Si Zhen YuJin s’attendait à faire un rapide spectacle pour faire plaisir à l’aubergiste, il avait réalisé ensuite que l’enthousiasme de leur hôte n’était pas feint une seule seconde. L’homme avait, il ne savait comment, réussi à faire savoir à tous les alentours que deux Musivateurs se trouvaient chez lui. Le bouche-à-oreille était tel que l’auberge était comble à l’intérieur et à l’extérieur. Même ceux qui ne consommaient pas étaient les bienvenus et tous semblaient ravis d’avoir une distraction surprise pour la soirée. Aussi, Zhen YuJin et Chan YinMai avaient-ils décidé de présenter finalement une prestation bien plus conséquente, conscients qu’ils en tiraient tous des bénéfices. L’aubergiste réalisait un excellent chiffre d’affaires et eux-mêmes pouvaient recevoir de l’argent de leurs spectateurs, en plus d’avoir eu les chambres à des prix plus abordables. Quant à Zhang JingXi, il utilisait ce moment pour passer d’un individu à l’autre afin de mieux cerner la situation générale liée aux disparitions et fugues.
Les deux Musivateurs avaient commencé par un duo de flûtes. Zhen YuJin en avait profité pour observer leur camarade en pleine enquête. Bien que concentré sur le spectacle en cours, il ne ratait pas une miette des déplacements de Zhang JingXi, quelque peu intrigué par ce dernier.
Le portrait qu’il s’était dressé de cet homme, par les discours de Lu Lei, divergeait de celui qu’il côtoyait depuis plusieurs heures à présent. À la manière dont la matriarche parlait du « petit Zhang JingXi », il avait imaginé un individu au tempérament solaire, énergique au point d’avoir du mal à se tenir tranquille, presque insouciant du lendemain, mais désireux d’aider son prochain et prêt à prendre des risques pour ce faire. Quelqu’un d’incroyablement bavard et peut-être trop flatteur.
À présent, Zhen YuJin pouvait confirmer le tempérament solaire et l’envie d’aider son prochain, mais le reste se retrouvait beaucoup plus nuancé. Zhang JingXi n’avait pas discuté inutilement pendant leur trajet du jour. Il s’était adapté à leur rythme et à leur façon de faire comme si de rien n’était. Pour l’avoir entendu commencer à parler pendant qu’ils se préparaient pour leur représentation, il avait noté que Zhang JingXi semblait pouvoir se conformer à n’importe qui. Il n’employait pas le même langage ni la même attitude selon son interlocuteur. Tantôt il était assis à même le sol, en train de montrer à des enfants comment souffler de manière efficace sur un moulin en papier pour le faire tourner, tantôt il se redressait et prenait une posture beaucoup plus noble face à ceux qui paraissaient plus riches. Il devenait solide comme un roc en soutenant une vieille personne jusqu’à une table, puis se courbait à sa hauteur avec toute la sympathie du monde pour converser en sa compagnie. Selon à qui il s’adressait, son visage était rieur, presque complice, ou compréhensif et plein de compassion. Même les spectateurs à l’apparence la plus austère ne représentaient pour lui pas la moindre difficulté.
Zhen YuJin en vint à se demander quelle était sa véritable personnalité tant le jeune homme paraissait avoir l’art de ne jamais être tout à fait le même d’un instant à l’autre. Cette facilité à jongler aussi aisément d’une attitude à l’autre le rendait presque méfiant, tout en l’intriguant en même temps. Il avait presque la certitude que si Zhang JingXi décidait de se déguiser sans le prévenir et venait par hasard à le croiser un jour, il serait bien capable de ne pas le reconnaître du tout.
Néanmoins, Zhen YuJin estima qu’il valait mieux balayer sa méfiance sous le tapis et se fier au ressenti de Chan YinMai. En vérité, le talent dont faisait preuve leur camarade se montrait fort utile. Pour l’heure, il n’avait aucune raison de douter de lui.
Alors qu’il délaissait sa flûte pour se diriger vers le tambour afin d’accompagner Chan YinMai dans sa danse, Zhen YuJin constata que le dernier membre du trio rentrait dans l’auberge. Il le vit peu après ouvrir la fenêtre de sa chambre, puis s’adosser avec nonchalance dans l’encadrement pour les regarder, tout en tenant des papiers sur ses genoux. À présent, son visage était concentré tandis qu’il prenait des notes, certainement pour se mettre à jour vis-à-vis de ce qu’il venait d’apprendre.
Le Musivateur le quitta des yeux pour se focaliser sur l’instrument en face de lui. Il le frappa en rythme avec énergie, tout en surveillant Chan YinMai du coin de l’œil. Son frère improvisait toutes ses danses, ils s’adaptaient naturellement l’un à l’autre. Il pouvait savoir d’un coup d’œil s’il voulait quelque chose de plus énergique ou de plus doux, tout comme Chan YinMai savait reconnaître à sa façon de jouer s’il allait l’entraîner dans une cadence en particulier.
Confortablement installé dans le cadre de sa fenêtre, Zhang JingXi relisait la liste des noms des disparus. Il cocha avec soin ceux qu’il venait de réussir à confirmer. Le Cultivateur n’avait pas perdu de temps après la mise au point qu’il avait eue avec ses deux compagnons de voyage. Il était retourné parler à l’aubergiste, puis avait passé ces dernières heures à sympathiser avec les clients et autres curieux qui arrivaient pour profiter de la soirée. Toutes classes sociales confondues, il avait obtenu la confirmation d’une dizaine d’identités et demandé des informations supplémentaires.
Les raisons des disparitions étaient les mêmes, revenant généralement à trois motifs : fugue solitaire, fugue avec un ou une partenaire de couple, envie de découvrir le pays… Les trois quarts des noms concernaient des individus qui n’appartenaient pas au monde de la Cultivation, mais plusieurs d’entre eux exerçaient un métier qui pouvait les amener à les côtoyer. Les âges variaient de seize à plus de cinquante ans.
Il rajouta quelques noms qu’on lui avait fournis et qui ne figuraient pas encore sur sa liste, puis réfléchit un moment à d’autres informations données par certaines personnes et qui le laissaient pensif.
Tout en cogitant, Zhang JingXi releva les yeux de ses papiers pour regarder et écouter ses deux camarades.
Il observa Chan YinMai en train de danser, estimant que les Musivateurs étaient vraiment uniques en leur genre. Les mouvements du danseur n’étaient pas traditionnels, mais bien plus rapides et dynamiques.
Zhang JingXi n’avait jamais osé poser la question, mais il était presque sûr que cette façon de se mouvoir ne provenait pas de leur contrée, ce qui en soi n’avait rien d’étonnant dans la mesure où la Troupe accueillait en son sein des étrangers venus d’autres pays. À ses yeux, la force des Musivateurs résidait dans le fait qu’ils étaient des Cultivateurs Itinérants, mais aussi dans leur habitude à toujours proposer des prestations auxquelles les gens n’étaient pas familiarisés. Même s’il était certain que Chan YinMai savait très bien pratiquer les danses traditionnelles, il aimait cette manière plus sauvage de bondir et de tournoyer partout en utilisant son Qi et sa maîtrise du vent pour donner plus d’effets visuels aux spectateurs. Un rythme soutenu qu’il maintenait, tout comme le joueur de tambour qui semblait tout aussi déchaîné.
Zhang JingXi délaissa Chan YinMai pour s’intéresser à Zhen YuJin. Ses mouvements de bras étaient tout autant une véritable danse à ses yeux. Ils marquaient la cadence sans la moindre hésitation. Le Cultivateur remarqua que le musicien avait enroulé ses manches autour de ses avant-bras, certainement pour éviter que les amples pans de tissus ne viennent le gêner pendant qu’il jouait. Un sourire amusé se dessina sur ses lèvres tandis qu’il notait que, malgré la rapidité avec laquelle ses paumes frappaient la percussion, les cheveux de Zhen YuJin restaient tirés en arrière et aucune mèche ne cherchait à s’enfuir.
Je payerais cher pour lui retirer son ruban et voir à quoi il ressemble un peu plus décoiffé, songea-t-il en s’imaginant déjà en train de tendre la main pour libérer sa chevelure pour ensuite passer ses doigts dans ses mèches désordonnées.
À cette pensée, Zhang JingXi rougit. Il rebaissa les yeux sur ses notes, tout en secouant la tête pour lui-même.
Son regard resta longuement fixé sur la même ligne, sans la lire. En bas, la danse de Chan YinMai s’était arrêtée. Ce dernier venait de reprendre sa flûte pour accompagner Zhen YuJin dans son spectacle de feu.
Le Cultivateur finit par ranger ses papiers dans ses manches. Il les remplaça par des vierges et ses encres de couleur qu’il avait hésité à emporter avec lui.
Le Maître du Feu n’invoqua pas son tigre cette fois-ci, préférant donner naissance à différentes formes qui répondaient à son commandement. Il jongla avec des cerceaux enflammés, puis termina avec une famille d’oiseaux qui volèrent au-dessus des spectateurs avant de disparaître hors de leur vue. La fin de la représentation venait d’arriver et les deux artistes furent acclamés par le public enthousiaste.
Souhaitant éviter la foule en contrebas, Zhang JingXi resta concentré sur ce qu’il faisait, son pinceau glissant avec habilité sur sa feuille.
Au bout d’un moment, il eut soudain la sensation d’une présence qui l’observait. Il releva le menton pour se retrouver nez à nez avec un petit oiseau composé de flammes.
Apparemment, Zhen YuJin n’avait pas encore fait disparaître l’entièreté de sa création. Avec un sourire, le Cultivateur leva un bras dans la direction du volatile, l’invitant à se poser sur son doigt, ce que ce dernier fit aussitôt.
Curieux et appréciateur, Zhang JingXi rapprocha sa main pour mieux étudier l’animal de près, fasciné par sa ressemblance avec un vrai. Chaque plume était une petite flammèche détaillée. Il bougeait comme le ferait l’un de ses condisciples de chair, remuait sa tête en le regardant, sautillait sur son index, battait doucement des ailes… néanmoins lorsqu’il ouvrait le bec, aucun son n’en sortait. La chaleur qui émanait de cet oiseau était agréable, mais non brûlante.
Il finit par reprendre son envol. Zhang JingXi le suivit des yeux alors que le petit animal retournait auprès de Zhen YuJin, debout dans la cour de l’auberge, et se posait sur son épaule. Tourné dans sa direction, le Musivateur le fixait et l’invita d’un signe de la main à le rejoindre.
— Tu viens ?
Les spectateurs, ainsi que la plupart des clients, venaient de repartir. L’endroit était à nouveau calme. Le Cultivateur sourit, répondit par un hochement du menton et reboucha ses encres. Il les rangea dans ses manches, avant de se laisser tomber de la fenêtre pour atterrir souplement dans la cour.
Surpris de prime abord, Zhen YuJin secoua la tête en soupirant :
— Tu sais qu’il y a des escaliers ?
— Pourquoi s’embêter à faire tout un détour par l’intérieur lorsque je peux te rejoindre par le chemin le plus facile ? rétorqua l’intéressé.
Zhen YuJin ne sut quoi répondre face à cette phrase pleine de logique. L’oiseau de feu délaissa son épaule pour disparaître définitivement dans la nuit. Chan YinMai sortit de l’auberge après avoir rangé leur matériel dans la chambre.
Les trois hommes s’éloignèrent pour s’enfoncer dans une petite forêt voisine, à l’abri des regards et des oreilles indiscrètes.
— Tu as appris du nouveau ? s’enquit Zhen YuJin en rompant le silence le premier.
Aussitôt, Zhang JingXi ressortit ses feuilles de notes et les montra à ses deux camarades.
— J’ai réussi à faire correspondre des noms et à confirmer que certains avaient bien disparu dans le secteur. Et j’ai eu quelques personnes, une minorité, mais que je préfère prendre en considération, qui m’ont relaté des faits étranges supplémentaires.
Chan YinMai s’arrêta en même temps que son ami qui fit apparaître une boule de feu afin de pouvoir lire les informations. Pour les noms confirmés, il avait tracé une coche et annoté chaque fois la raison officielle du départ : fugue, fuite en couple, voyage…
— Certains m’ont dit que des Cultivateurs de passage ont pris au sérieux ces disparitions, qu’ils ont annoncé vouloir s’en occuper, mais aucun n’a plus donné suite après. Ceux qui m’ont rapporté ces dires sont persuadés que nos confrères ont menti et n’ont pas pris la peine de se pencher réellement sur ces cas. J’ai pensé que ça pourrait nous servir. J’ai aussi réalisé que les quelques disparitions en amoureux que l’on m’a signalées présentent un même schéma : l’un des deux partenaires est forcément un Cultivateur ou une Cultivatrice et l’autre est un humain ordinaire.
Zhen YuJin fronça les sourcils en réfléchissant à voix haute :
— Qu’est-ce que ça veut dire… ? Que nos confrères et consœurs s’en prennent à des humains innocents ? Il y a beaucoup de disparitions de leur côté si on se fie à ce que tu as entendu, mais pas beaucoup chez les Cultivateurs.
— Sauf…, commença Chan YinMai.
Il referma les lèvres alors que les deux autres portaient leur attention sur lui. Troublé, le Médium regardait dans le vague, perdu dans de profondes réflexions.
— A-Mai ? appela Zhen YuJin avec douceur au bout d’un moment.
L’intéressé cligna des yeux, comme s’il avait momentanément oublié qu’il se trouvait en compagnie d’autres gens, et secoua la tête.
— Non, rien, désolé. C’est certainement idiot…
— Dis toujours ce qui t’a traversé l’esprit, insista son meilleur ami. On ne sait jamais, ce n’est pas forcément si bête que ça.
Il le connaissait assez pour savoir que Chan YinMai ne disait jamais de sottises, surtout sur les sujets graves. Plus d’une fois, il avait eu des impressions ou des idées sorties de nulle part qui se montraient pourtant d’une pertinence redoutable.
— Tu dis qu’apparemment d’autres Cultivateurs se sont penchés sur ces affaires, est-ce que tu as les noms ?
Zhang JingXi fit non de la tête.
— Absolument aucun, on m’a parlé simplement de « Cultivateurs ou Cultivatrices de passage ».
— Autrement dit, des Itinérants comme nous, compléta le Musivateur. Les Clans sont trop connus pour qu’on ne reconnaisse pas leurs noms si l’un de leurs membres venait à prendre ces histoires en main.
Zhen YuJin écarquilla les yeux en commençant à suivre la pensée de son ami, il se tourna un peu plus vers lui. Zhang JingXi restait suspendu à ses lèvres en redoutant la suite.
— Donc, j’en viens à me dire que soit il y a des Itinérants qui trafiquent je ne sais quoi et qui s’en prennent à des humains. Soit, il y a beaucoup de Cultivateurs qui disparaissent aussi, sans que nous le sachions…
— … parce que les Itinérants sont quasiment anonymes ! compléta Zhang JingXi. En général, ils se déplacent en solo, parfois en duo, mais rarement plus. Donc s’ils disparaissent…
Chacun termina mentalement la phrase dans sa tête.
… s’ils disparaissent, personne ne le remarquerait.
Un long silence s’installa entre les trois hommes tandis qu’ils envisageaient cette éventualité.
— Ne nous alarmons pas, reprit finalement Chan YinMai qui ne semblait guère convaincu par son propre conseil. Nous n’avons pas encore assez d’éléments en main, mais c’est déjà plus qu’hier. Nous en saurons certainement davantage d’ici notre arrivée à Jinhar…
Bien qu’il tentât de se montrer rassurant, une expression tourmentée resta gravée sur son visage.
— Je vais rentrer à l’auberge. Même si l’on n’est sûrs de rien, je préfère écrire à Ping Yu pour le prévenir et lui dire de se méfier.
— Sage décision, approuva Zhen YuJin.
Le Musivateur prit congé et rebroussa chemin sans plus attendre.
Zhang JingXi attendit qu’il se soit suffisamment éloigné pour demander à mi-voix :
— Il a reçu des nouvelles de son homme ou toujours pas ?
— Toujours pas.
Après un instant d’hésitation, le Cultivateur osa interroger :
— … Est-ce que c’est inquiétant… ?
Silencieux, Zhen YuJin posa les yeux vers lui, puis opina sans rien dire.
— Et merde…, murmura Zhang JingXi. J’espère que c’est juste qu’il a été trop occupé pour lui répondre et pas pour une autre raison…
Son compagnon n’ajouta rien, préférant rebaisser la tête sur les papiers qu’il tenait toujours. Il n’avait lu que le premier, déjà riche en informations, et étudia le deuxième tout aussi intéressant. Leur nouvel allié savait se montrer compétent dans ses prises de notes. Machinalement, il regarda la troisième feuille et haussa les sourcils en constatant qu’il ne s’agissait pas du tout de la suite des noms.
— Ah ! s’exclama le concerné en tendant aussitôt la main dans sa direction. Pardon, j’ai mal rangé mes affaires !
Le Musivateur ne lui rendit pas ses biens pour autant et leva le dernier papier à la hauteur de ses yeux, découvrant son talent de dessinateur.
En quelques coups de pinceau précis et adroits, l’homme avait représenté trois Chan YinMai, deux en train de danser et un en train de jouer de la flûte. Lui-même se retrouvait en plusieurs exemplaires, tantôt en train de taper sur le tambour, tantôt en train d’invoquer les oiseaux de feu. Tous deux étaient parfaitement reconnaissables et capturés dans un mouvement si vif qu’il s’attendait presque à voir les images bouger pour finir leur action.
— Pour quelqu’un qui n’a pas de talent artistique, d’après Lu Lei, tu as un sacré coup de pinceau, commenta-t-il en lui rendant enfin ses notes et son œuvre. Je suppose qu’elle ignore ce fait ?
L’air gêné, Zhang JingXi s’empressa de faire disparaître le tout dans ses manches, puis se gratta la nuque.
— Ce n’est qu’un simple passe-temps… Et ce n’est pas la même chose que vous autres qui bougez, dansez, jouez…
Zhen YuJin se remit en route, continuant le chemin qu’ils avaient commencé à emprunter un peu plus tôt, invitant le Cultivateur à le suivre. Il s’abstint de remarquer de vive voix que ses encres étaient d’une sacrée belle qualité pour un « simple passe-temps ».
— Elle pourrait sûrement te suggérer de réaliser des peintures ou autres dessins à vendre, reprit-il. Mère ne te forcerait pas à peindre pour tirer des bénéfices derrière, tu serais libre de dessiner ce que tu veux, et de les proposer ensuite à nos potentiels clients, si tu le souhaitais. Mais si tu as esquivé le sujet jusqu’à présent, je suppose que tu t’en doutes et que tu n’es pas intéressé du tout…
Il s’attendait à un acquiescement, mais l’autre homme garda le silence en marchant à ses côtés. Lorsqu’il tourna la tête vers lui, il constata que Zhang JingXi avait levé le regard vers le ciel étoilé et le contemplait sans le voir, réfléchissant à sa réponse.
— En fait… des fois, j’aimerais accepter et vous accompagner sur les routes, avoua le Cultivateur.
Étonné, Zhen YuJin le dévisagea. Bien qu’il ait déjà remarqué que son camarade avait l’art de savoir quoi dire pour mettre à l’aise la personne en face de lui, il avait la quasi-certitude qu’à cet instant, il ne cherchait pas à lui donner la réponse qu’il pourrait avoir envie d’entendre.
— Qu’est-ce qui t’en empêche ?
— Je ne peux pas m’en aller aussi longtemps que vous, mon oncle compte sur moi. Je peux partir deux jours par-ci, sept jours par-là, mais je reste beaucoup dans le périmètre de ZhenShen et il y a déjà de quoi faire. Vous, vous partez carrément à l’autre bout du pays avec la Troupe. Si je me retrouve à des centaines de kilomètres et qu’il se produit quelque chose de grave en mon absence…
Le Musivateur hocha la tête en silence, compréhensif. Un semblant de sourire étira ses lèvres.
— Tu as l’air de beaucoup tenir à lui.
Le visage de son interlocuteur s’éclaira aussitôt.
— Oh oui ! Je le respecte autant que je l’adore ! Et puis…
Il se tut un instant, une ombre passa sur ses traits alors qu’il redevenait sérieux.
— … Il a beaucoup fait pour moi, je lui dois vraiment beaucoup. C’est lui qui m’a élevé, plus que mon père. Ma vie entière ne sera jamais assez longue pour pouvoir lui témoigner toute la reconnaissance que j’éprouve à son égard. Tout ce que j’ai trouvé, pour le moment, c’est cette solution de ne pas partir trop loin, trop longtemps, pour pouvoir être là dès qu’il en a besoin…
Intrigué et curieux face à ces informations, Zhen YuJin se demanda ce qu’avait bien pu faire cet oncle pour mériter à ce point le respect du Cultivateur.
Il s’abstint cependant de poser des questions. D’une certaine manière, il comprenait parfaitement ses confidences. Lui-même et Chan YinMai, ainsi que plusieurs membres de la Troupe, avaient plus ou moins le même ressenti vis-à-vis de Lu Lei. S’ils n’étaient pas ses enfants de chair et de sang, ils étaient presque tous les « petits » de la matriarche. Plus de la moitié des membres étaient des enfants, des abandonnés, des orphelins, qu’elle avait recueillis et élevés comme s’ils étaient sa propre progéniture. Et presque toutes et tous la considéraient comme une mère en retour.
Il quitta le chemin principal pour entraîner Zhang JingXi sur un sentier secondaire qui les mena à une clairière. Il la lui désigna.
— Cet endroit te convient pour une petite leçon avec ton feu ?
L’intéressé acquiesça, ravi de constater que son professeur improvisé n’avait pas oublié son intention de l’aider.
Il ne leur fallut que quelques instants avant de s’asseoir confortablement sur le sol. Zhang JingXi regarda l’herbe, puis les arbres plus loin qui semblaient les isoler du reste du monde.
— J’espère que je ne vais pas faire flamber la forêt, ricana-t-il avec nervosité.
— Ne t’en fais pas, si quelque chose dérape, je saurai prendre la situation en main pour éviter les accidents, répondit spontanément Zhen YuJin.
À l’entente de cette phrase, Zhang JingXi se figea et son visage pâlit, ce qui n’échappa guère à son partenaire.
— Il y a un souci ?
Aussitôt, le Cultivateur secoua la tête.
— Non, non, c’est bon ! Ce n’est rien. Je t’écoute, dis-moi quoi faire.
Il pria de toutes ses forces pour que le Musivateur ne lui pose pas de questions et enchaîne avec la suite, ce qui se produisit à son grand soulagement.
Zhen YuJin ne releva pas l’attitude de son apprenti du soir, mais la nota avec soin dans un coin de son esprit tout en sortant un talisman de feu de ses manches.
— Premier exercice. Je te montre et tu essayes de faire pareil.
Faisant de son mieux pour chasser le souvenir qui tentait de revenir dans sa mémoire, Zhang JingXi hocha la tête. Il le regarda faire avec attention, tout en retirant son gant.
Son mentor alluma le talisman qui s’enflamma à son extrémité. La flamme, n’ayant rien à brûler à part le sceau de papier qui l’avait invoquée, se mit à consumer ce dernier jusqu’à atteindre la main de Zhen YuJin. Il ne cilla pas lorsque le feu entra en contact avec ses doigts et le laissa les longer jusqu’à pouvoir le tenir dans le creux de sa paume. Les cendres du talisman se dispersèrent dans l’air tandis que les flammèches s’éteignaient sous son commandement silencieux.
— À ton tour, annonça-t-il en lui donnant un nouveau talisman. Tu n’es pas obligé d’attendre aussi longtemps que moi, le but est de t’approprier une flamme neutre déjà existante.
La gorge nouée, Zhang JingXi observa le rectangle de papier marqué d’un sceau qu’il maintenait entre son index et son majeur. Une certaine crainte venait de naître en lui, mais il préféra ne pas la formuler.
D’une légère pulsion de Qi, il activa le talisman de feu. La flamme jaillit aussitôt. Ne souhaitant pas attendre, il approcha son autre main, pour essayer de la récupérer. Il savait comment procéder. À défaut de réussir à utiliser sa capacité élémentaire, il savait comment et quand activer son Qi. Le problème restait que dans la pratique, il n’en menait vraiment pas large.
Zhen YuJin l’observait avec attention. Il nota que dès qu’il avait allumé le talisman, l’autre homme avait eu un mouvement de recul, comme s’il ne voulait pas être trop près de la flamme. Son apprenti était concentré. Il effectuait les bons gestes. Le Musivateur sentait depuis sa place le Qi qui rugissait dans ses veines. Pourtant, le feu restait sur la languette de papier. La main qui tentait de le faire venir à elle tremblait légèrement sans arriver à s’approcher davantage, comme s’il craignait d’être brûlé. Il ne s’agissait pas juste d’une crainte, il voyait que le Cultivateur déployait des efforts pour frôler le feu et qu’il reculait ses doigts uniquement lorsqu’il sentait la morsure d’une brûlure. Le talisman se consumait, les flammes se rapprochaient de son index et son majeur qui le tenaient toujours. Ces derniers se replièrent pour en éviter la chaleur insupportable. Sans réfléchir, Zhen YuJin lui reprit le talisman et l’éteignit dans la seconde, ayant perçu une lueur de peur briller dans les yeux de son camarade.
Les épaules basses, Zhang JingXi fixa le sol avec dépit en baissant les bras. Le Musivateur intercepta ses poignets. Il s’immobilisa aussi sec. Il le regarda observer ses mains, puis les palper avec précaution.
— … Qu’est-ce que tu fais ? finit-il par demander.
— Je vérifie que tu ne t’es pas brûlé.
Le Cultivateur s’était attendu à une remarque sur son échec, mais certainement pas à cette inquiétude qu’il percevait dans sa voix.
Zhen YuJin fut soulagé de constater qu’il n’était pas blessé, même pas légèrement. Néanmoins, il nota à quel point ses mains étaient chaudes dans les siennes. Ce phénomène ne venait pas de sa proximité avec le talisman. Cette chaleur provenait du jeune homme et de son énergie de feu qu’il n’arrivait pas à canaliser. Il avait la sensation qu’il suffirait d’un rien pour que les doigts de Zhang JingXi s’enflamment en un spectaculaire brasier.
Il laissa la main droite tranquille, mais garda la gauche dans la sienne.
— Tu as eu peur du feu issu du talisman, n’est-ce pas ?
L’autre opina du chef sans rien dire.
— Je t’ai observé lorsque tu étais à la fenêtre de l’auberge, tout à l’heure, tu n’as pas du tout eu peur de l’oiseau. Tu ne l’as pas esquivé, tu l’as invité à s’approcher.
Zhang JingXi afficha un sourire de dépit, troublé par le fait que Zhen YuJin ne le lâchait pas. Non pas que cela le dérangeait, d’une certaine façon c’était même agréable.
— Parce que je savais que je ne risquais rien, tu le contrôlais. Il était inoffensif.
Un air amusé passa sur le visage du Musivateur qui lui retourna le poignet. Il le sentit plus qu’il ne le vit effleurer la blessure qui marquait sa chair.
— C’est une brûlure ancienne que tu as là. Elle t’a fait mal, hier, lorsque tu as tenté d’allumer la bougie, n’est-ce pas ? Elle t’élance chaque fois que tu veux utiliser ta capacité ?
À nouveau, le Cultivateur acquiesça en silence, sans donner davantage d’explications.
Bien que frustré, Zhen YuJin estima plus sage de ne pas insister sur le moment. Il avait l’impression de l’avoir déjà beaucoup ébranlé en le laissant si proche d’une flamme qui l’avait effrayé.
Même si Zhang JingXi ne lui expliquait pas l’origine de sa blessure, il commençait à y voir un peu plus clair. Son apprenti ne craignait pas les feux engendrés par un Maître du Feu comme lui-même, il ne redoutait pas leur morsure, parce qu’il savait que l’élément était sous contrôle. Mais il avait terriblement peur des flammes qui ne provenaient pas d’un Cultivateur et qui pouvaient être livrées à elles-mêmes.
Délicatement, il laissa une dernière fois ses doigts glisser sur la cicatrice, avant de libérer son camarade qui ne chercha pas à récupérer sa main dans la seconde.
— Sans entrer dans les détails, loin de moi l’idée de te forcer à me raconter quoi que ce soit… Est-ce que tu t’es fait mal en essayant de pratiquer ? Ou est-ce une brûlure qui vient d’ailleurs ?
— … Un accident, admit Zhang JingXi du bout des lèvres en reculant le bras.
Avec un léger soupir, le visage fermé, il remit son gant.
— Quand j’étais petit, je me suis approché de trop près d’un brasier qui n’était pas de mon fait, et je me suis blessé.
Zhen YuJin plissa les yeux, l’information ne le surprit pas. D’un claquement de doigts, il fit réapparaître un oiseau identique à celui de tantôt. Comme il l’espérait, Zhang JingXi parut soudain de meilleure humeur. Il n’avait pas envie de terminer leur séance sur un sentiment d’échec cuisant. S’il pouvait rendre un semblant de sourire à son compagnon de route, il n’allait pas s’en priver.
Comme un peu plus tôt, Zhang JingXi leva sa main, le volatile de flammes se posa sur sa paume.
— Il est tellement beau…, murmura-t-il. C’est incroyable ce que tu arrives à faire.
À sa grande surprise, le rire de Zhen YuJin lui répondit. Étonné, il tourna la tête vers le Musivateur, tout en l’interrogeant du regard. Ce dernier lui désigna alors l’oiseau.
— Ce n’est pas moi qui viens de le déplacer, c’est toi. Tu ne l’as même pas remarqué.
— Quoi ?
Interloqué, Zhang JingXi fixa l’animal sur sa paume tout en se demandant si l’autre homme n’était pas en train de se moquer de lui. Il repoussa cette pensée, songeant qu’il le connaissait assez maintenant pour savoir que Zhen YuJin n’était pas du genre à faire des blagues de ce genre. Celui-ci lui adressa un sourire sincère, teinté toutefois d’une vague incrédulité, et l’encouragea d’un signe de tête à tenter quelque chose.
Perplexe, le Cultivateur observa l’oiseau qui réchauffait sa paume. Il lui intima l’ordre de s’envoler et d’aller se poser sur son propriétaire d’origine. Presque sûr que ça n’allait pas fonctionner, il fut éberlué de sentir une infime vague de Qi traverser son bras, puis constata que le petit animal quittait sa main pour aller se percher sur le ruban retenant le chignon de son mentor.
— Oh, mais… ?!
Pour être certain qu’il ne s’agissait pas d’une coïncidence, il demanda à l’oiseau de repartir, de tournoyer autour d’eux, puis de revenir se poser sur ses mains en coupe.
— …
Zhen YuJin n’avait pas perdu une miette de ces dernières secondes. Il hocha le menton, approbateur.
— Mais, comment… ? marmonna Zhang JingXi en regardant l’oiseau comme si celui-ci allait lui répondre.
Celui-ci pépia en silence, puis déploya encore une fois ses ailes pour se percher sur le poignet de Zhen YuJin qui venait de le rappeler à lui.
— Comment ? répéta le Maître du Feu. Pour être honnête, je n’en ai pas la moindre idée. Tu es bloqué sur les exercices de base, mais tu réussis à accomplir quelque chose qui, à ma connaissance, n’est pas tout à fait normal.
— Tu veux dire que si j’arrive un jour à maîtriser ma capacité, tu ne pourrais pas forcément attirer à toi mes créations ?
— En tout cas, je n’ai pas entendu parler de cas similaires jusqu’à présent. Mais nous pourrons toujours effectuer des essais si l’occasion se présente.
Zhang JingXi approuva d’un hochement de tête ravi, puis fit un signe de l’index à l’oiseau qui revint aussitôt vers lui. Aussi enchanté qu’un enfant qui vient de recevoir un nouveau jouet, il s’amusa avec le volatile de feu, sous l’œil mi-amusé, mi-attendri de Zhen YuJin.
— Comment tu as su que je pouvais faire ça ? Tu as fait exprès de le faire apparaître, là. J’en suis sûr, tu me testais.
Le Musivateur ne démentit pas.
— À l’auberge, quand tu étais sur la fenêtre, je t’en ai envoyé un. Dès que tu l’as vu, j’ai senti qu’il m’échappait. Lorsque tu as levé la main pour l’accueillir, j’ai constaté qu’il avait bougé sans que j’en sois responsable. En insistant, j’aurais sûrement pu reprendre le contrôle, mais j’ai préféré attendre de voir si tu avais conscience de ce que tu faisais, sauf qu’a priori…
— Je n’ai pas du tout réalisé, murmura Zhang JingXi.
Le geste avait été si naturel, si facile… Tout comme à cet instant où il s’amusait comme un fou à faire se déplacer le petit oiseau dans tous les sens.
Enthousiaste, il le garda encore plusieurs minutes, avant de le rendre pour de bon à son propriétaire qui le fit disparaître.
L’obscurité retomba sur eux. Sans la lumière des flammes, ils durent se réhabituer à voir avec l’aide de l’éclat de la lune.
Zhang JingXi songea que c’était beaucoup plus intime ainsi. Il se gifla mentalement pour avoir eu cette pensée et bondit sur ses pieds.
— Nous devrions rentrer et dormir, on a beaucoup de marche à faire demain.
Sans réfléchir, il tendit la main à Zhen YuJin pour l’aider à se lever. Il suspendit son mouvement en se demandant si ce n’était pas inapproprié. À la seconde où il songeait à la reculer, les doigts de son camarade vinrent la saisir le plus naturellement du monde et le Cultivateur cessa de se poser
des questions en l’aidant à se remettre debout. Ils se lâchèrent aussitôt après et rebroussèrent chemin.
Peu de mots furent échangés entre eux pendant le trajet, néanmoins tous deux devaient admettre intérieurement que l’autre se révélait être une compagnie agréable. Chacun attendait avec une certaine curiosité, et impatience, la prochaine séance.