Ce matin, on commence par une présentation orchestrée par le Major dans le grand amphi. Jojo m'a conduite jusqu'aux portes pour s'assurer que je ne me perdrais pas en route. Et je dois dire qu'elle a bien fait, parce qu'en toute honnêteté, j'aurais bien été incapable d'y arriver seule. Ce centre est pire qu'un labyrinthe, il faudrait que je pense à traîner un fil d'Ariane derrière moi dès que je quitte la coloc pour être sûre de retrouver mon chemin le soir venu. J'ai déjà assez d'embrouilles comme ça depuis ce matin avec les lutteuses pour ne pas en rajouter une couche supplémentaire en me perdant entre deux cours.
Après que Jojo m'a quittée pour rejoindre sa propre salle de classe, je décide de prendre place dans l'amphi à une place stratégique: pas trop près pour pas passer pour une lèche botte, mais pas trop loin non plus pour pouvoir bien suivre tout ce qui va nous être donné comme informations. Car là, ça y est, on ne rigole plus, le game est lancé!
Je me faufile vers le milieu du troisième rang, puis m'installe en prenant bien soin de la jouer discrète. Vu ce que les deux hyènes m'ont balancé ce matin, visiblement ma venue n'est pas attendue que par le Major Griffith. Une chance qu'ils ne me connaissent pas de visu et qu'on ait pas un badge à porter avec notre nom dessus. Perdue dans ma consultation de ma scroll'tab, je ne remarque pas tout de suite que quelqu'un s'assoit à mes côtés.
— Salut!
Une petite nana aux cheveux roses me fait lever la tête par sa voix haut perchée.
— Salut.
Je lui réponds en souriant. Elle ne ressemble en rien aux autres étudiants que j'ai pu croiser jusqu'à présent.
— Je suis May Ling, enchantée.
Elle me tend sa main ornée de bagues et de bracelets qui tintent avec ses mouvements.
— Enchantée aussi, je suis Laely.
— Je peux m'asseoir à côté de toi?
— Bien sûr.
Elle prend place en installant une sorte de grand sac coloré près d'elle. "baroque", me dis-je.
— C'est impressionnant, hein?
Elle tourne son visage de poupée de porcelaine vers le haut des gradins qui se remplissent, avec un sourire radieux sur les lèvres. "Au moins une qui est heureuse d'être là, ça fait plaisir", je pense en mon for intérieur.
— J'ai entendu dire que la descendance de la famille Armstrong était parmi nous cette année. Je suis moi-même la petite-fille de Sakura Ling, la première humaine à avoir posé le pied sur Mars. J'ai hâte de le ou la rencontrer!
Ah donc voilà la représentante de la quatrième famille!
— Et bien, tu l'as en face de toi.
Elle bat des mains, l'air sur-excitée.
— Oh c'est pas vrai! C'est génial! Je suis trop contente de te rencontrer Laely!
Elle me prend alors dans ses bras pour une accolade. Je l'avoue, ça je ne l'avais pas vu venir.
— Moi aussi ça me fait plaisir de faire ta connaissance May.
Je ne peux retenir un sourire en la voyant faire. Elle porte un parfum fleuri joyeux et pétillant comme semble être sa personnalité extravertie.
— Il faut qu'on devienne copines!
Le ton est donné. Et je dois avouer qu'après le sketch des deux pimbêches de ce matin, ce vent de fraîcheur est à l'exact opposé de la fournaise que nos colocataires ont voulu nous imposer dans la cuisine.
A vrai dire je ne vois pas grand-chose d'autre à répondre qu’un laconique “Ok” à cette invitation sortie de nulle part. Ses bracelets s'agitent dans une symphonie de petits carillonnements sympathiques.
— Ta colocation se passe bien ? j’ose enfin.
Au fond de moi j'espère qu’elle ne se trouve pas coincée elle aussi avec d'autres furies comme nos catcheuses.
— Oh oui, on est quatre filles qui nous entendons super bien... Enfin, je ne les connais que depuis hier soir, mais elles m'ont l'air vraiment sympas!
Je lui souhaite de tout cœur que sa colocation se passe bien, et qu'elle n'ait pas les mêmes soucis que Jojo et moi.
— Oh, ça commence...
L'éclairage se tamise et la scène prend vie avec l'arrivée du Major Griffith.
May me fait penser à une petite fille qui s'émerveille de tout, mais au fond, je me dis que si elle est là, c'est qu'elle a passé les mêmes tests que moi, et qu'elle s'est révélée tout aussi capable de venir se former ici. On dit souvent que l'habit ne fait pas le moine. Il semblerait que les cheveux rose ne font pas la poupée de porcelaine toute fragile non plus.
Je reste cependant concentrée sur ce que nous annonce le Major et sur les profs qu'il présente.
— Bonjour à tous et bienvenue dans le programme Next Step.
C'est elle! Une femme à la prestance toute britannique comme son accent. La professeure Butteridge, que j'attends de rencontrer depuis des années. Docteure en botanique, ingénieure en agronomie, c'est la papesse de la génétique végétale, celle qui m'a passionnée depuis mes onze ans, le jour où j'ai lu son ouvrage sur le monde botanique et sur toutes les avancées dans ce domaine. J'ai tellement hâte de recevoir son enseignement ! Les végétaux aquatiques et notamment marins et océaniques, sont pour moi le futur, la survie de notre espèce, la seule issue possible au monde d'aujourd'hui.
Les travaux de la professeure Butteridge sur la spiruline sont à ce titre une référence en la matière depuis plus de vingt-cinq ans. C'est en partie grâce à elle et aux travaux de son équipe, que l'humain peut désormais vivre sur Mars. Sans la Spiruline, les apports de nutriments, de minéraux et vitamines nécessaires pour le fonctionnement du corps humain, seraient impossibles sur la planète rouge. Tout comme ce sera le cas lors du trajet intersidéral à bord de l'Arche, et lors de l'installation à destination.
— Mon assistante Camilla Hernandez ici présente sera chargée des Travaux Dirigés dans les labos. Elle sera également membre du jury pour les évaluations de fin de semestre.
La jeune femme en question semble sévère et franchement pas facile. Peut-être est-ce lié à sa frange? C'est drôle comme la professeure Butteridge semble avenante et souriante avec ses cheveux poivre et sel, mais qu’ à l'inverse son assistante semble froide et distante, le regard dur et intransigeant. Les autres professeurs se présentent un par un sur la scène, à chaque fois accompagnés par leur assistant. J'ai bien repéré Aldrin près du Major. Et sans me tromper, je pense qu'il m'a repérée aussi. Son regard plissé me glace le sang. Trop absorbée dans mon combat visuel avec Aldrin, j'ai pas remarqué que May me parlait, jusqu'à ce qu'elle pose sa main sur mon bras.
— Il te regarde avec un œil mauvais ce mec.
— Ouais je sais, je confirme à demi-mot.
— Mais qu'est ce qu'il a ?
— Oh juste une rancœur de deux siècles ...
May ouvre de grands yeux ronds.
— Rien, laisse tomber, c'est un sociopathe. Méfie toi juste de lui comme de la peste et ça devrait le faire.
May me dévisage, perplexe face à cette réponse qui ne cadre pas, a priori, avec ce qu’elle a constaté jusqu’alors.
La pauvre est perdue.
— Il m'en veut pour un truc dont je ne suis pas responsable, et on dirait bien qu’il a quelques difficultés avec les relations interpersonnelles.
Je prends soin de la regarder droit dans les yeux:
— Si j'ai un seul conseil à te donner, c'est de te tenir à distance de lui si tu veux pas que ses foudres s'abattent sur toi comme il me l'a fait hier.
— Mais...
— Ouais je sais, on ne se connait pas mais ce mec me déteste par principe. Je te dis juste : méfie toi qu'il ne te prenne pas en grippe sans que tu n'aies rien fait toi aussi.
May blêmit.
— Ici, il semblerait qu'on ait intégré les jeux du cirque! je conclue.
Qu'est-ce que j'avais pas dit là ?!