Quelques minutes auparavant.
Chan YinMai s’assit sur son lit de fortune tout en écoutant les voix de ses camarades qui discutaient dehors. Il était enchanté de voir que Zhen YuJin sympathisait avec Zhang JingXi. D’ordinaire, son frère adoptif préférait rester dans son coin sans chercher à se rapprocher de quiconque, en dehors des membres de la Troupe. Et encore, certains d’entre eux pouvaient estimer qu’ils ne faisaient pas à proprement parler partie des « amis » de Zhen YuJin.
Le Maître du Vent but quelques gorgées de l’infusion. Un sentiment d’urgence le prit tout à coup. Il étala devant lui de quoi écrire.
Ping Yu ne lui avait pas répondu, il devait absolument essayer de le contacter.
Dans un état second, il n’écrivit que quelques mots, presque un appel désespéré.
« Je t’en prie, réponds-moi.
J’ai besoin de savoir que tu vas bien. »
Comme à son habitude, il plia la lettre, puis envoya une impulsion de Qi pour la laisser rejoindre son destinataire. Un frisson d’effroi le parcourut lorsqu’il réalisa que le courrier restait dans sa main, immobile.
À nouveau, il tenta de faire partir la missive. À nouveau, elle ne bougea pas.
Son cœur rata plusieurs battements alors que la vérité lui explosait à la figure. Si sa lettre ne partait pas, c’était qu’il n’y avait personne pour la recevoir !
Un vertige le fit chanceler. Son corps s’affaissa sur les couvertures. Son esprit dégringola dans un tourbillon abyssal.
Il se trouvait une fois encore dans la cellule sombre et humide. Les échos des pleurs résonnaient toujours. Son corps semblait lourd et une forte nausée lui nouait l’estomac.
Non sans peine, Chan YinMai releva la tête pour observer le plafond et remarqua à nouveau l’emblème d’une lune accompagnée de trois étoiles.
« Il faut prévenir A-Yao, murmura une voix triste à son oreille. Il ne sait pas… »
La voix féminine qu’il venait de percevoir se trouva engloutie parmi des dizaines d’autres. Un brouhaha informe de paroles et de phrases surgissait de nulle part tout autour de lui. Pourtant, sa solitude dans la petite pièce devenait écrasante.
« Aide-nous… » « S’il vous plaît ! Est-ce que quelqu’un peut prévenir ma famille ? » « J’ai cru que nous faisions le bon choix… Je l’ai sincèrement cru ! » « Moi aussi, je l’ai suivi, je lui ai fait confiance, mais… » « Et moi, je t’ai fait confiance et tu as vu où ça nous a menés ?! »
Chan YinMai leva les mains pour couvrir ses oreilles et secoua la tête en gémissant. Les voix ne cessaient pas. Elles parlaient toutes en même temps, se disputaient pour certaines, mais il devinait la détresse que chacune d’entre elles portait. Des âmes abandonnées qui ne trouvaient pas le repos.
La première voix reprit la parole, plus proche de lui que les autres :
« Si vous ne faites rien, ça va empirer. Tes amis risquent de finir par mourir aussi… »
Le décor se distordait… Une main glacée et invisible se posa sur ses yeux.
Le Médium se retrouva dans un couloir étroit. Sur le sol gisait une silhouette qu’il reconnut immédiatement à ses robes marron et jaune. Ses lèvres articulèrent le nom de Zhang JingXi. Lorsqu’il s’approcha, il constata que son camarade était blessé à l’épaule, inconscient, si pâle que l’ombre de la mort semblait sur le point de l’emporter. Chan YinMai se pencha pour le toucher, mais bascula en avant et se retrouva soudain étalé sur des dalles froides.
La salle circulaire où il se trouvait à présent était éclairée par des torches. Il se tenait au cœur d’une foule, mais son regard fut accaparé par celui qui était au centre de cette attention : Ping Yu.
Torse nu, son bien-aimé était solidement attaché à une table par les pieds et les mains.
Il courut vers lui, aussi vite que possible, mais plus il s’approchait, plus la table s’éloignait. Des ombres menaçantes avançaient vers son homme. L’éclat d’une lame brilla à la lueur des torches.
Ping Yu hurla de douleur.
Chan YinMai parvint enfin à le rejoindre. Il lui toucha la main. À cet instant un métal froid le poignarda en plein ventre et se fraya un chemin dans ses entrailles. Il cria à son tour en se courbant en deux. Il vit ainsi le hanfu de son bien-aimé gisant au sol. Dans ses plis, il reconnut les lettres qu’il lui avait envoyées et qui étaient restées sans réponse.
Le sang coulait sur la table, puis gouttait lentement sur les missives.
Le Médium tomba à genoux en hurlant sa détresse. Son cœur explosa dans sa poitrine.
— A-Mai !
La voix de Zhen YuJin lui parvint à travers un brouillard, suivie de celle de Zhang JingXi.
— Tu es blessé ?
Il savait que non. La douleur qu’il ressentait dans le ventre n’était pas une blessure physique. Il couina entre deux sanglots :
— … Pas… pas moi… ! C’est Ping Yu.
Il fallait qu’il les prévienne. Qu’ils sachent que c’était déjà trop tard. Il n’y avait plus d’espoir pour lui…
— A-Mai…
— Je l’ai vu ! Je l’ai vu, je l’ai senti ! Il… Il vient de mourir…
Aveuglé par les larmes, il ne vit pas la réaction de ses compagnons.
— … Non…, murmura Zhen YuJin d’une voix blanche.
Un instant plus tard, le Maître du Feu le redressa juste assez pour le serrer très fort dans ses bras.
En général, le Médium n’avait pas de vision, en dehors de ses rêves étranges. C’était la première fois qu’il en avait une, hors sommeil, ce qui en disait long sur son importance et l’impact qu’elle pouvait avoir sur lui.
— … Je suis désolé, A-Mai… tellement désolé…
Chan YinMai s’accrochait à lui en pleurant à chaudes larmes, le cœur brisé.
Impuissant, Zhang JingXi baissa les yeux tandis que Zhen YuJin berçait leur ami. Il préféra quitter la tente en silence pour leur donner un peu d’intimité.
Il se laissa tomber près des braises encore brûlantes du feu qui venait tout juste de s’éteindre puis s’allongea, les bras croisés sous la tête.
Le regard perdu dans les étoiles, la gorge nouée, il estimait qu’il serait déplacé de rester sous la tente. Il ne connaissait pas Ping Yu aussi bien que ses deux compagnons. Sa rencontre avec lui n’avait duré que quelques heures, mais il se souvenait d’un homme attentionné envers Chan YinMai. Il lui avait paru très protecteur également. C’était sans évoquer sa si jolie voix. Ping Yu avait chanté à plusieurs reprises pendant la représentation de la Troupe à laquelle il avait eu le plaisir d’assister, l’an passé.
Un soupir souleva sa poitrine. Même si Zhang JingXi ne le connaissait qu’à peine, il était attristé par cette perte et écœuré de savoir qu’une bonne personne venait de quitter ce monde… Il ne doutait pas un instant que cette mort ne devait pas être naturelle.
Ce départ laissait un vide béant pour Chan YinMai qui ne méritait pas de perdre son amour de la sorte. Quant à Zhen YuJin… il l’avait vu blêmir plus qu’il ne l’aurait jamais cru possible. Il était même certain d’avoir aperçu des larmes briller dans son regard. Étant donné qu’il paraissait très proche de Chan YinMai, le Cultivateur ne doutait pas que la mort brutale de Ping Yu devait être tout aussi douloureuse pour lui. La peine qu’il ressentait restait légère, à ses yeux, comparée au chagrin qui devait peser sur ses deux camarades. Il se sentait si désolé pour eux. Si impuissant… Il avait échoué, encore une fois.
Zhang JingXi se rassit et, nerveux, commença à arracher quelques brins d’herbe devant lui.
Il voulait faire tout son possible pour trouver le ou les responsables afin qu’ils ne nuisent plus.
Aux prémices de l’enquête, il se sentait déjà très concerné par toutes ces disparitions. À présent, il en faisait une affaire personnelle. Pour Ping Yu. Pour Zhen YuJin. Pour Lu Lei. Pour Chan YinMai. Et pour toutes ces familles qui attendaient encore le retour de leurs enfants, conjoints, compagnes, frères ou sœurs qui ne donnaient plus signe de vie et qui, certainement, n’en donneraient plus jamais. Après ce qui venait de se produire, combiné aux dernières informations qu’ils avaient glanées, il y avait fort à parier que les survivants se comptaient sur les doigts d’une main. L’affaire prenait la glaçante tournure de meurtres en série et ceux-ci semblaient concerner aussi bien les gens ordinaires que les Cultivateurs. À moins que Ping Yu ne soit une exception et ait été tué pour que ne fût pas divulgué ce qu’il avait peut-être percé à jour.
Zhang JingXi ne sut pas combien de temps il resta assis sur le sol, à contempler le vide, perdu dans ses pensées. Le feu qui se ralluma tout à coup devant lui le fit sursauter. Il sentit au même instant une couverture chaude se poser sur ses épaules et l’envelopper. Le Cultivateur tourna la tête pour voir Zhen YuJin debout près de lui, les yeux rougis et le visage encore plus fermé que d’habitude.
Prenant conscience qu’il grelottait, Zhang JingXi s’empressa de le remercier en resserrant les pans de tissu autour de lui, puis se rapprocha des flammes.
— Tu aurais dû venir sous la tente, si tu avais froid, lui fit remarquer le Musivateur d’une voix enrouée en prenant place à côté de lui.
— … Je ne voulais pas vous déranger, murmura Zhang JingXi. Vous aviez besoin d’être juste tous les deux. Comment va-t-il… ?
Son compagnon tourna brièvement le regard vers leur abri, avant de reporter son attention sur le feu de camp.
— Il vient de s’endormir, plus par épuisement qu’autre chose.
Le Cultivateur sortit ses mains de sous la couverture et les approcha des flammes pour les réchauffer.
— … Je suis sincèrement désolé pour tout ça… Pour ce qui est arrivé à Ping Yu.
Zhen YuJin secoua la tête.
— Ce n’est pas de ta faute.
— Vous m’avez attendu à ZhenShen. Si vous étiez partis à votre horaire matinal, celui que vous aviez prévu la veille, avant que je ne vous rejoigne, peut-être que vous auriez pu…
Il se tut en sentant les doigts de l’autre homme se poser sur son épaule, avant de la presser. Malgré la délicatesse du geste, il y perçut une certaine fermeté sous-jacente.
— Non, je te le répète, tu n’y es pour rien. Même si nous étions partis plus tôt, même si nous avions tout de suite volé sur nos épées, je pense que nous n’aurions jamais pu le sauver. Peut-être que nous serions déjà à Jinhar, mais rien ne dit que nous aurions facilement trouvé Ping Yu pour autant. Ça ne sert à rien d’avoir des regrets de toute façon. Nous ne pouvons pas revenir en arrière, juste faire en sorte d’honorer sa mémoire et le venger. Et trouver son corps.
Zhang JingXi entoura ses jambes de ses bras. Il posa le menton sur ses genoux en contemplant le feu. Il finit par tourner la tête et observa Zhen YuJin qui le dévisageait en retour.
— … Est-ce que tu veux que je m’occupe de prévenir Lu Lei ? s’enquit-il à mi-voix. Si ça peut te soulager. Ou quelqu’un d’autre. Il a de la famille, peut-être ?
Le Musivateur fut touché par sa proposition. Sa main se trouvait toujours sur son épaule. Il la déplaça, le temps de repousser une mèche rebelle qui tombait sur le visage de Zhang JingXi.
— … Non, il n’a pas de famille, à part nous. Tu sais, la plupart des membres de la Troupe sont soit des orphelins, soit des personnes qui veulent justement laisser famille et passé en arrière.
La mèche rebelle coincée derrière une oreille, il frôla la joue de l’autre homme qui rosit sous le contact, sans chercher toutefois à s’en écarter.
Zhen YuJin se demanda si ce qu’il était en train de faire était bien raisonnable. Il n’avait pas l’habitude d’avoir ce genre d’attitude… Sans compter le fait que son meilleur ami venait de s’effondrer de fatigue après avoir pleuré toutes les larmes de son corps. Ils étaient en plein deuil et pourtant, à cet instant, il voulait juste savoir s’il pouvait encore faire rougir Zhang JingXi. S’il pouvait…
— Je me chargerai de Lu Lei, continua-t-il en espérant calmer ses pensées. Mais je ne veux pas la prévenir maintenant, c’est trop tôt. Telle que je la connais, elle va vouloir se précipiter à Jinhar et…
— … c’est trop risqué, acheva le Cultivateur à sa place dans un murmure.
Le Musivateur acquiesça en silence, happé par ses yeux verts qui sondaient les siens en retour. Il repensa à ce que Chan YinMai lui avait raconté sous la tente, ce dont il se souvenait, et ce qu’il avait vu d’autre dans sa vision.
Je n’ai pas envie de te perdre, toi aussi…
Pourtant, il ne le connaissait que depuis quelques jours. Mais plus les heures passaient, plus sa compagnie devenait agréable…
Il recula cependant sa main.
— Nous devrions aller nous coucher, il est tard. Et nous devons presser le pas, demain.
Zhang JingXi baissa les yeux pour pouvoir lui dissimuler son expression et acquiesça, avant de lever les bras pour s’étirer.
Il avait l’impression de sentir encore les doigts de Zhen YuJin sur sa joue. Pendant quelques brèves secondes, il avait espéré que l’autre homme allait se pencher un peu plus près…
Il se gifla mentalement en se remettant debout, puis le suivit dans la tente en se demandant si son imagination s’emballait ou si le Musivateur avait aussi des idées derrière la tête.
En silence, le feu s’éteignit à l’extérieur. Tous deux s’allongèrent dans l’obscurité pour se reposer.
Le Cultivateur entendait la respiration calme de Chan YinMai. À nouveau son cœur se serra en songeant que son ami venait de perdre l’homme qu’il aimait.
Il se retourna pour chercher une position confortable, mais, quelle que soit celle qu’il prenait, il avait une conscience aiguë de la présence de Zhen YuJin juste à côté de lui qui ne bougeait pas du tout. Il était si immobile qu’il se demanda s’il avait déjà sombré.
Allongé sur le côté, Zhang JingXi l’observa conserver sa posture sur le dos, regrettant que l’obscurité l’empêche de voir si ses yeux étaient ouverts ou non. Il finit par fermer les siens. La fatigue de sa précédente nuit écourtée, combinée aux émotions et à toute l’énergie utilisée en cette journée, commençait à se faire sentir.
Dans un demi-sommeil, pas vraiment conscient de ce qu’il faisait, il tâtonna à peine jusqu’à rencontrer une des mains de Zhen YuJin. Après quelques secondes, celle-ci se referma sur la sienne. Il se sentit étrangement apaisé.
De son côté, Zhen YuJin écoutait le souffle de Zhang JingXi devenir plus calme, signe qu’il venait de s’endormir à son tour. Du pouce, il caressa sa main avec douceur, devinant le relief de sa cicatrice. Zhang JingXi n’avait pas remis son gant.