Moins de trente minutes plus tard, Zhang JingXi se retrouva assis à une table de l’Âne Fringant. Il avait aidé le trio à ranger leur matériel, leurs accessoires et leurs tentes, le tout étant à présent contenu dans un sac qiankun[1].
Lu Lei avait commandé à boire et à manger, tout en remerciant chaleureusement l’aubergiste. Ce dernier, malgré le monde ambiant, avait pris soin de leur réserver une table à l’intérieur, certain que la Troupe souhaiterait s’installer après sa représentation, comme c’était le cas chaque année.
La matriarche se régalait d’un bon vin, tandis que ceux qu’elle surnommait affectueusement ses trois « petits » avaient jeté leur dévolu sur des thés importés des pays voisins. Tout en sirotant le sien, Chan YinMai écrivait une lettre à Ping Yu. Lu Lei, le menton posé dans le creux de sa paume, observait les deux autres.
Zhen YuJin souffla sur la flamme de la bougie, puis poussa celle-ci vers l’homme assis en face de lui.
— Montre-moi comment tu t’en sors.
Tout en hochant la tête, le visage concentré, Zhang JingXi retira son gant et saisit la mèche éteinte entre son pouce et son index.
Les mains croisées sous le menton, Zhen YuJin l’observait. Le teint de Zhang JingXi rosit davantage, comme si un feu invisible le réchauffait de l’intérieur. Une flammèche crépita soudain entre ses deux doigts, puis des spasmes incontrôlables parcoururent sa main. Le bout de flamme s’éteignit aussitôt.
Le Cultivateur afficha un sourire dépité à l’attention de l’autre homme. Ce dernier plissa les yeux. Zhang JingXi se sentit soulagé de ne pas y lire du mépris ou de la moquerie. Le Musivateur semblait sincèrement s’intéresser à son problème.
— Je peux ? demanda-t-il en avançant son bras dans sa direction.
— Euh… oui, répondit Zhang JingXi sans avoir la moindre idée de ce que son interlocuteur comptait faire.
Son mentor du soir attrapa ses doigts avec les siens. Le Cultivateur s’étonna de leur fraîcheur contre sa peau. Son expression perplexe n’échappa pas à Zhen YuJin.
— Que se passe-t-il ?
— … C’est idiot. Je trouve ta main un peu froide, je pensais…
Il se tut, embarrassé. Est-ce qu’un Maître du Feu se devait d’être forcément chaud au toucher ? Mais celui-ci parut comprendre ce qu’il voulait dire et secoua la tête.
— Je ne suis pas aussi froid que tu le crois. Tu le ressens ainsi parce que toi, tu es brûlant, en comparaison.
Zhang JingXi ne sut pas quoi répondre. Il n’avait pas de fièvre comme la nuit précédente lorsqu’il avait voulu allumer le bûcher des cadavres ambulants. En même temps, il devait admettre avoir mis un peu moins d’énergie que la veille dans cet exercice de bougie.
— Recommence, demanda Zhen YuJin d’une voix douce.
Cette façon de se tirer les cheveux en arrière lui donne un air vraiment trop austère, songea le Cultivateur en revenant à son entraînement. Est-ce une façade pour ne pas laisser les gens trop l’approcher ?
Prenant une profonde inspiration, et espérant dominer la douleur qui le lançait à chaque fois, il se concentra sur la mèche.
Zhen YuJin l’observa avec attention. Il vit nettement un voile de sueur perler sur le front de l’autre homme, tout en percevant le Qi qui rugissait dans l’intégralité de son corps. Pourtant, ce fut une malheureuse flamme qui grésilla brièvement entre ses doigts. Un violent spasme agita la main gauche de Zhang JingXi. S’il ne lui avait pas retenu le poignet, nul doute qu’elle serait déjà repartie vers son propriétaire. Une quinte de toux anima soudain ce dernier comme si ses poumons étaient encombrés par quelque chose.
— Qu’est-ce qu’il se passe ? s’alarma Lu Lei. Mon petit, tu ne te sens pas bien ?!
Zhang JingXi sentit l’étreinte de Zhen YuJin se relâcher. Il recula les mains pour tousser dans son coude. Incapable de répondre, il se contenta d’un vague signe pour leur indiquer de ne pas s’inquiéter.
Chan YinMai, qui avait délaissé sa lettre quelques instants plus tôt pour suivre le cours improvisé, s’empressa de pousser la théière vers eux. Zhen YuJin remplit généreusement la tasse vide du Cultivateur. Celui-ci, les yeux humides à cause de sa toux, le remercia d’un mouvement de tête.
Dès que la crise s’estompa, il porta le thé chaud à ses lèvres et sentit avec soulagement la boisson couler dans sa gorge, achevant de faire fuir le ressenti fantôme.
— Que t’est-il arrivé ? demanda Lu Lei en lui frottant le dos comme pour le réconforter. Tu es malade ?
— … Non, pas exactement. Mais ça me le fait souvent quand je tente d’utiliser cette capacité.
— Et quand tu utilises ton Qi pour autre chose ? interrogea Chan YinMai.
Zhang JingXi fit non de la tête, tout en se massant la main gauche.
— Non, tout va parfaitement bien si je manipule mon Qi pour me battre, si j’emploie des talismans ou autre. C’est juste quand il s’agit du feu que ça donne ça.
Zhen YuJin se frotta le menton, pensif.
— Si j’avais plus de temps, je pourrais peut-être t’aider, mais je dois repartir demain. Si tu as envie de débloquer ce problème, crois-tu que nous pourrions nous retrouver, plus tard, pour travailler dessus ?
Le Cultivateur fut on ne peut plus surpris par la proposition.
— Tu veux dire que tu crois que ça peut vraiment se régler ? Que je pourrais… ?
… Que je pourrais faire des choses comme toi ?
Il n’osa pas continuer sa phrase à haute voix, ayant l’impression qu’il aurait trop l’air d’un gamin ébahi.
— J’en suis sûr, répondit l’autre homme en le dévisageant avec sérieux. Ton énergie de feu est là, présente. Conséquente, même. Il faut juste trouver le moyen de la laisser sortir correctement.
Le cœur de Zhang JingXi accéléra. Il osait à peine en croire ses oreilles. Depuis des années, il était persuadé qu’il devait y avoir un souci quelque part en lui, quelque chose d’irrémédiable, et que jamais personne ne pourrait lui venir en aide.
Il observa ses paumes, se demandant ce qu’il ressentirait si, un jour, il pouvait canaliser convenablement sa capacité élémentaire.
Les yeux de Zhen YuJin se posèrent très brièvement sur le dos de la main gauche de l’homme en face de lui, il nota la brûlure qui marquait sa peau, mais ne la releva pas à haute voix.
Zhang JingXi hésitait, perdu dans ses pensées. Ce fut Chan YinMai qui reprit la parole en premier :
— Pourquoi tu ne viendrais pas avec nous, demain ?
Il s’attira trois regards étonnés. Il haussa légèrement les épaules, tout en continuant :
— Tout à l’heure, quand je t’ai dit que nous partions pour Jinhar, tu avais l’air intéressé…
Tout en remettant son gant, Zhang JingXi hocha la tête.
— C’est vrai… j’ai entendu parler de certaines affaires qui se seraient produites entre ici et là-bas, des disparitions notamment.
— Ce n’est pas sur un cas semblable que Ping Yu enquête ? intervint Lu Lei en s’adressant à Chan YinMai.
Ce dernier acquiesça tout en regardant leur invité.
— Il ne m’a mentionné qu’une seule disparition. Mais d’après toi, il y en a eu d’autres ?
— Oh oui, approuva aussitôt le Cultivateur.
En quelques mots, il leur reporta les informations qu’il avait reçues plus tôt dans la journée. Zhen YuJin l’écouta, puis sortit une carte de ses manches pour l’étaler sur la table. Instantanément, l’autre homme put pointer du doigt plusieurs petites villes et villages entre la capitale et Jinhar pour indiquer les lieux qu’il avait retenus.
— Troublant, en effet, commenta Lu Lei. Je n’ai pas entendu parler de tout ça, mais il serait judicieux de mettre le nez dedans.
— Eh bien, en voilà des têtes bien sérieuses en ce soir de fête, s’exclama l’aubergiste en s’arrêtant à leur hauteur.
Avisant les tasses et la théière vide, il les désigna du menton.
— Je vous ressers ?
— Avec plaisir ! renchérit la matriarche. Ramenez-moi une cruche de vin et un autre thé pour les petits.
L’homme s’exécuta aussitôt. Lu Lei profita de son retour quelques instants plus tard, avec les boissons, pour l’interroger :
— Dites-moi, mon brave, avec la clientèle que vous voyez défiler chaque jour, vous devez entendre beaucoup de choses.
L’aubergiste bomba le torse avec fierté.
— Ah, ça, oui, Madame !
— Des gens qui disparaissent mystérieusement, dans la région, ça vous dit quelque chose ?
L’homme croisa les bras, tout en levant les yeux vers le plafond, pensif. Il réfléchit un moment, avant de secouer la tête.
— La seule disparition dont j’ai entendu parler, ce serait celle du fils d’un riziculteur, du côté du Clan HengXing. L’une des sœurs du Chef de Clan a « disparu » en même temps que ce garçon… Mais ça ressemble davantage à une fuite en amoureux qu’autre chose, si vous voulez mon avis. Il paraît que le Chef de Clan était contre leur relation parce que le jeune homme n’était pas… vous savez… un Cultivateur…
Il hocha la tête d’un air entendu. Zhang JingXi haussa les sourcils, surpris. Effectivement, ce duo volatilisé ne figurait pas dans son rapport. Toutefois, il n’avait pas souvenir que le Chef du Clan HengXing soit du genre à faire preuve d’intolérance ou de discrimination envers qui que ce soit.
Chan YinMai baissa les yeux sur la table, lui aussi interpellé par quelque chose dans ce récit.
— Rien d’autre ? demanda Zhen YuJin.
L’aubergiste fit non de la tête.
— Rien de notable en tout cas. À moins que la rumeur habituelle ne vous intéresse soudain cette année.
— Quelle rumeur ? s’enquit Lu Lei.
L’homme sourit.
— Oh, vous savez, celle qui raconte que le Prince Héritier de la famille WangZi n’est pas mort dans l’incendie ! Vous ne l’aviez jamais entendue auparavant ? Il y a vingt-quatre ans, lorsque le pavillon impérial a pris feu et que la famille a été assassinée, on raconte que le jeune Prince a réussi à s’enfuir et qu’il se cache. Depuis, chaque année, à cette même période, il y a souvent des gens qui disent qu’il va revenir et réclamer le trône à l’Empereur Ming XiWang.
L’aubergiste se mit ensuite à rire en poursuivant :
— Je doute que ce soit vrai, mais il y a toujours des commères pour colporter ce genre de ragots. Ce n’est pas étonnant que celui-ci circule encore… Mais, de vous à moi, ça m’ennuierait que le Prince Héritier se ramène pour demander le trône. Depuis que nous avons Sa Majesté Ming XiWang comme Empereur, notre pays se porte merveilleusement bien !
— Vous m’ôtez les mots de la bouche, commenta Lu Lei avant d’approcher sa cruche de vin à ses lèvres.
— Mais voilà, ces sottises mises à part, je n’ai que cette histoire avec le Clan HengXing à vous servir. Cependant, j’ignore si c’est quelque chose de vraiment utile…
Il se retourna en entendant des clients l’appeler et prit congé sous les remerciements de la matriarche. Elle reporta son attention sur les trois garçons.
— Qu’est-ce que vous en pensez, mes petits ? A-Mai ? Tu as l’air sceptique.
Le concerné fit une légère moue, tout en suivant du regard les déplacements de l’aubergiste.
— Je ne sais pas vraiment, j’ai l’impression qu’il y a un je ne sais quoi d’étrange avec cette histoire. Je ne crois pas avoir déjà rencontré le Chef du Clan HengXing, mais ça ne colle pas au portrait qu’on se fait de lui.
— Moi, je le connais, intervint soudain Zhang JingXi.
Distraitement, il regarda Zhen YuJin rallumer la bougie, restée éteinte jusqu’alors, d’un claquement de doigts. Il reporta ensuite sa concentration sur la carte étalée sur la table.
— Il n’est pas homme à juger qui que ce soit sur son statut de naissance. Cette histoire a dû être déformée par les rumeurs… ou alors, HengXing ShanYao n’a pas approuvé cette union pour une tout autre raison.
Chan YinMai attira la carte à lui et chercha où se situait le Clan en question. Il soupira en constatant qu’il se trouvait bien aux alentours de Jinhar, mais plus précisément à son nord, tandis que ZhenShen se localisait au sud-ouest. Autrement dit, ils ne passeraient pas à côté en faisant la route pour rejoindre Ping Yu.
Zhen YuJin se perdit un moment dans ses pensées, avant de reprendre la parole :
— Nous pourrions enquêter sur les disparitions de Zhang JingXi. Au moins récolter des informations sur le chemin. Une fois à Jinhar, nous aidons Ping Yu. Et de là, selon comment évolue toute cette affaire, nous pourrions continuer notre route jusqu’au clan HengXing et tâcher d’éclaircir cette rumeur, si besoin.
Hochant la tête, Chan YinMai retourna à sa lettre.
— C’est un programme qui me convient tout à fait.
— Du moment que vous vous montrez prudents et que vous m’envoyez régulièrement des nouvelles, vous faites bien ce que vous voulez, ajouta Lu Lei non sans jeter un coup d’œil plein de fierté à ses deux grands enfants. Et toi, tu les accompagnes ou non ?
La question s’adressait à Zhang JingXi qui ne sut pas quoi répondre. L’air ennuyé, il se passa une main sur la nuque.
— À la base, je comptais tenir compagnie à mon oncle, mais…
Ses yeux se perdirent dans la flamme de la bougie, puis il croisa le regard de Zhen YuJin qui le dévisagea en retour sans ciller. Le Cultivateur se sentit soudain étrangement un peu gêné et détourna le visage en continuant :
— … mais je dois avouer que tout ceci me laisse perplexe. Il faut que je parle avec lui, pour voir si ça ne le dérange pas. À quelle heure comptez-vous prendre la route ?
— Dans la matinée, répondit l’homme assis en face de lui.
— Mais si tu as besoin de mettre des choses au clair avec ton oncle, nous pouvons attendre jusqu’à midi, renchérit Chan YinMai en pliant son courrier.
Un sourire se dessina sur les lèvres de Zhang JingXi. L’idée de voyager avec deux camarades, et de pouvoir retrouver Ping Yu avec qui il avait bien sympathisé, était plaisante. Sans parler du fait que Zhen YuJin pouvait l’aider au niveau de la maîtrise du feu.
— Dans ce cas, permettez que je vous quitte dès à présent pour que je puisse m’entretenir avec lui et m’assurer que tout ira bien de son côté, annonça Zhang JingXi en se levant. Je vous rejoins demain matin dans tous les cas, et je vous préviendrai si finalement je ne peux pas vous accompagner.
Le Cultivateur prit congé des Musivateurs et s’éclipsa hors de l’auberge, disparaissant en quelques instants dans la foule qui envahissait toujours les rues de la capitale.
Zhen YuJin fit un décompte mental dans son esprit. Il venait tout juste d’arriver à zéro lorsque Lu Lei s’adressa à lui :
— Alors ? Qu’est-ce que tu penses de lui ? Il est adorable, n’est-ce pas ?
L’homme soupira, puis esquissa un sourire. Il savait qu’il ne couperait pas à l’interrogatoire de la matriarche.
Il songea en son for intérieur que le « petit Zhang JingXi » n’était pas désagréable à regarder. Il s’abstint toutefois d’en faire la remarque à voix haute, se rappelant tout le remue-ménage que leur mère adoptive avait engendré le jour où Chan YinMai avait osé dire qu’il trouvait Ping Yu « fort mignon ». Il n’en avait pas fallu davantage pour qu’elle se transforme soudain en marieuse et fasse tout pour que son petit se rapproche de Ping Yu qui venait à peine de rejoindre leur Troupe. Un remue-ménage qui avait certes porté ses fruits, mais dont les principaux concernés se seraient bien passés.
Zhen YuJin avait du mal à ne pas sourire d’amusement en se rappelant le jour où Lu Lei avait organisé un pique-nique « improvisé » pour les deux tourtereaux. Il avait fallu grimper dans les cerisiers en fleurs pour faire tomber les pétales pendant le repas afin que la scène ait l’air « plus romantique », le tout pendant que, « comme par hasard », Lan LiWei et Zhi Rong répétaient la partition d’une chanson d’amour destinée à un futur spectacle, quelques mètres plus loin, derrière des buissons. Ils étaient invisibles aux yeux de Ping Yu et de Chan YinMai, mais parfaitement audibles. Si se remémorer ce moment était très drôle, il n’avait pas du tout envie de se retrouver un jour à la place de ses deux amis et de voir Lu Lei organiser un tas de rendez-vous à sa place. De toute façon, il le connaissait à peine.
— Adorable, je ne sais pas, répondit-il. Mais son problème m’intrigue… Tu étais au courant ?
— Pour le feu ? Non, pas du tout ! Il ne m’en avait jamais parlé avant, je l’ai découvert en même temps que toi. Tu penses vraiment pouvoir faire quelque chose pour l’aider ?
— Je n’en suis pas encore sûr, mais je vais faire de mon mieux en tout cas. A-Mai, tu lui fais confiance ?
D’une impulsion de Qi, le Médium expédia sa lettre. Tout en rangeant sa plume, son encre et son papier, il acquiesça.
— Oui, je le sens comme étant fiable, c’est le plus important.
Zhen YuJin hocha la tête en prenant l’information, puis observa la flamme de la bougie. Machinalement, il approcha sa main et la transféra sur le bout de ses doigts. Il la fit glisser au creux de sa paume en lui donnant plus d’ampleur et d’intensité, puis joua distraitement avec ce qui était devenu une petite balle de feu.
Jusqu’alors, il n’avait jamais vu un blocage comme celui de Zhang JingXi. Il y avait eu cette quinte de toux, comme si l’homme venait de respirer la fumée toxique d’un feu, et cette brûlure sur sa main… Avait-il fait des expériences, à la découverte de son pouvoir, qui auraient mal tourné ?
Zhen YuJin dut s’avouer qu’il espérait bien que Zhang JingXi allait les accompagner. Il était vraiment curieux d’en apprendre davantage à son sujet.
[1] Sac de petite taille contenant un espace de stockage illimité. Lorsque les Cultivateurs et Cultivatrices sortent/rangent des objets de leurs manches, il faut considérer ces dernières comme étant également des « manches qiankuns ».