiste détacha avec lenteur les petits yeux de bois et laissa choir la tête du pantin sur le sol.

     Le dernier monstre, mâchant les yeux du voyageur, souleva un bout de papier et le plaça devant la tête inerte.

     — Tiens, voilà un cadeau. Pour te remercier… 

« PIÈTRE IDIOT. »

     Il était écrit. 

     Le voyageur bougea une dernière fois, la tête.

      — Oh… mon premier cadeau… Merci… mille fois merci… Je suis… si heureux…

     Un flot de larmes invisibles coula de ses orbites vides. 

     Puis, il ne bougea plus.

     Le dernier monstre s’approcha, sa gueule entrouverte.

     D’un claquement sec, ses crocs se refermèrent.

     La tête du voyageur disparut.

    Et il n’eut… plus de salut.

     Le silence s'abattit quelques secondes. Puis, comme une vague brisant un rocher, la foule éclata de rire.

     — Quel idiot, vraiment !

     — Moi, la première fois, je me serais déjà rendu compte de l’arnaque !

     — Ah, certains sont nés pour être dévorés… !

     Les applaudissements fusèrent, bruyants et enthousiastes, lançant des pièces qui tintaient en tombant dans le bol de cuivre des artistes.

     Lucie, elle, fixait toujours le théâtre. Ses mains s’étaient levées, prêtes à applaudir, mais elles ne bougèrent pas. Elles restèrent en suspens, avant de retomber lentement le long de son corps.

     Ses yeux glissaient sur la marionnette dévorée. 

     Puis sans un mot, elle se détourna, disparaissant dans la masse. Le vacarme s'éloignait, mais les rires résonnaient dans sa tête. Des éclats, des exclamations moqueuses, des tintements jetés avec insouciance.

     Elle releva la tête.

     Et croisa soudain un regard.

     Un regard vif et joueur.

“Gabin.”

     Adossé nonchalamment à une barrière, entouré de quelques garçons du même acabit, il venait de la voir.  Et il avait ce sourire espiègle en coin.

     Elle détourna immédiatement les yeux, espérant qu’il la laisserait tranquille. Mais la jeune fille entendit ses éclats de rire derrière elle. Puis des pas. Il s’était détaché de son groupe.

     — Eh bien, eh bien…

     Cette voix, traînante et amusée l'irritait déjà.

     — Ainsi donc, Liddell… Toujours aussi égarée dans l’existence… ?

     Lucie ne répondit pas. 

     Ignorer et avancer, voila tout. 

Malheureusement pour elle, le garçon accéléra pour la rattraper.

     — Comptes-tu m’ignorer encore longtemps… ?

     Il inclina la tête, cherchant à capter son regard. 

     — As-tu toujours cette mine contrariée…, ou est-ce ma seule présence qui t’afflige à ce point ?

     — Va donc importuner quelqu'un d'autre.

     Il esquissa un sourire en coin et se plaça à son niveau, mains enfoncées dans les poches, marchant à reculons pour lui faire face.

      — Je préfère t’importuner, toi. Les autres manquent cruellement d’intérêt.

     Elle roula des yeux et tenta de le contourner, mais il s'interposa.

     — Sais-tu qu’il n’est point bon de bouder… ? Cela creuse des rides.

     — Rassure-toi, j’en aurai moins que toi, avec la sale tête que tu tires tout le temps. Répliqua-t-elle du tac au tac.

     — Ah vraiment… ? Gabin haussa un sourcil, amusé. Pourtant, la dernière fois, j'crois bien que c'est toi qui avais l'air d'une folle enragée sous la pluie…

     Lucie s'arrêta et le fixa, avec un demi-sourire.

     — Sérieusement ? Tu tiens vraiment à reparler de cela… ? 

     — C-ce n’était qu’un malencontreux accident… ! Protesta-t-il soudain.

     — Bien sûr. 

     — Une simple perte d'équilibre.

     — Évidemment.

     — Si le sol n'avait pas été aussi glissant, je t'aurais mise à terre en moins de deux.

     Lucie haussa un sourcil.

     — C'est drôle, parce que ce n'est pas ce qui s'est passé…     

     — Pff, t’as juste eu la veine que je sois fatigué, ce jour-là… !

     D’un cojup, la jeune fille lui écrasa le pied avec sa chaussure.

     — Aïe… ! S'écria-t-il en reculant.

     Lucie reprit tranquillement sa marche, un sourire au coin des lèvres.

     — J’appelle cela une victoire écrasante.

     Le garçon brun grimaça, mais derrière son air bougon, une lueur espiègle brillait.

     — Attends un peu, Lucie, j'vais t'le faire payer… !

        Elle se contenta d'un petit ricanement, satisfaite. 

     Mais soudain, son regard venait de s'accrocher à une silhouette au loin qui tourna brusquement à l'angle d'une ruelle étroite.

     — Eh... ! Protesta Gabin, voyant l’orpheline partir soudainement. Où cours-tu ainsi… ?!

     Elle ne répondit pas, se faufilant entre les passants et longeant l’étroit passage où l’ombre avait disparu.

     — Mais c'est pas vrai... Pesta le garçon, manquant de heurter une charrette.

     Lucie glissa entre deux bâtisses serrées. Elle ne l’avait aperçue qu’un instant fugace.  Mais cela suffisait.

     — Lucie… ! 

     — Chut… !

     La fillette attrapa le garçon par le col et le tira contre elle, l'entraînant derrière un empilement de caisses en bois.

     — Eh ! Un peu de douceur, veux-tu. Je ne suis point un sac de pommes de terre !

     — Tais-toi... ! Souffla-t-elle.

        Elle s'accroupit aussitôt, l'attirant avec elle derrière les caisses. 

        L’inconnu se tenait là, immobile. Son chapeau, incliné sur son front, dissimulait en partie son visage, tandis que son manteau sombre ondulait autour de lui, se confondant presque avec la nuit.

     Lucie le reconnut immédiatement.

     C’était lui.

     L’homme qui, la veille, avait réservé la taverne.

     La fillette plissa les yeux, tentant d'apercevoir ses traits mais ce fut impossible. 

     — Alors, Liddell... Tu comptes m'expliquer, ou je suis juste ton otage maintenant... ?

     Lucie se contenta d'un geste de la main pour l'intimider au silence.

     — Décidément, tu aimes me faire taire aujourd'hui...

     — Et ce ne sera point la dernière si tu ne cesses point ton babillage… !

     Soudain, un bruit de pas résonna sur les pavés. Un autre individu arriva dans la petite avenue, tenant un chien en laisse. L'animal était massif, un molosse à la fourrure sombre et musculeux.

     Le nouvel homme était âgé, grand et sec, les épaules légèrement voûtées par le poids des ans. Ses cheveux blancs, soigneusement peignés. Il était vêtu de noir, de la tête aux pieds dans un humble costume.

     Les deux échangèrent un bref hochement de tête, un salut rapide, formel.

     Puis, ils parlèrent.

     Et Lucie et Gabin entendirent tout.

     — Alors ?

     L'homme en manteau sombre ne répondit pas immédiatement. Il laissa passer un instant de silence, comme s'il pesait ses mots. Puis il souffla :

     — Rien.

     — Vraiment…. ?

     — Aucune trace. Aucun témoin. Pas le moindre indice... Mais quelqu'un sait forcément quelque chose.

     Le vieillard haussa un sourcil.

     — Décevant. On prétend pourtant que vous êtes le détective le plus compétent de Londres, Alistair Lockhart...

     Le détective esquissa un rictus, un sourire fugace. Il glissa une main sous son long manteau sombre et en tira un cigare, qu'il fit rouler entre ses doigts.

     — Voyons, je viens à peine de commencer... N'est-il pas un peu prématuré de me juger ?

     Le vieux patriarche laissa échapper un souffle lent.

     — Vous venez à peine de commencer ? Voilà qui est curieux... car il me semblait que vous aviez déjà eu plus d'un an.

     — Ne confondons pas une enquête enterrée avec une enquête confiée. Alistair Lockhart tira une bouffée. Jusqu'ici, nul ne m'avait sollicité.

     — Cela ne change rien au fait que nous sommes en retard...

     — C'est la nature même des disparitions. Elles ne se signalent jamais à l'heure.

     Le chien grogna doucement à leurs pieds.

     — Les Ashdown n'ont que faire de vos jeux d'esprit. Ils veulent des résultats.

     — Les résultats viendront... Mais vous savez aussi bien que moi que pour résoudre une énigme, il faut en connaître tous les morceaux. Et nous en avons un, ce soir.

     — Lequel ? 

     — Elle a été aperçue.

     Le vieil homme ne bougea pas, mais un éclat plus vif traversa son regard.

     — Où ?

     — Près de cette taverne... Avant de s'envoler.

     — Et la source est fiable ?

     — Harriet Holman n'est pas connue pour répandre des rumeurs vides.

     — Elle pourrait exagérer.

     — Ou elle détient une pièce que nous n'avons pas encore...

     Le vieil homme tapota lentement son gant du bout des doigts, son regard fixé le détective.

     — Si elle détient une pièce, il serait temps de la mettre sur la table.

     — Elle le fera.

     — En êtes-vous certain ?

     — Les langues se délient toujours, avec la bonne approche.

     Le patriarche haussa légèrement un sourcil, comme s'il doutait de ses méthodes.

     — J'ose espérer que cette approche ne prendra pas encore un an…

     — Tout vient à point à qui sait attendre. J'y retourne dans la soirée. 

     Le canin à leurs côtés se mit à grogner, plus sourdement cette fois. Le vieil homme abaissa un instant les yeux vers l'animal.

     — Si nous attendons trop, il ne restera peut-être plus rien à retrouver.

     — C'est là où nous divergeons, vous et moi… Lockhart planta ses yeux dans ceux du patriarche. Moi, je crois qu'elle est encore quelque part. Vous, vous pensez déjà qu'il ne reste plus qu'un corps à exhumer.  

     Le vieil homme ne démentit pas.

     — J'aimerais avoir votre optimisme.

     — Ce n'est pas de l'optimisme. C'est de la logique.

     Il se tut un instant, tirant une dernière bouffée. 

     — On ne disparaît pas dans un murmure. Surtout pas une Ashdown…

     Avant que le silence ne retombe, le chien se raidit soudainement, relevant la tête, le museau frémissant.

     — Qu'y a-t-il, Bane… ? Dit son maître

     Le clébard tira sur sa corde, ses pattes griffant le sol. Les deux hommes se retournèrent d'un même mouvement, leurs regards se braquant vers l'ombre des caisses.

     La jeune Liddell et le garçon pouilleux se tassèrent davantage derrière leur abri, leurs cœurs battant à l'unisson. Mais, dans sa hâte, le regard de la fillette se porta une dernière fois sur l'homme aux longs manteaux. Elle avait vu son visage à présent.

     Les danseuses du WhiteWhale en avaient parlé, le soir où les murmures s'étaient faits trop pressants. Un homme vêtu de sombre, le port rigide, et surtout... une longue cicatrice lui barrant le visage. 

     Lucie n'avait désormais plus le moindre doute.

     — Aurions-nous de la compagnie... ? 

     — Il semblerait… Allons, qui va là… ?!

     La petite Liddell sentit le garçon se crisper à côté d'elle. Il lui lança un regard inquiet, cherchant une issue.

     Mais Lucie, elle ne chercha pas.

       Elle agissait.

     L'orpheline leva son bras et le rabattit violemment contre le garçon, le poussant. Pris au dépourvu, il vacilla et s'affaissa sur les coudes, étouffant un juron.

     Puis, sans un regard en arrière, elle s'élança, disparaissant loin de la ruelle.

     — Hé, toi… ! S'écria l'homme dans son dos. Pourquoi nous épies-tu, garnement... ?

 Gabin était tombé à sa place.

 C’était là toute la différence entre eux.

 Elle, elle savait quand courir.

     La nuit s’étendait lentement sur le WhiteWhale lorsque les portes s'ouvrit. Un souffle glacé s’engouffra dans l'antre de la taverne. L’air d’automne, aussi mordant qu’un vent hivernal, s’infiltra entre les tables. 

     L'homme à l'imposante cicatrice se tenait dans l'embrasure. 

     Grand, élancé, drapé dans un long manteau noir retombant sur ses épaules. L’ombre de son chapeau à larges bords noyait une partie de ses traits, mais nul ne pouvait ignorer sa balafre. Une entaille profonde courant du front jusqu’à la mâchoire, comme si la chair avait été fendue une fois de trop, puis maladroitement recousue par le temps.

     Derrière le comptoir, Harriet leva les yeux. Elle le reconnut aussitôt. Lentement, elle essuya une chope d’un chiffon râpé, l’amertume gravée dans son regard.

     — Désirez-vous boire quelque chose… ?

     L’écho de ses pas résonna dans le silence absolu de la taverne. 

Il n’y avait personne.

     Pas de marins avinés attablés, pas d'ouvriers désespérés, ni de murmures noyés dans les vapeurs d’alcool. Rien d’autre que le crépitement étouffé des lampes à huile et le frottement d’un chiffon usées.

     — Un verre de Kraken’s Flame.

     L’homme s’avança jusqu’au comptoir. Il posa une main gantée et observa les lieux vides.

     — Vous avez fait ce que je vous avais demandé.

     Ce n’était pas une question.

     — J’ai mes principes, monsieur Lockhart… Mais j’ai aussi mes tarifs.

     — Et je les ai respectés.

     Harriet pencha légèrement la tête, lui servant son verre.

     — Des gens disparaissent tous les jours. Vous devriez le savoir mieux que quiconque. Surtout lorsqu’il s’agit d’enfants...

     — Pas chez la famille Ashdown. Il répondit.

     — Justement… Voilà qui est bien étrange… Une maison si influente… Et pourtant contrainte à solliciter les gens des bas-fond, ceux qu’elle méprise tant… Harriet haussa un sourcil. Ils doivent être dans un bien grand désarroi pour s’en remettre à vous. 

     Le détective ne broncha pas.

     — Pensez-vous que ma réputation est si déplaisante ? 

     — Pour eux, tout le monde l'est… Dites-moi… À quel moment une famille de cette stature commence-t-elle à craindre le silence... ?

     Le détective fit rouler son verre entre ses doigts.

     — Une famille qui, depuis des générations, vit à l’abri des regards.                       

     — Une maison qui ne laisse pas traîner de traces, qui règle ses affaires en privé… et qui préfère que l’on oublie jusqu’à son existence. Les Ashdown ne s’adressent pas aux bas-fonds, monsieur Lockhart.

     Elle se pencha légèrement vers lui.

     — À moins que, cette fois-ci, ils n’aient quelque chose à perdre... Ou à cacher.

     Lockhart soutint son regard.

     — Ils cherchent leur fille.

     — Oui, je sais... Mais savez-vous seulement pourquoi ?

     — Le savez-vous… ?

     La gérante émit un rire franc. 

     — Je ne suis qu’une femme tenant une taverne… Voyez-vous, ce soir, ma clientèle se résume à un détective et un verre de Kraken’s Flame.Vous voulez un conseil, monsieur Lockhart... ?

     Elle se pencha, sa voix réduite à un murmure.

     — Si les Ashdown veulent la retrouver… alors il faudrait peut-être commencer par se demander pourquoi elle a fui...

     — Rassurez-vous, je me suis déjà posée cette question… Répondit-il. Maintenant, parlez-moi de vos trouvailles. 

     La tavernière ouvrit une nouvelle bouteille.

     — Quelqu’un l’a vue, avant qu’elle ne disparaisse.

     — Cela, je l’aurais deviné, Dame Harriet.

     — Mais vous ne savez pas... qui l’a vue… 

     Elle glissa un doigt le long du goulot.

     — Un marin, de passage. Il n’avait pas de raison de mentir. Mais il avait bu, et ses souvenirs étaient aussi brumeux que les docks à l’aube.

     — Que disait-il ? 

     — Qu’elle était là, à quelques rues d’ici. Qu’elle semblait pressée... Et qu’elle n’était pas seule.

     Lockhart se redressa légèrement.

     — Avec qui ?

     — Un homme. Il ne l’a vu que de dos.

     — Assez pour le décrire ?

     — Assez pour dire qui c'était.

     — Vraiment... ?

     Harriet n'esquissa pas le moindre sourire cette fois-ci. Elle reposa une nouvelle chope qu'elle avait essuyer d'un geste lent, presque distrait avant de relever le menton.

     — Mon informateur ne devrait plus tarder. Il viendra avec un nom.

     La robuste gérante fit un pas en arrière.

     — Alors soyez patient, monsieur Lockhart. Finissez donc votre bouteille…

     Elle prit un châle de coton, entourant ses épaules avant de  franchir la porte de l'extérieur.

     — Nous allons enfin savoir quelque chose sur votre fameuse Ayline…

"Attendez…“

"Qu’avait-elle dit… ?"

     Tapie dans l'ombre, Lucie retenait son souffle. Son dos était pressé contre le bois froid, collée contre la paroi rugueuse des escaliers, là où personne ne songeait jamais à regarder.

     Elle avait tout entendu.

     Chaque mot.

     Et son cœur battait si fort qu'il menaçait d'éclater dans sa poitrine. 

     Ce n'était pas possible.

     Ce ne pouvait pas être vrai.

     Elle ferma les yeux, les doigts crispés sur sa chemise de nuit. Comment... comment ce nom pouvait-il resurgir ici, au milieu de murmures clandestins… ? 

Ayline.

     Le nom de l’ancienne Alice. Était-ce juste une coïncidence ? Peut-être, s’agissait-il d’une autre personne, d’une autre histoire ?  

       Pourtant…  

     Elle avait du mal à y croire. Les Merveilles ne laissaient pas de place au hasard, lorsque quelque chose voulait être trouvé, il finissait toujours par l’être.

 Mais cette-fois, cela était inenvisageable.

     Car si cette Ayline Ashdown se trouvait être l’ancienne Alice… Elle était impossible à retrouver.  Ils cherchaient une disparue, une héritière évaporée, arrachée à sa vie. Mais ils ne savaient pas. 

      Ils ne pouvaient pas savoir.

     Ce n’était pas un enlèvement, ni une simple disparition. Cette enfant n’était pas perdue perdue quelque part dans les ruelles de Londres. 

     Elle était ailleurs.

Morte.

     La tête au sol. 

     Lucie expira lentement, se calmant. Elle ne pouvait pas se laisser submerger. Pas maintenant. Ce détective, que savait-il vraiment ? Que s’était-il passé avant qu’Ayline ne bascule dans les Merveilles ?  

      Elle devait y trouver des réponses…

     L’homme était assis, verre en main et dans ses pensées. Lucie sortit de l’obscurité, laissant les ténèbres glisser sur ses pas légers. Ses yeux émeraudes captèrent la lumière, brillant fugacement sous la faible lueur des chandelles.

     — Eh bien, vous semblez préoccupé, monsieur...

     L’homme leva lentement la tête. Ses pupilles d’un bleu perçant rencontrèrent ceux de la fillette.

     Aucune émotion.

     Aucune surprise.

     Son visage était un masque impassible, figé et aussi dur que l’acier. Un instant, il l’observa. Puis, sans un mot, il attrapa sa bouteille et se servit d’un geste lent et mesuré.

     Lucie ne se démonta pas.

     — Ma nourrice vous fait languir, à ce que je vois...

     — Et toi, mademoiselle, tu sembles bien curieuse pour une enfant… N’est-il pas un peu tard pour être ainsi encore éveillée ?

     — Peut-être… mais des messes basses ont perturbé mon sommeil...

     Elle s’approcha doucement.   

     — Vous cherchez quelqu’un... ? Peut-être puis-je vous aider…?

     — Et comment une enfant des rues pourrait-elle m’être d’une quelconque aide... ?

     — Justement… Je ne suis qu'une pauvre misérable. Londres parle, monsieur, surtout aux enfants. Encore faut-il savoir l’écouter…

     Elle laissa sa phrase en suspens, l’invitant à la contredire.

     Il ne le fit pas.

     — La famille Ashdown est-elle connue.. ?

     — Pourquoi cette question ? 

     — Ils doivent être fortunés…

     Un rire bref s’échappa des lèvres du détective.

     — Les enfants d’aujourd’hui ne pensent donc qu’à cela… ?

     Lucie s’approcha, posant un coude sur le comptoir avant de se hisser souplement à ses côtés. Son regard assuré, s’ancrant dans le sien.

     — Seulement ceux qui n’ont rien. Elle lui sourit. C’est bien le seul point commun entre ma nourrice et moi… !

     — Que veux-tu, gamine ? Pourquoi viens-tu me parler ?

     — Vous évoquiez une jeune fille disparue… Ayline, c’est ça… ?

L'homme haussa un sourcil.

     — La connais-tu ?

      — Peut-être était-elle une amie… 

     Lockhart ne sembla pas satisfait.

     — "Peut-être" n'est pas une réponse, fillette. Soit tu la connaissais, soit non.

     — J'aurais aimé la connaître... Mais pour cela, il faudrait d'abord la retrouver.

           Un silence s'étira, épais comme la brume sur la Tamise.

     Le détective Lockhart ne cilla pas.

     Il n'était ni irrité, ni surpris.

     Le bleu glacial de ses prunelles transperça ceux de la fillette. Celui-ci était intrigué par la fillette, bien plus que l'affaire elle-même. Des disparus, il y en avait à foison dans la capitale. Des enfants engloutis par les ruelles crasseuses, des noms qui s'effaçaient avant même d'être gravés dans les mémoires.

     Mais cette gamine là... ne parlait pas comme les autres.

     Elle ne pleurnichait pas.

     Elle ne suppliait pas.

     Elle ne jouait pas la pauvre âme esseulée.

        Non.

     Cette fillette était assurée, d'un regard qui sait, mais qui tait. Lockhart poussa un léger soupir, détournant les yeux comme s'il regrettait déjà de s'attarder sur elle. Tout ce qu'il désirait, c'était en finir.

     Un nom rayé d'une liste.

     Une disparition classée.

     Et retourner à sa routine.

     Un café. Un journal.

        Loin des drames qui se répétaient sans fin.

     — Pourquoi tiens-tu à la retrouver ? Interrogea-t-il.

      — Est-ce donc un mal que de vouloir aider… ?

     Son ton était léger, presque désinvolte.

     Puis elle mentit. 

     Calmement. 

     Naturellement. 

     Comme si c'était une évidence.

     — Si je vous aide, cette famille me récompensera. Et avec cet argent, je pourrai enfin quitter cette vie…

     Son regard s’embrasa d’une lueur qu’il était difficile d’ignorer.

     Un éclat sérieux. Déterminé.

     Mais sous cette détermination, une émotion plus profonde, plus enfouie. Quelque chose entre l’aveu et le mensonge.

     — Cette héritière est devenue mon dernier espoir... Son sort est lié au mien, que je le veuille ou non…

     Lockhart l’observait. 

     Froid. Impassible.

     Mais elle savait.

Il la jaugeait.

     L'homme soupira, hochant la tête. 

     — J’espère que tu pourras m’apprendre des choses, petite.

     Ce n’était ni un aveu de confiance, ni un accord.

     C’était un test.

     — Je sais qui est l’homme dont ma nourrice parlait…

     Le détective parut surpris, ses yeux se plissant légèrement.

     — Comment… ? Même elle, ne le sait pas encore...

     — Voyons, monsieur Lockhart… Il serait bien malavisé de dévoiler mes sources dès notre première entrevue..

      Il arqua un sourcil, son regard se durcissant.

     — Et tu comptes me dire son nom ?

     — Ce n'est pas la peine. Je laisse ma nourrice, vous le faire savoir. Répondit-elle, descendant du comptoir. Retrouvons-nous demain, avant 11h. 

     — Où donc ?

     — Vous le saurez bien assez vite… A demain, monsieur.

     Sur ces mots, la petite Liddell monta à l’étage, son pas léger sur le bois grinçant. Lockhart la suivit du regard jusqu’à sa disparition, le claquement lointain d’une porte se refermant définitivement.

     Le détective demeura immobile. Il s’adossa contre le dossier de sa chaise, croisant les bras. "Voilà qui est curieux…" songea-t-il. 

     Il en avait vu, des enfants des rues, des gamins perdus qui grandissaient trop vite. 

     Mais cette gamine… n’avait ni la résignation de ceux qui subissent, ni la détresse de ceux qui cherchent à se vendre pour quelques pièces.

     Non.

     Elle était trop à l’aise dans des affaires qui auraient dû la dépasser. Son comportement n’avait rien d’un simple jeu d’enfant.

     C’était réfléchi. Calculé.

     Et d’une assurance troublante.

     Comme si elle savait déjà bien plus que lui.

     Lockhart expira lentement, massant ses tempes du bout des doigts.

     Il n’aimait pas ça.

     Mais d’un autre côté, cette enquête pourrait s’avérer bien plus intéressante qu’il ne l’avait envisagé. Un frottement léger sur le sol le ramena à la réalité. Harriet Holman venait d’entrer, sa silhouette imposante. Elle s’avança, aussi naturelle qu’une vague revenant inlassablement sur le rivage et elle tendit un morceau de papier plié.

     — C’est pour vous… Mais il vous faudra chercher plus loin.

     Le détective déplia le feuillet et parcourut les lettres noircies à l’encre. Puis, son sourcil se haussa.

     — Vraiment... ? Si c’est une plaisanterie, elle est bien audacieuse…

     — Je ne plaisante jamais en affaires. Harriet laissa un rictus effleurer ses lèvres  Mais, moi aussi, j'ai trouvé cela surprenant… Je vous conseille de le rencontrer après sa deuxième messe. 

     Lockhart inspira profondément. Il se leva, enfonçant son chapeau sur ses cheveux bruns, plaqués en arrière.

     — Très bien, Miss Holman… Je reviendrai certainement.

     Il pivota vers la sortie. Mais à peine avait-il effleuré la poignée de la porte qu’il s’arrêta.

     — Une dernière chose…

     Il tourna légèrement la tête.

     — Vous occupez-vous d’une jeune fille ici… ?

Harriet plissa les yeux, méfiante.

     — Des gamines, il y en a toujours qui traînent. Pourquoi cette question… ?

      — Une en particulier semble… éveillée.

Harriet haussa un sourcil.

     — Lucie... ? Elle laissa échapper un rire bref. Elle n’est qu’une enfant sans importance. Effrontée et stupide, si vous voulez mon avis. 

     — Stupide… ? Vraiment… ? Il hocha légèrement la tête. Dans ce cas… j’ai dû me tromper.

     Il laissa les mots flotter un instant, lourds de sous-entendus. Puis, l'homme partie. Harriet le suivit du regard, impassible en apparence, mais en vérité, elle était loin d’être sereine. 

     Elle expira lentement, détendant ses épaules avant de saisir la bouteille presque vide. Le goût âcre emplissant sa bouche mais Harriet ne grimaça pas. 

Elle réfléchissait.

“Lucie…”

     Cette gamine finirait par attirer plus de problèmes qu’elle ne pouvait l’imaginer. Évidemment, Harriet l’avait vue. 

    Tapie dans l’ombre, son regard brillant d’attention, écoutant chacune de leurs paroles. 

     — Stupide… Murmura-t-elle, son sourire se tordant amèrement. Si seulement…

     Le lendemain matin, Alistair Lockhart se tenait immobile devant l'église Saint-Amaury. La chapelle était sombre et imposante. Ses pierres noircies par la suie et l'humidité semblaient fatiguées, usées par le temps autant que par les prières murmurées entre ses murs. Le ciel était d'un gris laiteux, épais comme une toile de plomb suspendue au-dessus des toits de Londres. 

     Un cigare à demi-consumé, coincé entre ses doigts, il observa les alentours.

      Rien.

     Juste les pavés humides, les échoppes encore closes, et quelques ombres errant dans la brume, silhouettes floues de mendiants matinaux ou de fidèles en quête d'absolution. Il jeta un coup d'œil furtif à sa montre de poche.

11h08.

"Quelle perte de temps..." 

     S'était-il laissé berner par une gamine ? La pensée le traversa, acide. Peut-être n’était-elle qu’une enfant des rues de plus, habituée à tester les adultes, à les défier et à s'amuser à leurs dépens.

     — Ne trouvez-vous pas que cet endroit invite aux confidences, monsieur le détective… ?

     Perchée sur une barrière de pierre, Lucie Rail Liddell lui offrait un sourire narquois.

     Comme si elle était là depuis toujours.

     Comme si c’était lui qui était en retard.

     — Vous avez un drôle de sens du temps, Miss Liddell.

        Son ton était légèrement irrité, mais non dénué d’un soupçon d’intérêt. 

     — Oh ? Vous connaissez mon nom ? Elle haussa un sourcil, faussement surprise. Quoique, pour un enquêteur, ce n’est pas vraiment un exploit.

     La fillette sauta souplement de la barrière, atterrissant sur les pavés humides sans un bruit.

       — Je suis là, comme promis. Que demander de plus, monsieur le détective... ?

     — Appel-moi Alistair... Il marqua une pause, son regard ancré dans le sien. Alors, tu savais vraiment qui elle a rencontré...

     — Bien sûr… ! Je ne mens pas…

        La fillette n’avait aucune intention de lui avouer qu’elle avait découvert la vérité grâce aux indices laissés par sa nourrice, après avoir pris le temps de réfléchir et de rassembler les pièces manquantes. Et pourtant la veille,  malgré son départ pour l’étage, Lucie restait attentive, écoutant toujours, cachée dans l’ombre.

     Ils se mirent en marche, longeant l'allée silencieuse de l'église.

     — Êtes-vous un homme de foi, monsieur Alistair… ?

     — Pas particulièrement.

     — Il y a un prêtre ici… Vous connaissez son nom, maintenant…

     D’une voix posée, il répondit simplement :

     — Prêtre Montrose.

    Elle hocha. 

     — Exactement… ! Il aime bien les enfants, vous savez. Il les reçoit souvent au confessionnal… et passe beaucoup de temps avec eux…Vraiment beaucoup de temps…

     Sa voix était légère, presque innocente.

     Mais son ton avait changé.

     — C’est une accusation grave, Miss Liddell. 

     Il ralentit, le pas plus lourd.

     — N’avez-vous pas peur des répercussions des Évangiles… ?

     Lucie haussa les épaules, son sourire à peine esquissé.

     — À part me retrouver sur les genoux de mon père, je ne crains rien de tout ça… !

     Alistair se racla la gorge.

     Son allusion était trop bien crue.

     Surtout pour une enfant. 

     — Ce n’est pas une manière de parler pour une jeune demoiselle.

     — Peut-être. Mais voyez-vous, je n’ai jamais appris les bonnes manières. Et de toute façon, les règles et les étiquettes finissent toujours par lasser. À quoi bon s’y plier…?

     — Les règles existent pour maintenir un certain ordre, petite... Elles ont leur raison d’être.

      — Sûrement…, mais tout finit par se briser. Les empires tombent, les lois changent et les puissants chutent. Pourquoi se cramponner à des principes éphémères ?

     Le détective la dévisagea.

      — Tu parles ainsi parce que tu es une enfant en quête de liberté… Mais à t’écouter, on pourrait croire que tu prends plaisir à voir le monde s’effondrer.

     — Pourtant, ce n’est pas le cas…

     Elle voulait juste y survivre et trouver sa place.

     —  Eh bien, la folle menteuse se promène avec un homme, maintenant ? Tu comptes finir comme ta nourrice, ou quoi… ?!

     Lucie n’eut même pas besoin de se retourner. Un soupir las s’échappa de ses lèvres.

     — Il ne manquait plus que lui… Murmura-t-elle, assez bas pour qu’Alistair seul l’entende.

     Quelques pas derrière eux, Gabin s’approchait nonchalant, la chemise trop large flottant autour de son torse osseux. Il arborait ce sourire en coin, celui d’un chat qui aurait flairé une souris un peu trop téméraire.

     — Alors, t’as trouvé un nouveau pigeon, Liddell… ? C’est quoi ton nouveau numéro ? Tu joues à la petite fille modèle, maintenant ?

    — Rien qui te regarde.

     Il se plaça à sa hauteur, provocateur.

     — C’est qui ? Ton client ?

     Lucie haussa un sourcil, avec un sourire moqueur.

     — Si je te disais que oui… Ça te ferait plaisir ?

     Son ton coupa l’élan du garçon. Contrarié, il reporta aussitôt sa hargne sur l’adulte.

     — Hé, monsieur ! Vous vous baladez avec cette fille ? Vous n’êtes pas un peu vieux pour ça ?! Qu’est-ce que vous trouvez d’attirant chez elle ?

     Alistair leva lentement les yeux, l’observant comme on observe un insecte incongru sur une nappe blanche.

     — Tiens… Ne serais-tu pas le petit fouineur qui m’épiait hier soir… ?

     Le sang de Gabin se figea.

     Son sourire s’effaça aussitôt.

     — Vous… Vous êtes celui qui était avec le monsieur au chien !

     Sa voix avait perdu de son assurance. Lucie, elle, savourait chaque seconde, un éclat narquois accroché au coin des lèvres.

     — Oh ? Siffla-t-elle. Tu as donc des talents de fouineur que je ne soupçonnais pas, Gabin…

     Il tourna vers elle un regard noir. 

Après tout, c’était de sa faute.

     Si elle ne l’avait pas lâché la veille comme une vieille chaussette, il ne se serait pas retrouvé dans ce pétrin. Et maintenant, elle osait le provoquer ? Pire : elle jubilait.

    Le garçon vit ce sourire, cet air de défi sur son visage, comme si elle lui disait : Alors ? Tu vas me dénoncer ? Ses doigts se crispèrent légèrement, mais il ne le fit pas.

     — Tch… ! Ft-il en détournant les yeux, mâchoire serrée. J’sais pas de quoi vous parlez, moi. J’ai rien fait. Vous le savez bien, m’sieur… 

     Il passa une main rageuse dans ses cheveux en bataille, comme pour effacer le trouble. Son regard revint sur Lucie. 

     —  Où tu vas avec lui… ?

     — Voir le prêtre.

     Gabin s’arrêta net.

     — Hein ? Le prêtre ?! Mais... pourquoi tu veux aller le voir, lui ?!

     — Pour me confesser, peut-être. Dit-elle avec ironie. 

    — N’importe quoi ! Tu sais très bien que le prêtre… !

     Alistair prit enfin la parole, le coupant.

     — Rentre donc chez toi, gamin. 

     — Vous la connaissez pas comme moi, m'sieur ! Gabin fronça les sourcils, refusant de céder. Elle se croit meilleure que tout le monde,  mais elle n’est qu’une fieffée menteuse… !

     — Une menteuse, dis-tu ?... Pourtant, on jurerait que son sort t’importe bien plus que tu ne veux l’admettre.

     Gabin, les joues en feu, recula d’un pas.

     — Moi, m’inquiéter d’elle… ? Jamais !

      Son regard croisa brièvement celui de Lucie, puis se détourna aussitôt.

     — Qu’importe, faites ce que vous voulez. J’m’en fiche ! Adieu !

     Gabin s’éloigna, les épaules raides, tâchant de dissimuler la honte qui lui brûlait la nuque. 

     — Un drôle d'ami que tu as là... Dit le détective non sans une pointe d’ironie.

     — Ce n’est point un ami. Répondit Lucie amère. Plutôt un importun qui ne sait demeurer à sa place.

     — Et pourtant… il semble tenir à toi, bien qu’il s’y prenne fort mal.

     Lucie eut un bref ricanement, sans chaleur.

     —Si c’est ainsi qu’il le prouve, alors il est encore plus idiot que je ne le pensais.

     Elle accéléra, signifiant qu’elle n’avait guère envie de s’attarder sur le sujet. Lockhart resta silencieux, pensif. Ce garçon semblait balancer entre rancune et attachement, tout comme elle, en somme.

     Peut-être n’était-ce qu’une colère mal dirigée…

     Ou une affection qu’il ne savait exprimer autrement.

     Ils poursuivirent leur marche silencieuse jusqu'à l'église Saint-Amaury, sa façade austère. Lucie s'arrêta devant les lourdes portes, leva les yeux vers le clocher avant de jeter un regard à Alistair, qui observait l'édifice d'un air attentif.

     — Venez.

     Ils pénétrèrent dans la nef silencieuse, leurs mouvements se fondant dans l’immobilité presque sacrée. Les imposantes colonnes s’élevaient, soutenant un plafond voûté, tandis que les vitraux narraient les histoires des siècles passés. Alors qu'ils approchaient de l'autel, des pas résonnèrent derrière eux.

     Le père Montrose fit son apparition, vêtu de sa soutane sombre. Son visage bouffi était marqué par la fatigue, mais ses yeux semblaient toujours vifs. 

     — Lucie Rail Liddell ! Toujours aussi charmante, mon enfant... S'exclama-t-il. Voilà belle lurette que tu n’avais pas franchi ces portes.

     — Père Montrose... Il semble que les choses me ramènent ici, malgré moi.

     Le prêtre au crâne dégarni s’arrêta à sa hauteur, détaillant la jeune fille avant de porter son attention sur l’homme à ses côtés.

     — Et qui est donc votre… compagnon ? Dit-il, en plissant légèrement les yeux.

     — Alistair Lockhart.

     Le détective répondit simplement, tendant une main ferme. Le prêtre la serra sans hésiter, avec une poigne étonnamment vigoureuse.

    — Je suis ici pour m’entretenir avec vous, mon père.

     — Il cherche à se confesser. Ajouta l'orpheline, un sourire effleurant ses lèvres.

     Le père Montrose arqua un sourcil, un sourire poli aux coins de la bouche.

     — En ce cas, mon fils… Sachez que la maison du Seigneur est toujours prête à accueillir ceux qui portent un poids sur leur conscience.  

     Il joignit les mains, les yeux légèrement baissés, puis releva le regard avec bienveillance.

     — Souhaitez-vous en parler ici… ou dans le secret du confessionnal ?

     — À l’abri des regards et des oreilles, je vous prie.

     — Ainsi soit-il.

     Lucie les regarda s’éloigner sans un mot, puis tourna les talons. 

      Elle erra dans la nef silencieuse, ses doigts glissant distraitement sur le bois poli d’un banc. Des fidèles, le visage tourné vers l’intérieur, marmonnaient leurs prières, tandis que les statues du Christ et de la Vierge veillaient en silence.

     Puis, au détour d’une colonne de marbre, quelque chose attira son œil. Un éclat doré.

     Un miroir.

     Grand, majestueux, accroché juste au-dessus.

     Elle s’approcha, les bras croisés, comme si elle craignait d’en approcher trop près. Puis, lentement, elle leva les yeux vers son reflet. Et tout vacilla. L’image se troubla, comme un lac sous le souffle du vent.

     Peu à peu… Un paysage apparut.

     Un paysage qu’elle n’aurait jamais cru revoir.

"Les Merveilles."

     Son souffle se suspendit. Le cœur battant à s’en rompre la poitrine, Lucie jeta un regard furtif autour d’elle. Personne ne semblait lui prêter attention. Elle tira une chaise, la plaça juste devant le miroir et monta dessus. 

    Le bout de ses doigts frôla la surface, froide et dure. Juste… du verre.

     Elle appuya un peu plus fort.

     L’image derrière le miroir bougeait lentement, très lentement. Comme au ralenti. Des feuilles flottaient sans jamais tomber, un papillon battait des ailes comme s’il luttait contre une étrange apesanteur.

     Lucie inspira.

    Puis, avec une légère tension dans les bras, elle poussa plus fort, plus franchement, comme si elle voulait enfoncer une porte fermée.

     Et enfin, le miroir vibra. 

    Une onde glissa le long de son bras comme une eau tiède.

    Le verre céda.  Et sa main… passa au travers. 

     Lucie étouffa un cri. 

    Elle recula, le cœur battant, observant sa main - intacte. Le miroir, lui, s’était refermé, calme et lisse comme s’il n’avait rien révélé.

"Que devait-elle faire ?"

     Le doute la tenaillait. Mais plus elle hésitait, plus Whitechapel lui paraissait lointaine, insignifiante. Harriet. Alistair. Gabin. Tous appartenaient à cette réalité impitoyable qui l'écrasait.

     Mais les Merveilles…

     Elles n’étaient pas seulement un autre monde.

     Elles étaient une échappatoire.

     Un écho de liberté.

     Une promesse d’infini, où les règles étaient différentes, où tout semblait possible. Lucie savait que traverser ce miroir signifiait. Peut-être ne reviendrait-elle jamais…

     Mais Lucie n’avait jamais vraiment eu le choix.

     Et pourtant, aujourd’hui… elle en avait un.

     Ses pensées tourbillonnaient, mais son cœur, lui, connaissait déjà la réponse. Elle rouvrit les yeux. Une lueur nouvelle brillait dans son regard.

Oui. 

    Elle avait déjà choisi.

     Lucie inspira profondément.

     Il n’y avait plus de place pour l’hésitation.

     Plus de retour en arrière possible.

     Décidé, elle tendit la main. Ses doigts effleurèrent la surface du miroir. Puis, sans attendre davantage, elle plongea.

     Le verre l’engloutit sans un bruit…

      Et le monde des Merveilles l’accueillit à nouveau.

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