Le rêve la prit sans prévenir.
Comme une brèche s’ouvrant dans le tissu du réel.
Akira l’enveloppa tendrement.
Comme un linceul de brume et de feu, venu des confins de l’oubli.
Comme une caresse glacée sur une peau en flammes.
Comme un père aux ailes immenses, repliant le monde autour d’elle.
Elle dormait, blottie contre le flanc chaud d’Akira, son dragon.
Le rythme de sa respiration s’accordait à celui de la créature, grave et lent, comme un tambour au creux du monde.
Et quand ses paupières s’ouvrirent…
Elle n’était plus la Porteuse du Feu Rendu. Ni la fille du trône disparu. Ni la voix des chaînes rompues.
Elle était juste Emy. Et elle n’était pas seule. Les voix l’appelaient.
Des voix de vent et de sang. Des voix de racines et de cendre. Des voix de peine.
Des voix qui ne venaient pas d’ailleurs, mais de derrière le cœur, là où vivent les souvenirs que le monde refuse d’oublier.
- Où est elle ? où est ma fille? Une voix rauque. Fendue. Dévastée.
- Je le sens… par tous les dieux, je le sens !
Le rêve prit forme.
La scène surgit autour d’elle, comme un théâtre de douleur figé dans la boue.
Son père. Arthur. À genoux. Le visage noirci. Les yeux rouges d’insomnie.
Il tenait une écharpe entre ses mains. Son écharpe.
Tachée de suie. sale de poussières,pliée et dépliée mille fois.
Il l’enroulait contre son cœur comme une preuve que sa fille avait été réelle.
Que quelque chose d’elle persistait, même si tout le reste disparaissait.
Un souffle. Une preuve de vie.
Sa mère Lisa arriva à pas lents. Ses bottes s’enfonçaient dans la terre détrempée. Son manteau ruisselait. Dans ses doigts : une carte déchirée, rayée de symboles incompréhensibles.
Ses yeux...Morts d’inquiétude.
- Ça fait un mois Arthur. Aucune barrière magique. Aucun enchantement mental. Rien n’a laissé de trace.
Elle déplia la carte. Ses doigts tremblaient.Comme son souffle.
-Et si elle a chuté ? Et si une bête l’a attaquée ? Ou pire, un sorcier ? Tu veux encore fouiller combien de kilomètres carrés de forêt ?
Mais Arthur bondit.
Ses yeux flamboyaient, injectés d’un feu ancien, terrible.
- Autant qu’il le faudra ! Jusqu’à ce qu’on trouve un cadavre, ou une voix, ou une empreinte sur une pierre ! Elle n'est pas vue d'elle-même ici . Elle n’a pas disparu. Elle a été prise. Enlevée dans son sommeil !
Il cria.
Un cri de guerre, d’amour et de refus.
Un cri qui fit reculer les oiseaux et plier les branches.Le silence retomba. Plus lourd que le ciel.
Le silence tomba.
Un silence plus lourd que la terre
Et au bord du sentier… Une autre voix s’éleva.
Petite. Calme. Irréelle.
Léon. Le petit frère
Le seul à ne pas pleurer. Le seul à regarder plus loin que la peur.
Il fixait un promontoire. Une pierre dressée.
Là où les nuages s’ouvraient.
Il murmura :
- Elle a été appelée.
- Quoi ? Demanda sa mère en s’approchant.
-Quelque chose… Ou quelqu'un. Dans le ciel. Elle l’a entendu. Elle est partie là-haut.
La mère fronça les sourcils.
Le père s’agenouilla, lentement.
Comme on prie. Comme on accepte l’inacceptable.
-Tu crois qu’elle est encore… En vie ?
Léon hoche la tête.
-Oui. Mais elle ne reviendra pas comme avant.
Un battement. Un frisson d’univers.
Puis, avec une force qui fendit l’air :
-Elle brillera. Comme un dragon. Même si vous ne la reconnaissez pas.
Le rêve éclata.
Le monde s’effondra comme un mur de verre.
Emy hurla. En silence. Et ouvrit les yeux.
Elle se redressa, le souffle court.
Le froid de l’aube entaillait sa peau.
Les dragons, tout autour, s’étaient levés d’un coup. Leurs yeux fixés sur elle. Sur son cri silencieux.
Perçu l’écho du lien. Du fil invisible.
Elle posa une main sur son cœur.
Il battait vite. Trop vite. Mais il battait pour eux.
-Ils me cherchent encore…
Sa voix tremblait. Pas de peur. De lien. De cette corde invisible entre elle et la terre qui l’avait vue naître.
-Et si je ne peux pas revenir comme leur fille… alors je reviendrai comment ? Comme une inconnue ? Dit-elle tristement
Akira la fixa. Son souffle tiède effleurait son front.
-Tu leur retourneras comme une lumière dans cette nuit interminable. Akira les réconforta en disant que tu es et seras toujours leur enfant.
Elle escalada pieds nus jusqu'au sommet de la colline Draken.
La pierre nue coupait ses talons. Le vent lui lacérait le visage.
Mais elle tenait bon.
Les six dragons la suivaient. Silencieux. Majestueux.
Comme s’ils sentaient que ce matin-là, elle ne portait pas que de la magie.
Elle portait la mémoire. Au sommet, elle s’agenouilla.
Elle enleva son collier, représentant son lien avec ces deux existences, et le serra contre son cœur.
Il répondait à l'appel silencieux d'Emy. Captivante. Elle émettait une lumière rouge pâle, presque douloureuse.
Emy le posa sur la pierre.
Y appuya son front. Ferma les yeux. Une image translucide apparu, on y voit un couple et un jeune garçon.
Leur amour suspendu dans la magie de l’Arbre-Mère.
Et murmura.
- Je suis là. Mais vous ne pouvez pas me voir.
- Je suis vivante. Mais vous ne pouvez pas me toucher.
- Mais je me battrai. Pour vous. Pour revenir. Même si je reviens changée.
Elle prononça leurs noms. Maman, Papa, Léon.
Et la lumière devient plus intense presque comme du feu.
Un feu doux. Ancien. Tressé d’or et de souvenirs.
Elle souffla. Et le vent l’emporta.
Akira s’approcha. Ses écailles vibraient comme une harpe céleste.
Il la regarda.
- Ils sauront, dit-il simplement.
Puis il déploya ses ailes. Il s’envola.
Le ciel s’était tu.
Un silence lourd, étrange, presque sacré, recouvrait la forêt comme un manteau de plomb.
Et puis… le vent bascula.
Pas une bourrasque. Pas un souffle ordinaire.
Une onde.
Vive, tiède, vibrante.
Elle traversa les arbres, fit frémir les feuillages sans les briser.
Comme un frisson caressant la peau du monde.
Léon fut le premier à lever les yeux.
Ses paupières papillonnèrent, son regard s’élargit.
— Tu sens ça ?… murmura-t-il.
Arthur s’arrêta net.
Lisa, déjà à bout de souffle, ferma les yeux, juste une seconde.
Une seconde de paix. Comme si… quelque chose venait les effleurer de très loin.
Pas un souvenir. Pas un sort.
Une présence.
Un grondement sourd monta.
Lent. Grave. Ancien.
Comme si la montagne elle-même se mettait à respirer.
Et là-haut, entre deux voiles d’orage…
Le ciel s’ouvrit.
Littéralement.
Les nuages ne furent pas chassés : ils se replièrent. Comme s’ils cédaient la place.
Comme s’ils s’inclinaient.
Un rayon de lumière d’une pureté irréelle fendit les cieux.
Et dans son sillage apparut…
Le dragon.
Énorme. Silencieux.
Pas un battement d’aile. Pas un rugissement.
Il glissait dans les airs, porté par une force ancienne.
Son corps était fait de lumière et de braise, tressé comme du verre incandescent.
Ses écailles miroitaient, tantôt or, tantôt cendre, tantôt pourpre.
Chaque battement de son cœur semblait projeter des étincelles dans les nuages.
Ses ailes…
Immenses, infinies.
Elles coupaient le ciel en deux, traînant derrière elles des filaments d’énergie pure.
Arthur tomba à genoux.
Ses lèvres tremblaient, ses mains agrippaient la terre.
— Emy… C’est toi… c’est… c’est TOI !
Lisa poussa un cri, un sanglot mêlé de joie et de terreur.
Ses jambes cédèrent. Elle tomba à genoux à côté d'Arthur, les mains sur la bouche, incapable de prononcer un mot.
Et alors, dans le sillage du dragon… un mot apparut.
Suspendu dans l’air.
Pas écrit.
Gravé dans la lumière.
"Je suis là."
Pas un message.
Une certitude.
Le mot pulsait doucement, comme un cœur.
Chaque lettre vibrait dans l’air, faite de lumière vivante.
Il n’était pas lu : il était ressenti.
Un courant parcourut la clairière.
Les feuilles frémirent. Le sol résonna d’un battement profond.
Et Léon avança.
Sans peur. Comme attiré.
Ses pas étaient légers, comme s’il marchait sur l’eau.
Il s’arrêta au centre du cercle que formaient les arbres.
Il leva les bras, lentement. Comme s’il saluait.
Puis il posa un genou à terre.
Son front se pencha.
Et là…
Ses yeux se révulsèrent.
Brusquement. Comme happé par une énergie trop grande pour lui.
Et il parla.
Dans une langue qui n’était pas la sienne.
Une langue oubliée. Viscérale. Préhumaine.
Chaque syllabe résonnait comme un tambour sacré, comme le grondement de la lave dans les entrailles du monde.
Arthur recula, les yeux écarquillés.
— Léon ?! Qu’est-ce que… ?
Mais Lisa tendit la main, haletante.
— Ne le touche pas… regarde…
Le ciel vibrait.
Le mot devenait incandescent. Il battait plus vite.
Un rayon de lumière descendit du dragon, effleurant Léon sans le brûler.
Comme une bénédiction.
Puis…
Tout explosa en silence.
Des milliers de particules dorées se détachèrent de l’inscription.
Elles dansèrent. Autour d’eux. Autour des arbres. Autour de leurs corps.
Et se dissipèrent.
Lentement. Comme un souffle.
Juste le vent.
Juste le vide.
Mais pas un vide d’absence.
Un vide plein.
Plein de lien, plein de foi, plein d’un amour si grand qu’il brisait les lois.
Arthur, Lisa, Léon restèrent là. Changés. Silencieux.
Et dans le ciel, le dragon tournoya une dernière fois.
Puis il disparut dans la lumière.
Lisa le prit dans ses bras, tremblante.
-Léon, mon chéri, tu vas bien ?
Il hocha lentement la tête, encore étourdi.
-Elle ne nous a pas juste envoyé un message. Elle m'a tendu la main... Je crois que j'ai répondu.
Et là, au-dessus d'eux, le mot se fragmenta en milliers de particules dorées.
Un scintillement. Puis... plus rien.
Seulement le vent.
Et le cœur de trois êtres, marqués à jamais.
De l'autre côté du monde...
Sur une crête battue par les vents et le feu, Emy sentit son corps frémir.
Elle avait le front posé contre son collier Le souffle court.
Autour d'elle, les dragons gardaient le silence. Leurs écailles vibraient doucement, accordées à une musique qu'elle seule semblait entendre.
Puis... une onde. Pas de feu. Pas de sort.
Quelque chose de vivant.
Son cœur se contracta, puis s'ouvrit.
Elle redressa la tête. Une main sur sa poitrine. Une chaleur étrange y palpitait. Mais ce n'était pas la sienne.
Ce n'était pas Akira.
C'était Léon.
Elle le sentit. Clair. Absolu.
Une voix douce résonna en elle.
"Je t'ai entendue."
Et ce n'était pas une pensée.
C'était une vibration, transmise à travers un fil invisible.
Elle porta la main à sa bouche. Des larmes roulèrent sans bruit.
-Il m'a répondu...
Akira s'approcha lentement. Il l'observa avec gravité.
-Ce lien-là n'est pas ordinaire. C'est plus qu'un message. C'est une résonance. Une réminiscence du Souffle d'Origine.
-Il a parlé ma langue, murmura-t-elle. Sans la connaître. Il m'a appelée... à travers les mondes.
Elle vit Léon. Le ciel dans ses yeux. Le mot au-dessus de lui. Ses genoux dans la boue. Sa bouche prononçant des mots anciens.
Elle le vit répondre. Et elle comprit. Ce n'était pas un miracle.
C'était le fil. Celui qui relie ce qui aime profondément, même à travers la mort, même à travers le temps.
Elle se leva lentement.
-Je ne suis pas seule à marcher entre deux mondes.
Ses cheveux s'envolaient dans le vent, comme des flammes.
Elle tendit la main vers le ciel.
-Merci, Léon.
Et là-haut, les nuages se plièrent doucement.
Comme pour répondre.
Alors que le lien entre les mondes vibrants persistait dans l'air raréfié, une autre voix s'élevait, celle d'une colère plus profonde que jamais et plus pressante : celle du trône ensanglanté, de la couronne qui, malgré les orages, demeure ferme.