La nuit était tombée. Les rues étaient plus animées que jamais. Les tables en terrasse étaient toutes pleines, les auberges comblées. Des spectacles de magie, des chants, des danses et de la musique résonnaient dans chaque ruelle. L’ambiance était festive.
Zhang JingXi constatait qu’il allait avoir du mal à circuler tranquillement dans la ville, s’il voulait rejoindre la petite Troupe de Lu Lei. Plutôt que de se casser la tête à passer au milieu des farandoles et des marchés bondés, il se hissa avec souplesse sur le toit le plus proche et avança dans la direction qui l’intéressait avec la discrétion d’une souris. Il ne comptait pas attirer l’attention des autres visiteurs sur lui ni celle des gardes impériaux. Même s’ils avaient pour ordre de se montrer compréhensifs envers la population, ils restaient tout de même aux aguets pour éviter les débordements. Un hurluberlu comme lui en train de galoper sur un toit serait considéré comme un individu à ne surtout pas imiter.
Il ne lui fallut que quelques instants pour rejoindre la place centrale où les Musivateurs se produisaient pour la soirée. Il lui sembla qu’il arrivait juste à temps. Le spectacle n’avait pas encore commencé, mais il voyait Lu Lei en train d’installer un gros tambour et, à son visage concentré, il devina que leur prestation allait bientôt débuter. Il la suivit des yeux alors qu’elle retournait à l’intérieur d’une tente qui leur servait de refuge, de lieu pour se changer et d’espace de rangement pour leurs accessoires.
Zhang JingXi se laissa tomber du toit, pour mieux grimper sur un muret quelques mètres plus loin. La zone avait été délaissée par les spectateurs parce qu’elle se situait à l’arrière de la scène improvisée. Le Cultivateur estima qu’il ne raterait rien de la prestation puisque son poste d’observation était surélevé. L’endroit où il s’installait était également si peu éclairé que pour peu qu’il ne bouge pas, et qu’il fasse en sorte de dissimuler sa présence, personne ne le remarquerait.
Trois Musivateurs ressortirent de la tente peu après. Zhang JingXi regarda avec curiosité les deux hommes qui accompagnaient la matriarche. Le premier, il le connaissait. Il s’agissait de Chan YinMai. Difficile d’oublier cet individu au teint pâle qui semblait parfois vouloir disparaître derrière les mèches de cheveux blond clair qui tombaient souvent devant ses yeux violets. Zhang JingXi avait été étonné en le rencontrant, l’année précédente, lorsqu’il avait réalisé que le jeune homme arborait une couleur et une coupe très différentes de ses condisciples. Sachant que Lu Lei adoptait des orphelins, il n’avait pas osé poser des questions au risque de paraître bien trop curieux.
Zhang JingXi porta son regard sur le troisième membre du groupe. Alors qu’il s’attendait à voir Ping Yu, dont il avait aussi fait la connaissance l’année passée, il haussa les sourcils en constatant qu’il ne s’agissait pas de lui. Intéressé, il se pencha un peu en avant, essayant de mieux discerner l’individu qui lui tournait le dos pour faire face aux spectateurs réunis. La silhouette ne lui était pas familière du tout. Était-ce un membre récent de la Troupe ? Ou l’une des rares personnes qu’il n’avait pas encore pu rencontrer ?
Le Cultivateur laissa ses interrogations en suspens en voyant l’objet de ses pensées porter une flûte xiao à ses lèvres et commencer à en jouer. Au son de la mélodie, Chan YinMai se mit à bouger. Zhang JingXi ne put s’empêcher de sourire, ravi de pouvoir à nouveau contempler le spectacle du Musivateur en train de danser. Il l’avait déjà vu faire un an auparavant, il en avait été époustouflé. Si le jeune homme, par son teint pâle et ses yeux cernés, donnait l’impression de manquer d’énergie, il se métamorphosait lorsqu’il se mettait ainsi en mouvement.
Les gestes de Chan YinMai étaient gracieux, accordés à la musique de la flûte. Il se mouvait avec la souplesse d’un roseau. Avec légèreté, il remua délicatement les mains, invitant des feuilles d’arbres et des plumes jusqu’alors posées au sol, à s’envoler sous son commandement. La danse s’accéléra avec la mélodie, alors que feuilles et plumes tournoyaient en symbiose avec lui. Au son de la flûte se rajouta celui du tambour derrière lequel venait de se positionner Lu Lei. Les deux instruments s’accordèrent à l’unisson, accompagnant Chan YinMai qui virevoltait, bondissait, tourbillonnait… Il occupait toute la scène, ondulait son corps, le courbait et le ployait le plus naturellement du monde. Il précipita ensuite la cadence en se déchaînant au milieu des feuilles et des plumes qui tournaient sans cesse autour de lui. Celles-ci s’éloignaient parfois, puis revenaient l’envelopper, tournoyant avec lui comme un véritable partenaire. Sa façon de se mouvoir donnait la sensation que ses bottes touchaient à peine le sol.
La musique ralentit le rythme pour ne laisser que le tambour. Chan YinMai joua avec son partenaire invisible de feuilles et de plumes, tout en retournant au centre de la scène. Brusquement, il sauta en arrière tout en les envoyant en direction de l’autre homme comme s’il voulait soudain l’attaquer. La foule poussa une exclamation lorsque chaque feuille et chaque plume se transforma subitement en boule de feu. Quand le « partenaire de vent » arriva devant son ami, il s’était métamorphosé en un splendide tigre enflammé grandeur nature.
Le tambour reprit une cadence plus rapide, tandis que le tigre faisait le tour de la scène en petites foulées, avant de bondir dans les airs pour y rester. Sidéré, Zhang JingXi observa le félin en train de galoper au-dessus des spectateurs ravis. Il s’offrit ensuite une toilette légère de la patte, puis rugit en silence.
Le troisième membre des Musivateurs contrôlait l’élément du feu à la perfection, Zhang JingXi en était tout bonnement fasciné.
Les Cultivateurs capables de maîtriser l’un des éléments de la nature n’étaient pas courants. Il savait que Chan YinMai manipulait le vent, mais avant lui il n’avait que très rarement croisé d’autres Cultivateurs de ce type. Un seul, à dire vrai. Et ce soir… ce soir, il y avait cet inconnu qui, en prime, possédait le même élément que lui ! Et qui s’en servait si bien !
Zhang JingXi ne ressentit ni jalousie ni chagrin face à sa propre incompétence dans le domaine. Il se sentait bien trop heureux de découvrir quelqu’un de si habile dans ce que lui peinait tant à maîtriser.
Hypnotisé, il observa le félin devenir plus gros en s’élevant davantage dans le ciel, pour permettre à plus de gens de le voir. Mais alors qu’il tournait la tête pour suivre le tigre des yeux, un mouvement en contrebas lui fit baisser le regard. Chan YinMai avait quitté la scène pour se réfugier derrière la tente. Il n’avait pas l’air au mieux de sa forme.
Tout en s’écartant pour laisser la place à Zhen YuJin, Chan YinMai attrapa sa gourde pour boire une grande gorgée d’eau bien méritée après sa prestation. Essoufflé, il contempla, non sans une certaine fierté, le tigre enflammé qui se pavanait sous le nez des spectateurs. Son ami d’enfance ne participait pas beaucoup aux représentations, préférant de loin se contenter de jouer de la flûte, du tambour ou d’allumer quelques éclairages ici et là pour donner des ambiances. Néanmoins, lorsqu’il venait sur le devant de la scène, il produisait toujours son petit effet.
Cependant, le sourire de Chan YinMai fondit lorsqu’il vit le tigre s’élever. Son champ de vision englobait à présent l’animal et la silhouette du Palais impérial qui se dressait en arrière-fond, juché sur son tertre.
Le tigre de feu dansait dans le ciel étoilé, avant de s’arrêter au-dessus du Palais. Il ouvrit grand la gueule, rugit…
Le Médium grimaça en se pinçant l’arête du nez, tandis que son rêve de la nuit précédente venait se rappeler à son bon souvenir. Il soupira tout en reculant sans bruit dans l’ombre de la tente. Zhen YuJin et lui-même avaient finalement passé son cauchemar sous silence devant Lu Lei. Il se demanda s’il devait aborder le sujet un peu plus tard.
Ses pensées tourbillonnaient alors qu’il tentait de comprendre le sens de la première partie de son songe. Ce matin, il n’avait pas rêvé d’un tigre de feu, il avait rêvé de ce tigre-là, précisément. Il ne l’avait jamais vu auparavant, Zhen YuJin s’était entraîné à l’abri des regards. En même temps, avait-il besoin d’aller chercher une explication ? Tous deux en avaient parlé le matin même : le Nouvel An marquait la date anniversaire de la mort de l’ancienne famille impériale. Vingt-quatre ans plus tôt, l’année du Tigre avait démarré avec l’assassinat de l’Empereur WangZi Huan, de sa femme l’Impératrice et du Prince Héritier.
Le Musivateur se faufila derrière la tente. Il se laissa glisser au sol en se massant les tempes, les yeux fermés. Il avait été aux premières loges de ce terrible évènement. Il n’était qu’un petit garçon à l’époque, mais il se rappelait parfaitement les flammes en train de brûler le pavillon impérial dans la zone des quartiers privés. La nouvelle année avait commencé de la pire des façons lorsque le peuple avait fini par comprendre que Ming YanShi, Frère-Juré de WangZi Huan, était l’auteur de cet horrible assassinat et qu’il venait de prendre le pouvoir par la force.
Mais ces faits dataient maintenant de plusieurs années et Ming YanShi n’était plus sur le trône depuis longtemps. Ce cauchemar ne faisait que remuer un passé révolu, il fallait certainement qu’il s’intéresse plutôt à la deuxième partie de son rêve, même s’il n’en avait guère envie.
— Est-ce que ça va ?
Chan YinMai rouvrit les yeux et les leva vers l’homme qui venait d’arriver sans bruit à ses côtés. Il reconnut aussitôt cette chevelure chocolat ramenée en une tresse négligemment jetée sur une épaule et ces yeux verts pétillants.
Zhang JingXi prit le temps de le saluer, avant de s’accroupir à sa hauteur. Il lui rendit son salut en répondant à voix basse :
— Je vais bien, j’ai juste besoin d’un instant de repos.
Zhang JingXi hocha la tête, compréhensif, et fit mine de vouloir repartir pour le laisser tranquille. Le Médium leva la main pour interrompre son mouvement.
— Tu peux rester. Ils ont bientôt fini. Mère sera certainement ravie de te revoir.
D’un aimable signe du menton, il lui indiqua la place libre à ses côtés. Zhang JingXi préféra s’installer en face de lui, estimant que c’était bien plus pratique pour discuter, sans avoir besoin de se tordre le cou.
— J’ai vu ta prestation. Tu as été formidable, j’ai encore plus aimé que l’an passé ! s’enthousiasma le Cultivateur.
Les joues de Chan YinMai se teintèrent de rouge. Il inclina la tête, comme pour disparaître derrière ses mèches. Il porta ensuite un doigt à ses lèvres, tout en faisant un signe en direction du spectacle qui leur était invisible, pour signifier à son interlocuteur de parler un peu moins fort. Ce dernier lui adressa un regard d’excuses, puis baissa la voix, alors que le tambour résonnait toujours de l’autre côté de la tente.
— Désolé…
Chan YinMai lui répondit d’un léger sourire indiquant que ce n’était pas grave, puis inclina le buste.
— Merci pour ce compliment.
Il savait que Zhang JingXi se montrait sincère. Au gré des voyages, il avait eu l’occasion de rencontrer et croiser bon nombre de gens qui avaient le compliment facile, mais Chan YinMai avait cette faculté de percevoir très rapidement si l’individu en face de lui était honnête ou non. Celui-ci ne feignait pas et il trouvait cette attitude fort agréable.
— Ping Yu n’est pas là, cette année ? demanda Zhang JingXi à mi-voix au bout de quelques instants de silence. C’est bien ça, son nom ?
Le sourire de Chan YinMai s’accentua. Lu Lei ne leur avait pas menti, le Cultivateur savait se montrer sympathique, au point qu’il avait même retenu le nom de son partenaire alors qu’il ne l’avait vu que quelques heures, un an auparavant.
— C’est bien ça, oui, répondit-il en opinant du chef. Il s’est laissé entraîner par une affaire à mener à Jinhar. On va prendre la route dès demain, pour le rejoindre.
L’information ne tombait pas dans l’oreille d’un sourd, le regard de Zhang JingXi s’illumina d’une lueur intéressée.
— Ah oui ? J’ai entendu parler de plusieurs cas aux alentours de Jinhar justement ! Peut-être que…
La voix d’un autre homme s’éleva un peu plus loin, teintée d’une légère inquiétude :
— A-Mai, où es-tu ?
Zhang JingXi réalisa que le tambour s’était tu. Aux bruits qui lui parvenaient, il comprit que le spectacle était terminé et que la foule se dispersait.
Tout en lui lançant un regard désolé pour cette interruption, l’interpellé répondit :
— Derrière la tente, avec le « petit Zhang JingXi ».
Le concerné ne put retenir un rire à la mention du surnom, certain de pouvoir dire qui le nommait ainsi devant les autres.
Talonné par Lu Lei, Zhen YuJin contourna la tente pour trouver son ami assis à même le sol, en compagnie d’un homme qu’il ne connaissait pas du tout.
— Mon petit, tu es venu ! s’exclama Lu Lei en le dépassant pour rejoindre leur invité surprise.
Celui-ci bondit aussitôt sur ses pieds pour saluer à nouveau la matriarche.
— Bien sûr que je suis venu ! J’ai eu mal aux bras rien qu’à vous voir cogner non-stop sur votre tambour ! Quelle énergie prodigieuse vous avez !
— Simple question d’entraînement, mon garçon, et ça permet d’entretenir la forme.
Zhen YuJin baissa les yeux sur Chan YinMai, interrogateur. Il le connaissait assez pour savoir qu’il ne s’isolait que lorsqu’il se passait quelque chose. Si son ami d’enfance n’avait des visions que par le biais des rêves, il arrivait de temps à autre qu’il ait des ressentis qui jaillissaient promptement, à des moments qui paraissaient aléatoires. Il suffisait qu’il voie un objet, entende un son en particulier, hume une odeur inaperçue pour eux, et quelque chose se déclenchait dans sa tête.
Sentant son regard sur lui, le Médium lui fit un discret signe du menton pour lui signifier de ne pas s’inquiéter. Zhen YuJin s’apprêtait néanmoins à se baisser à sa hauteur pour en savoir plus, lorsque les mains de Lu Lei se posèrent soudain sur ses épaules pour le pousser droit vers l’autre Cultivateur.
— Où sont tes bonnes manières, YuJin ?
Incapable d’échapper à la poigne redoutable et solide de sa mère, il se retrouva nez à nez avec leur invité. Ce dernier ne pouvait dissimuler son sourire amusé de voir un grand gaillard comme lui se faire déplacer aussi facilement qu’une poupée de chiffon par le petit bout de femme qui menait leur Troupe. Même Chan YinMai ne put cacher son hilarité et toussota dans sa main.
Résigné au fait qu’il ne pourrait pas discuter maintenant avec son frère, Zhen YuJin arrondit ses bras devant lui et offrit un salut respectueux à Zhang JingXi, accompagné d’un sobre :
— Honoré de vous rencontrer. Je me nomme Zhen YuJin.
Il fut presque sûr que sa mère leva les yeux au ciel en le voyant se montrer si formel et rigide.
L’autre homme lui répondit par un charmant sourire en s’inclinant en retour :
— Je suis Zhang JingXi, et c’est moi qui suis honoré de me retrouver face à vous. Votre tigre enflammé était absolument prodigieux !
Zhang JingXi le dévisagea avec curiosité et intérêt. Plus grand que lui, Zhen YuJin portait tous ses cheveux tirés vers l’arrière en un chignon strict, accentuant l’air sérieux qui marquait son visage. Cependant, il avait noté qu’il s’était inquiété pour Chan YinMai et que, sous son expression austère, se cachait certainement un homme qui tenait beaucoup à ses proches. Le Musivateur le remercia, mais n’ajouta rien. Zhang JingXi s’autorisa une confidence :
— Je suis moi-même censé pouvoir manier le feu, mais…
L’air ennuyé, il se passa une main sur la nuque, tout en évitant le regard soudain attentif que lui accorda son interlocuteur.
— … mais je n’y arrive pas. Alors, rencontrer un homme comme vous qui réussit l’exercice comme vous l’avez fait, c’est une sorte de privilège, à mes yeux. Au moins, maintenant, je sais qu’il y a quelqu’un en ce monde qui peut faire honneur à ce bel élément.
Le visage de Zhen YuJin s’adoucit devant l’aveu du Cultivateur. Il existait une forme de fierté chez leurs condisciples, lorsqu’ils réalisaient que le hasard, ou le destin, les choisissait pour être le canal de l’un des cinq éléments[1]. Comme ils n’étaient pas nombreux, tout au plus dix dans le pays, tous se faisaient un devoir de savoir maîtriser leur « capacité spéciale ». Lui n’avait pas rencontré de difficulté particulière avec la sienne, Chan YinMai non plus.
Admettre ne pas être capable d’utiliser son pouvoir ne devait pas être chose aisée.
— Peut-être… voulez-vous que j’essaye de vous donner des conseils ? suggéra-t-il d’une voix hésitante.
Zhang JingXi lui adressa un regard intrigué, l’air pris de court par la question.
— Uniquement si vous en avez le temps et l’envie, bien sûr, se hâta d’ajouter Zhen YuJin. Je ne sais pas si je pourrais vous aider, mais nous pouvons essayer.
Un sourire éclatant aux lèvres, heureuse de voir son fils adoptif lancer cette idée, Lu Lei s’empressa d’intervenir dans la conversation :
— Et pourquoi pas ? Nous avons encore toute la nuit devant nous ! Zhang JingXi, tu ne comptes quand même pas aller te coucher dès maintenant, n’est-ce pas ?
Face au regard de la matriarche, le Cultivateur estima qu’il valait mieux ne pas refuser sa proposition.
— Il est encore tôt, en effet…
— Parfait ! Dans ce cas, venez, mes garçons ! Venez ! Allons nous installer à l’auberge, nous avons bien mérité de boire ! Vous pourrez vous entraîner pendant que nous échangerons les dernières nouvelles !
[1] 5 éléments dans cette histoire : feu, vent, foudre, eau, terre.