Aujourd’hui plus que jamais, je sens le poids de l’étiquette de "Nana-dont-l'ancêtre-était-un-héros-et-dont-la-planète-entière-sait-que-son-destin-sera-encore-plus-extaordinaire". Or selon moi il y a deux significations au mot "destin". Laquelle s'appliquera à mon histoire? Là réside encore tout le mystère.
Certains l'emploient pour parler de ce qui est écrit d'avance, contre lequel on ne peut rien. Cette fatalité qui peut être aussi noire que lumineuse. Et puis il y a le cas où on l’utilise pour parler de cette voie que l'on se forge soi-même.
Moi, je préfère penser au destin comme d'un chemin que je choisirai d'emprunter. Ces décisions que je prendrai et qui, au crépuscule de ma vie, me permettront de dire que je me suis bâti un destin hors norme à la seule force de mes actions. Sans avoir recours à l’aura scintillante de la dynastie dont je suis issue.
Je suis Laely Armstrong, l'une des descendantes du célèbre Neil Armstrong. Celui qui s'est rendu célèbre il y a deux siècles quand il a été le premier homme à marcher sur la Lune. C'était en 1969. Nous sommes le 1er septembre 2158, et aujourd'hui est un jour à part, car c'est j'intègre la formation spéciale du programme "Next Step" de la SpaSa.
Je suis fière de pouvoir enfin commencer cette formation pour l'élite. "Le programme spatial qui permettra à l'humanité de migrer sur une nouvelle planète" insistait la vidéo promotionnelle lors des phases d'inscription.
— Je suis prête maman, allons-y.
— Tu n'as rien oublié ? Tu as tout ce qu'il te faut ? questionne la voix troublée à ma droite.
Ma mère, bien qu'honorée que sa fille unique suive les pas du cheminement familial, n'en est pas moins chamboulée de me voir partir pour de bon.
Il faut dire que là, maintenant, on n'a plus le choix. Il faut trouver de toute urgence l'issue de secours. Car "La bille de crasse" comme je l'appelle, n'a plus rien d'accueillant pour ses habitants. Polluée jusqu'au cœur, la Terre n'est plus qu'un amas de détritus, de radioactivité et d’habitants dépourvus. Il faut croire que le saccage des humains n'a pas suffi, car depuis quelque temps, c’est comme si la planète elle-même avait décidé de s'auto-détruire en enchaînant les catastrophes naturelles aux quatre coins du globe. Ça a commencé il y a plus ou moins cent ans. Un jour, un type avait dit que ça serait formidable de pouvoir capter les gaz polluants l'atmosphère, de les rendre liquides, et de les injecter dans les cavités béantes de la croûte terrestre. Celles où logeait il y a fort longtemps le pétrole. Après tout, puisque que tout a été siphonné, et qu'il ne restait que d'immenses trous, autant les combler, pas vrai ? Il rêvait, en somme, de transformer l’emmental en gruyère. Sauf qu'il a fallu se rendre à l'évidence : ça ne marche pas comme ça ! Depuis, tout se passe comme si, dotée d'une volonté propre, la planète voulait se rebeller contre les parasites qui vivent sur son dos depuis des millénaires.
Au début ça a été des tremblements de terre. Ils ont déclenché des tsunamis bien sûr, puis il y a eu des éruptions volcaniques qui ont provoqué des raz de marée, et comme de base on assistait à la montée du niveau des mers du fait du réchauffement climatique, ça a été l'anéantissement de millions d'humains. Ensuite est venu le temps des pandémies, des famines, et pour finir les guerres. L'humain avait beau avoir fait basculer le premier domino de la construction, le mode auto-destruction de la "bille de crasse" était bien plus puissant et tout s’est effondré petit à petit. Alors l'humanité a fait ce qu'elle sait faire de mieux : elle s'est adaptée. On a construit des barrages pour éviter que nos merveilleuses cités soient ensevelies, on en a déplacé plusieurs, on a creusé les montagnes pour y faire nos terriers, et on a fait grimper plus haut nos buildings. Et on a laissé crever les plus faibles.
C'est dans ce décor d’épouvantable effarement que moi, j'entre en scène. Oh, je ne prétends pas pouvoir résoudre tous les problèmes. Non ! Par contre, je vais avoir le privilège de pouvoir faire partie de ceux qui tentent le tout pour le tout. Désormais, chacun sait que l'humanité arrive au bout du décompte, et qu'il va falloir aller plus loin que Mars pour trouver un environnement habitable pour la vie telle qu'on la connaît ici. La planète rouge n'était qu'une étape, et non une fin en soi : Mars ne convient pas aux habitants de la planète bleue ! Il nous faut désormais viser la planète New Start dans le système Alpha C Centauri. Ainsi a été créé le programme Next Step. Il s’agit de la formation la plus exigeante et sélective qui soit.
En tant qu'Armstrong, ma place y est logique de fait. Mes ancêtres ont tous séjourné à un moment de leur vie dans l’espace, et je me dois de poursuivre cette lignée. En allant plus loin. Bien plus loin ! Car au-delà de cette destinée toute tracée, le défi à relever me motive plus que tout. J’en conclus que le destin peut aussi être un choix. Maintenant que le matériel est presque prêt, c'est aux humains de se préparer. Me voilà en chemin. Il va falloir que je fasse mes preuves désormais ! La pression est maximale. Mon père en est très fier aussi bien sûr. Le fait que je suive ses pas est un sujet qui n'a jamais été débattu dans la famille. Et me voilà, en ce jour de mon vingtième anniversaire, rejoignant les rangs de la SpaSa.
Lors de la fusion de SpaceX avec la NASA en 2033, on avait conservé la base de lancement de Cap Canaveral/Kennedy en Floride. Il avait été décidé au milieu du vingtième siècle, que c'était le meilleur emplacement pour le pas de tir des fusées de l'époque. Depuis, les installations ont évolué, bien entendu, mais le site est resté localisé sur les coordonnés 28° 35′ 07″ N, 80° 39′ 03″ O. C'est là où nous nous rendons avec mes parents, à bord du train à hyper vitesse. Le paysage défile en un ruban continu, flou et insaisissable, alors que je me rapproche de mon rêve.
La tristesse est palpable entre nous trois. Même si on savait que ce jour arriverait, le fait qu'on y soit, là, maintenant, pour de vrai, fait voler en éclat toutes mes belles résolutions de ne pas laisser la tristesse l'emporter.
— Ne pleurez pas les filles, tout va bien se passer. Il faut penser au positif et se dire que Laely réalise son rêve, ma chérie.
Des larmes coulent malgré tout sur les joues de ma mère depuis déjà de longues minutes, et je ne peux réfréner les miennes devant ce spectacle à fendre le cœur. Mon père enlace ma mère, dépose un baiser sur sa chevelure de feu, et elle s'effondre dans ses bras.
— Je sais... je sais.. sanglote-t-elle.
— Je reviendrai à la maison pour mon prochain anniversaire, et vous pourrez venir me rendre visite quand vous voulez...
La formation que je vais commencer durera deux ans sur Terre, puis, si tout va bien, je rejoindrai la station lunaire pour trois autres années avant le grand départ à bord de l'Arche en direction du système d'Alpha du Centaure.
— Oui, on reviendra te voir au Centre pour les fêtes de fin d'année, complète ma mère.
— Bien sûr, je valide. Joannie sera ravie de vous revoir tous les deux.
Joannie Pesquet est ma meilleure amie. Comme moi, elle est issue d’une famille d’astronautes. Mais ce n’est pas une branche directe qui la relie à l’arbre généalogique du célèbre français. Joannie est une Pesquet par le frère de l’astronaute. Personne dans la famille de mon amie n’a eu la chance de visiter les étoiles. Cependant, nos familles ont noué des liens très forts au fil du temps lorsque nos ancêtres se sont retrouvés sur les bancs de ce Centre de formation. Je suis rassurée de la savoir à mes côtés pour cette entrée dans la cour des grands.
— Je suis heureuse que tu sois en colocation avec elle, lance mon père.
— Oui, moi aussi je suis rassurée de savoir qu'on est en coloc toutes les deux.
— Attention quand même à ne pas en profiter de trop pour faire n'importe quoi.
Revoilà le "papa ronchon" qui joue les protecteurs maladifs. Je ne peux m'empêcher de lever les yeux au ciel.
— Je sais que j'ai l'honneur de la famille sur les épaules, pas la peine d'en rajouter papa.
— Laisse-la respirer un peu, tu veux...
Ma mère m'a toujours défendue. On forme un bloc solide et solidaire toutes les deux. Même si au final mon père essaye de tenir le rôle du grand méchant loup pour de faux. On ne sait pas trop qui il essaye de berner d'ailleurs, car sous ses airs de gros dur à barbe se cache un cœur d'or. En vérité, je suis étonnée qu'il n'ait pas encore versé sa petite larme aujourd'hui. Je sais très bien que je n’ai pas rêvé le jour de la remise de mon diplôme à la fin du lycée, c’était bien des larmes de fierté qui brillaient dans ses yeux. Même s’il soutient que c’était juste à cause de la lumière qui était mal orientée, ou je ne sais quelle excuse bidon. C’est mon père. Le “papa ours” comme le surnomme maman.
Enfin, après trois heures de train, nous voici arrivés à destination. L'air ambiant, chargé d'une chaleur humide, nous tombe dessus dès l'ouverture des portes.
— Mon dieu, quel climat!
Ma mère est assaillie par l'humidité. Elle semble en peine pour retrouver son souffle. Il est vrai qu'habitués aux plateaux venteux du nord, nous nous retrouvons étouffés par la moiteur lourde de la Floride, et mon père à nouveau ronchonne.
— On est bien mieux au frais chez nous là-haut!
Le revoilà dans son rôle d'ours mal léché. Je sais parfaitement qu'il se replie dans ses retranchements de vieux grizzly quand il se sent submergé par l'émotion. Et là, l'émotion est aussi intense que l'ensoleillement. Je le connais tellement bien!
— Allons-y ! je lance.
J'ouvre la marche et nous descendons du train pour être pris en charge par un petit comité d'accueil. Un homme élancé et vêtu d'un uniforme sobre mais classe, arborant le logo de la SpaSa, s'approche de mes parents avec un grand sourire. Lui pour le coup, c'est un militaire vu les décorations sur son torse.
— Jack!
Mon père offre une franche poignée de main à l'homme en question, et ma mère, toujours avenante, le prend dans ses bras.
— Seamus et Julianne Armstrong! Quel honneur de vous revoir.
L'homme les aborde avec un sourire amical, mais moi je préfère rester en retrait. Puis mon père me présente à son ami.
— Jack, voici ma fille Laely.
— Enchanté, mademoiselle.
Il me tend une main solide et directe que je saisis pour le saluer en retour. Je suis le Major Jack Griffith, Directeur de ce centre de formation. C'est moi qui suis en charge des nouvelles recrues.
— Oh, je vois. Ravie de faire votre connaissance. Merci pour l'accueil.
Je dois donc commencer dès à présent ma petite représentation de "la-nana-qui -ne-doit-pas-se-vautrer-surtout-pas-le-premier-jour!"
— Tu seras pas trop sévère avec mon bébé, hein Jack?
— Maman!
Ça y est, elle me fout la honte!
— Au contraire ! réplique mon père.
— Seamus ...
— Non Julianne, elle doit faire ses preuves !
Je savais d'avance ce qu'il allait dire. Je peux prédire ses réactions par avance. Mais là, je sens que le moment n'est pas à la rigolade, donc je fais profil bas. Il n'est pas question de me faire repérer dès le premier jour.
Progressivement, nous sommes rejoints par d'autres jeunes, puis, à bord de la navette express, nous arrivons sur site des installations historiques du Centre Spatial Kennedy. La montée du niveau des océans, les différentes catastrophes climatiques qui ont sévi ces derniers temps ont forcé les autorités à construire de nouvelles structures en faisant cette fois le choix de les enterrer. Ainsi donc, la navette nous dépose dans un vaste hall souterrain. L’éclairage artificiel est diffus et accueillant, rend l’espace chaleureux malgré la hauteur saisissante. Les nouveaux arrivants sont attirés par le dôme à quelques dizaines de mètres de là. La coupole haute comme une cathédrale déverse un flot de lumière naturelle qui attire le regard vers le haut. J’admire la structure de cette construction alliant métal et steelglass. C’est un ensemble qui apparaît léger, aérien. Une merveille d’architecture.
Joannie m'a déjà inondée de messages tout au long du trajet pour savoir quand j'arrivais. On brûle d'impatience de se retrouver l'une comme l'autre. Pour sa part, elle a déjà intégré la formation l'année dernière car elle est plus âgée que moi d'un an. C'est un avantage, car je sais qu'elle a tout préparé pour moi, et que notre colocation est déjà planifiée dans les moindres détails.
— Je suis trop contente! me hurle-t-elle dans les tympans alors qu’elle déboule.
Les autres nous regardent d'un œil désapprobateur, mais on s'en fout, on est bien trop heureuses pour y prêter attention.
— Bonjour, Joannie finit par lancer ma mère l'œil rieur.
— Salut Julianne!
Ma meilleure amie embrasse ma mère, puis mon père.
— Salut ma grande, tout va bien?
Là, papa ours est définitivement rentré dans sa tanière!
— C'est l'un des plus beaux jours de ma vie! s'exclame mon amie.
— Rien que ça…
On rit tous les trois devant son enthousiasme. Jojo a toujours été un peu fofolle, un peu extravagante, un peu cinglée. Mais je l'adore comme une sœur!
— Calmez vous Pesquet!
Cinglant, le Major Griffith sait calmer les ardeurs les plus enjouées on dirait.
— Oui Major....
Elle baisse la tête un instant, puis dès que le chef a tourné les talons, elle reprend sa petite danse de la joie. Bien sûr, ça me fait pouffer de rire... Ça promet!
Emportés par le flot de nouveaux, on pénètre dans les installations souterraines vers la lumière naturelle qui inonde l'espace d'un halo orangé. D'immenses palmiers locaux sont plantés symétriquement sous la coupole majestueuse apportant ombre et fraîcheur. Le bâtiment est doté d'une isolation parfaite, les végétaux n’ont qu’un but décoratif, mais je dois dire que cette touche de verdure dans cet environnement minéral et vitré m'apporte un réconfort immédiat. La verdure c'est la vie, en tout cas pour moi, c'est plus qu'une évidence.
Jojo entreprend de me présenter le programme qu'elle m'a concocté en chuchotant de façon pas du tout discrète. Ma mère constatant que je ne suis pas concentrée, me lance un regard noir réprobateur alors que Griffith s’installe sur une estrade au centre du hall. Il prend alors la parole devant l'Assemblée des nouvelles recrues:
— Bienvenue à tous au centre de formation de la SpaSa.
Et c'est parti pour le discours de présentation ...