Zhang JingXi ne parvenait pas à plonger dans un sommeil réparateur.
Une fois Zhen YuJin dans sa chambre et lui dans la sienne, le Cultivateur s’était mis au lit. Au moment où il avait fermé les yeux, un souvenir avait surgi des tréfonds de sa mémoire et l’avait englouti dans un cauchemar dont il n’arrivait plus à se défaire.
Les flammes étaient si immenses et lui encore si petit. Il observait ses mains d’un air résolu.
Depuis quelques jours, il avait découvert sa capacité de feu. Il avait pris le temps de s’entraîner avec, tout heureux de faire partie des quelques rares personnes dotées d’un Qi élémentaire. Il avait créé des gerbes de feu, des formes enflammées, joué avec les bougies et les torches aux murs.
Son meilleur ami n’était pas encore au courant. Il avait eu du mal à lui cacher son secret, préférant ne lui en parler que lorsqu’il saurait bien maîtriser son feu. Maintenant, le petit garçon savait qu’il pouvait frimer devant son camarade, lui montrer tout ce qu’il pouvait faire. Il s’était mis d’accord avec lui-même pour lui dévoiler sa capacité dès le lendemain, certain que tous deux arriveraient à en tirer quelque chose d’intéressant. Deux têtes valaient mieux qu’une pour réfléchir à comment faire tourner les adultes en bourrique.
Mais à cet instant, ses plans tombaient à l’eau. La demeure de son ami était en proie aux flammes et celles-ci menaçaient de s’étendre aux alentours.
Pire, son camarade de jeu se trouvait encore à l’intérieur avec ses parents !
Il s’approcha du mur flamboyant qui lui barrait la route. Il avait un peu peur, mais ses derniers entraînements lui avaient montré qu’il pouvait totalement les contrôler. Il n’avait qu’à créer une ouverture pour les aider à sortir de là !
Résolu, l’enfant tendit les paumes devant lui. Il laissa son Qi en jaillir pour tenter de maîtriser l’incendie et l’apaiser suffisamment pour se faufiler dans un étroit passage qu’il parvint à ouvrir.
« Je peux gérer ! Je sais comment prendre la situation en main pour éviter les accidents ! Je peux… »
Un cri lui échappa lorsqu’il réalisa que l’ouverture qu’il fabriquait se refermait dans son dos et qu’il avait de plus en plus de mal à maintenir une brèche devant lui. Renonçant à créer un tunnel, il se résolut à avancer au milieu de la fournaise.
L’enfant courait au milieu du brasier, appelant son meilleur ami et ses parents, sans obtenir de réponse.
Pourquoi la maison était-elle si grande ?! Pourquoi n’avait-il vu l’incendie que lorsque celui-ci était déjà bien conséquent ? Il évoluait à l’aveuglette ; l’éclat des flammes l’éblouissait et il avait du mal à se repérer et à savoir dans quelle pièce il se trouvait.
Son pied finit par buter contre quelque chose. Il trébucha, certain que ce qu’il venait de percuter n’avait rien à faire au sol. Il se retourna, puis hurla de terreur en voyant un cadavre à terre, déjà dévoré par les flammes. Dans un élan d’adrénaline, il effectua un ample mouvement de bras et parvint à les repousser tout autour de lui, sur plusieurs mètres. Gardant le bras tendu pour les maintenir à distance, il utilisa le deuxième pour éteindre celles mordant le corps. Il s’accroupit. Il s’agissait d’un adulte et bien qu’il soit déjà très abîmé, il reconnut le père de son meilleur ami.
Désemparé, il regarda autour de lui, à la recherche d’autres victimes. Mais entre l’éclat aveuglant de l’incendie, la fumée noire qui envahissait les lieux et ses yeux brouillés par ses larmes, il ne voyait pas grand-chose.
À sa grande horreur, les flammes qu’il maintenait à distance commencèrent à se rapprocher de lui. Son bras tremblait, il sentit son Qi faiblir. Ce fut à cet instant qu’il se souvint que son Énergie spirituelle n’était pas illimitée et qu’il n’était qu’un enfant qui cherchait à combattre un géant bien trop important.
Désespéré, il appela encore une fois le nom de son ami, puis celui de sa mère. Seuls les crépitements de la demeure lui répondirent. Le fracas d’une partie du toit qui s’effondra à quelques mètres de lui le fit sursauter d’effroi.
Le garçon se leva, puis s’inclina devant la dépouille en tremblant, s’excusant de ne pas pouvoir la préserver davantage et de ne pas avoir la force de la traîner en sécurité.
Il repartit à la hâte dans les flammes qui ravageaient tout sur leur passage, continuant ses recherches malgré son énergie qui s’épuisait.
Il se faufilait et bondissait pour éviter les morceaux de la demeure qui s’effondrait. Il se figea en entendant une voix l’appeler. L’appeler lui, personnellement. Il ne s’agissait pas de l’une de celles qu’il espérait entendre, néanmoins il se mit à galoper dans cette direction.
Sa tête commençait à tourner. La fumée, qui l’avait épargné jusqu’à présent, le fit tousser. Le feu venait de perdre sa place d’allié pour prendre celle d’une menace. Sa chaleur réconfortante devenait effrayante.
Se repérant à la voix qui l’appelait, l’enfant finit par jaillir des flammes. Il tomba à genoux, essoufflé, épuisé. Aussitôt, des mains solides l’empoignèrent pour s’assurer qu’il n’était pas blessé et l’éloigner du brasier, mais le garçon lutta malgré tout en criant :
« Ils sont dedans ! Il faut les sauver ! Ils sont… »
Il ne savait pas exactement ce qu’il avait l’intention de faire, mais il fit mine de vouloir retourner à l’intérieur. Tout en parlant à l’adulte, il tendit la main en direction de la demeure. Une braise ardente s’écrasa sur sa chair.
Un hurlement de douleur lui échappa.
— Ne restons pas ici ! Venez !
Trop épuisé pour lutter davantage, il laissa son mentor l’éloigner de la zone. Constatant que le garçon tenait à peine debout, l’homme le souleva dans ses bras.
— Les secours sont prévenus, ils vont l’éteindre. Ne vous inquiétez pas.
L’enfant toussa, puis se mit à sangloter en s’accrochant à son cou :
— Ils… Ils sont morts… J’ai…
Il se tut, incapable de raconter ce qu’il venait de voir exactement.
Son mentor marqua un léger temps d’arrêt en l’écoutant, puis continua sa route jusqu’à pouvoir le poser, en sécurité, loin de l’incendie. Le plus jeune s’assit sur un rocher. L’adulte vérifia son état et inspecta ses méridiens.
Il soupira de soulagement puis retira son manteau pour envelopper le garçon avec. Il s’accroupit ensuite à sa hauteur et sortit de ses manches un baume pour l’appliquer sur la brûlure de sa main, seul endroit qui avait été blessé.
— Je suis désolé de poser cette question, mais dites-moi que vous n’êtes pas responsable de cet incendie. Si votre père…
— Non, non ! s’écria aussitôt l’enfant. Ce n’est pas moi ! Ce n’est pas moi ! Il était déjà bien vif lorsque je suis arrivé ! J’ai juste voulu… voulu… les aider…
Sa voix s’étrangla. Il toussa encore. L’homme s’inquiéta de voir un filet de sang couler du coin de sa bouche. Il l’essuya délicatement avec sa manche. Une fois sa quinte de toux passée, le garçon reprit :
— Mon père n’est pas au courant de toute façon. Il n’y a que toi qui sais…
Il remarqua alors l’humidité dans les yeux de son mentor et réalisa que lui aussi devait être impacté par cette tragédie. Les adultes essayaient toujours de cacher leurs émotions, mais à cet instant il voyait en lui un allié qui pouvait partager sa peine mieux que quiconque. Il se jeta à son cou en songeant qu’il pouvait également avoir besoin de réconfort. L’homme, surpris en premier lieu, referma ses bras autour de lui pour le serrer fort contre son cœur, puis le berça calmement.
Au bout de plusieurs longues minutes d’étreinte, il lui caressa le dos et s’écarta, le visage grave, mais la voix douce :
— Mon enfant, c’est très louable de votre part d’avoir voulu intervenir, mais vous vous êtes mis en grand danger !
Sa main se posa sur le torse du garçon tandis qu’il continuait :
— Vous êtes brave et courageux, ce sont de belles qualités, mais vous êtes encore si jeune. Votre Noyau spirituel[1] commence à peine à se former, vous n’avez pas toutes l’expérience nécessaire et la maîtrise d’un adulte. Ce que vous venez de faire est terriblement dangereux. Je me dois d’insister sur ce point. Vous auriez pu briser votre Noyau d’Or et fissurer vos méridiens à force de puiser ainsi dans votre Énergie spirituelle. Vous étiez à deux doigts d’aller au-delà de vos limites.
Penaud, le garçon baissa les yeux au sol. Son mentor posa ses deux mains sur ses épaules en lui adressant un sourire tremblant.
— Je viens de perdre mon plus proche ami aujourd’hui, ainsi que toute sa famille. Je n’ai pas envie de vous perdre vous… Alors, je vous en prie, faites attention et ne prenez pas de risques inconsidérés.
Zhang JingXi s’arracha brutalement à ce souvenir en se retournant dans son lit. Il tomba au sol.
Une partie de lui songea qu’en d’autres circonstances, il aurait rigolé de sa propre chute ridicule, mais il se trouva sur le moment plutôt pitoyable.
Il essuya son visage maculé de larmes avec son bras, puis se força à se remettre debout.
Ce souvenir l’avait hanté pendant toute son enfance et son adolescence, avant de s’estomper petit à petit, enfermé dans un tiroir de son esprit qu’il préférait garder soigneusement scellé.
À quoi tu t’attendais en même temps ? En travaillant avec Zhen YuJin, tu allais forcément devoir repenser à ça tôt ou tard.
Le Cultivateur renonça à se recoucher. Il ouvrit le volet pour profiter de l’air frais de la nuit.
En s’accoudant à la fenêtre, il réalisa qu’il n’était pas le seul debout à cette heure à la fois trop tardive et bien trop matinale. Chan YinMai se trouvait également à la sienne. Son visage inquiet fendit le cœur de Zhang JingXi. Il hésita à l’appeler, mais l’autre homme avait déjà perçu sa présence puisqu’il tourna la tête dans sa direction et le devança en demandant à mi-voix :
— Toi non plus, tu ne dors pas ?
Le Cultivateur répondit sur le même ton :
— J’ai fait un cauchemar…
Il se sentit un peu bête en donnant cette explication. Chan YinMai lui adressa néanmoins un regard de compassion.
— Et toi ? Un cauchemar aussi ? s’enquit-il.
L’autre homme secoua la tête.
— Je n’arrive pas à dormir, je suis inquiet pour Ping Yu. Il n’a pas répondu à mes deux dernières lettres…
Son souvenir encore collé à la peau, Zhang JingXi frémit en se rappelant très bien son sentiment d’angoisse vis-à-vis de son meilleur ami qui ne répondait pas lorsqu’il l’appelait. Ce silence assourdissant alors qu’il guettait désespérément un signe de sa part. D’une certaine façon, il comprenait ce que pouvait traverser le Musivateur.
Allongé dans son lit, les yeux grands ouverts, Zhen YuJin ne dormait plus depuis quelques minutes. Il avait trouvé le sommeil sans trop de difficulté, mais avait entendu son camarade de chambre se lever. Bien que son meilleur ami fasse très attention à ne pas le réveiller, il avait tout de même perçu le mouvement. Il ne savait pas quoi lui dire pour le rassurer. Il n’était pas sûr de pouvoir trouver les mots justes. À l’heure actuelle, il ne pouvait pas lui promettre que Ping Yu était en parfaite santé.
Silencieux, le Musivateur écouta la conversation entre Chan YinMai et Zhang JingXi, puis se redressa dans le lit en appelant à mi-voix :
— A-Mai.
L’interpellé tourna aussitôt la tête vers l’intérieur de la chambre en s’excusant :
— Pardon, je ne voulais pas te réveiller.
Zhen YuJin lui fit signe de ne pas s’en soucier. Il ouvrit la bouche pour s’adresser à lui et à leur voisin :
— Si vous êtes debout tous les deux et que vous ne comptez pas vous recoucher, levons-nous maintenant et reprenons la route. Volons sur nos épées pour aller plus vite.
Sa voix, tout à fait audible pour eux, parvint directement à leurs oreilles, même s’il parlait sans la hausser.
Sachant que la proposition n’était pas lancée en l’air, Chan YinMai se repencha à l’extérieur, en direction de leur voisin. Ce dernier croisa son regard et acquiesça.
— On se retrouve en bas.
Le Musivateur hocha la tête à son tour, puis s’écarta de l’ouverture.
Au moment où il allait rabattre le volet, Zhang JingXi entendit nettement la voix de Zhen YuJin :
— Et ne t’avise pas de passer par la fenêtre, cette fois-ci.
Un vague sourire aux lèvres, le Cultivateur enfila ses vêtements puis quitta sa chambre sur la pointe des pieds.
Une fois tous les trois devant l’auberge, Zhen YuJin sortit son épée droite de son fourreau et sauta avec agilité sur sa lame qui planait à environ un mètre du sol. Ensuite, il se tourna vers les deux autres.
Jusqu’à présent, il n’avait pas vu d’arme pendre à la taille de Zhang JingXi. Il en comprit la raison en le voyant glisser une main dans son dos et dégainer une épée souple jusqu’à présent rangée dans sa ceinture.
Ce type d’arme était assez rare pour qu’il soit étonné d’en voir une entre les mains de son compagnon de voyage. Cependant, il estima que cette lame lui correspondait à merveille. Une personne visiblement armée indiquait un certain statut social, il suffisait que les gens le regardent lui, Zhen YuJin, pour savoir qu’il devait être un Cultivateur. Tandis que Zhang JingXi avait ce talent pour se fondre dans la masse et sympathiser avec tout un chacun. Le fait de posséder une épée cachée lui permettait de se rapprocher plus
facilement de n’importe qui, tout en pouvant se protéger en cas de besoin.
Quant à Chan YinMai, il saisit la flûte de cristal givré suspendue à sa ceinture, puis la fit tournoyer entre ses doigts. Ébahi, Zhang JingXi vit l’instrument de musique s’allonger de plusieurs centimètres jusqu’à se métamorphoser en une belle épée.
Il battit silencieusement des mains alors que le Musivateur bondissait sur sa lame.
— Wow, je n’avais jamais vu ça ! chuchota-t-il avec enthousiasme.
Chan YinMai esquissa un sourire un peu timide, avant de tourner les yeux vers Zhen YuJin. Ce dernier donna aussitôt le signal du départ et les trois silhouettes s’envolèrent dans la nuit.
[1] Noyau spirituel (ou Noyau d’Or) : se développe à partir du dantian inférieur, puis remplace ce dernier. Ainsi se forme une source interne d’énergie que le Cultivateur utilise pour maîtriser son Qi.
Les Cultivateurs possèdent le Noyau spirituel qui leur permet de consciemment maîtriser ce Qi comme un « pouvoir magique » (nommé « Énergie spirituelle » dans ce roman).
Dans cette histoire, on naît (ou pas) avec un Noyau d’Or déjà présent, mais en somnolence. Les enfants nés avec ce Noyau spirituel peuvent commencer à utiliser le Qi aux environs de l’âge de 8 ans. Plus un individu « cultive » ses capacités, plus il sera au maximum de sa puissance.
Il est tout à fait possible de naître avec un Noyau d’Or assez faible ou plus fort que la moyenne.