« Lao Da Ye,
Je sais, je t’ai déjà écrit il y a quelques heures à peine, pour te dire que nous venions de faire une première escale. La situation me semble à présent un peu plus urgente que prévu, aussi je préfère t’informer de l’avancée de notre enquête.
Outre les disparitions que tu m’as signalées, nous avons entendu dire ici et là que plusieurs Cultivateurs (des Itinérants a priori) se seraient également penchés sur ces disparitions. Il apparaîtrait que ces personnes n’ont plus donné de nouvelles par la suite. Nous n’avons pas encore eu beaucoup de confirmations allant dans ce sens, dans la mesure où leur identité est malheureusement très souvent inconnue…
Cependant, j’ai peur que ces rumeurs ne soient on ne peut plus véridiques. Ping Yu (le compagnon de l’un des Musivateurs qui m’accompagnent) enquêtait sur l’une des disparitions et ne donne plus signe de vie depuis plusieurs longues heures. D’après mes camarades, ce silence n’est guère normal et je t’avoue commencer à craindre le pire… J’espère me tromper, mais nous sommes malgré tout tous inquiets, au point que nous avons décidé d’accélérer le voyage en utilisant nos épées. Si nous continuons à ce rythme, nous devrions arriver à Jinhar demain en fin d’après-midi, ce sera toujours un jour de marche de gagné.
Si tu entends parler de quoi que ce soit, à ZhenShen, je t’en prie, envoie-moi une missive en urgence.
Prends bien soin de toi. »
Zhang JingXi replia son courrier, puis l’expédia directement à son destinataire. Il se hâta ensuite de piocher dans les plats servis devant lui.
Ils venaient de voler plusieurs heures et marquaient une première pause, afin de se restaurer pour reprendre quelques forces. Utiliser leurs épées comme moyen de déplacement leur permettait certes d’aller plus vite, mais ils déployaient beaucoup de Qi pour ce faire. Effectuer des arrêts réguliers pour renouveler leur énergie devenait nécessaire.
Ils n’avaient que peu parlé, préférant se préserver au maximum et éviter de se fatiguer inutilement, ce qui pourrait les ralentir. Les seuls mots prononcés au début de leur trajet leur avaient servi à effectuer une mise au point. Zhang JingXi avait réalisé ne pas avoir demandé le nom du disparu sur lequel Ping Yu enquêtait. Chan YinMai lui avait aussitôt fourni l’information : Liu XiLun. Un nom qui se trouvait également dans la liste du Cultivateur.
Ces quelques paroles échangées, ils avaient ensuite tracé jusqu’à leur première escale.
Plus les heures passaient, plus le silence de Ping Yu prenait de la place au sein de leur trio.
Sitôt leur repas achevé, ils reprirent leur chemin et voyagèrent tout l’après-midi.
Zhang JingXi profita des deux autres pauses qu’ils firent en cours de route pour glaner des renseignements de son côté. Ces derniers restaient sensiblement les mêmes que ce qu’ils connaissaient déjà. Tout ce qu’il pouvait faire pour le moment, c’était cocher des noms sur ses papiers pour confirmer le départ mystérieux de ces personnes.
Lorsqu’ils décidèrent de s’arrêter pour la nuit, ils constatèrent que l’auberge du village était pleine. Loin de s’en inquiéter, Zhen YuJin et Chan YinMai partirent planter la tente dans une plaine à l’écart des habitations, tandis que Zhang JingXi se chargeait d’acheter le ravitaillement et de piocher d’autres informations.
L’obscurité avait envahi les lieux. Zhen YuJin venait d’allumer un feu pour leur campement. Il passa ensuite la tête dans la tente pour voir si Chan YinMai s’en était sorti avec l’aménagement de l’intérieur.
Ils ne possédaient pas de lits. Lorsqu’ils dormaient à la belle étoile, ils improvisaient toujours une literie avec des tas de couvertures superposées pour rendre le sol plus confortable. Le Médium avait dressé deux couchettes. Il désigna la troisième dont il s’occupait actuellement.
— Il vaut mieux réserver celle-ci à Zhang JingXi, j’ai mis un peu plus d’épaisseur pour qu’elle soit moins dure que les nôtres. On devrait aussi lui donner la couverture la plus chaude.
Ce commentaire fit hausser les sourcils de Zhen YuJin.
— C’est un Itinérant, il doit avoir l’habitude de dormir dehors de temps à autre, non ?
Sa phrase sembla laisser son frère perplexe, puis pensif. Intéressé, il s’accroupit à sa hauteur.
— Tu ne crois pas ?
— Je ne sais pas…, répondit Chan YinMai. Il est vrai que les Itinérants n’ont pas toujours la possibilité d’avoir le confort d’une auberge, c’est un fait… Mais ça m’a paru normal de lui faire son lit ainsi. Ça me semblait évident, mais je ne saurais pas dire pourquoi.
Zhen YuJin se creusa la cervelle, cherchant à se rappeler le moment où ils avaient décidé de passer la nuit dehors. Il se souvint que la veille, la question ne s’était pas posée. Au moment de leur halte, Zhang JingXi les avait naturellement orientés vers l’auberge et avait payé pour les deux chambres. En même temps, l’endroit était idéal pour récupérer des informations. Sans compter qu’ils étaient en hiver, les nuits pouvaient se montrer particulièrement froides à cette période, donc il n’y avait rien d’anormal dans son attitude. Quant à aujourd’hui, lorsqu’on leur avait annoncé que l’auberge était complète, il ne se rappelait pas l’avoir vu tiquer.
Si Lu Lei avait été avec eux, Zhen YuJin n’aurait pas été étonné de la voir gâter leur compagnon de voyage. Elle l’aurait certainement traité comme un invité de marque, alors elle aurait bien entendu préparé le lit le plus confortable du monde pour lui. Mais venant de Chan YinMai, c’était déjà un peu plus surprenant. Quelque chose avait dû inconsciemment lui faire relever un détail… ou bien son instinct avait parlé, encore une fois.
— C’est parfait ainsi, reprit-il. Il est vrai que nous ne le connaissons que depuis peu… si tu penses que ce n’est pas dans ses habitudes, autant faire en sorte qu’il passe une bonne nuit.
Surtout qu’il n’a pas l’air d’avoir beaucoup dormi durant la dernière.
Tout en ressortant à l’extérieur, Zhen YuJin espéra que ses deux camarades allaient réussir à trouver le sommeil cette fois-ci. Sachant qu’ils avaient volé toute la journée et qu’il en serait de même le lendemain, il désirait sincèrement qu’ils se reposent assez pour pouvoir atteindre leur destination au plus vite.
Ses yeux scrutèrent le ciel. Il trouvait que leur nouvel ami mettait du temps à revenir. Peut-être auraient-ils dû rester groupés. Si des Cultivateurs disparaissaient, avaient-ils été raisonnables en scindant ainsi leur trio ?
Le soulagement le gagna peu après, la silhouette de Zhang JingXi volait dans leur direction. Le jeune homme posa le pied sur la terre ferme en arrivant au campement. Son épée se rangea dans sa ceinture. Le soupir qu’il poussa en ramenant ses mèches libres en arrière alerta Zhen YuJin.
— Tu as du nouveau ?
L’autre hocha la tête et considéra un instant le feu qui brûlait non loin de la tente. Le Musivateur l’observa avec attention, devinant qu’il cherchait à déterminer son origine première, puis sourit intérieurement en le voyant se rapprocher avec un air rassuré. Zhang JingXi avait réussi à percevoir qu’il ne provenait pas d’un talisman, mais bel et bien de son Qi.
Chan YinMai délaissa la tente pour se joindre à eux. Ils s’assirent pour profiter de la chaleur des flammes. Le Cultivateur distribua les victuailles achetées en ville, tout en prenant la parole :
— J’ai entendu globalement encore et toujours la même chose sur les disparitions. Par contre, de nouveaux éléments se sont rajoutés.
Il sortit de sa manche sa liste de noms et la leur présenta.
— Ceux à qui j’ai mis une croix, ils sont revenus à un moment, mais tous en très mauvaise santé. Ils sont morts peu après leur retour chez eux. Certains n’ont apparemment pas eu le temps de rentrer, on les a retrouvés décédés alors qu’ils étaient en route pour leur domicile.
Zhen YuJin et Chan YinMai se penchèrent sur la liste, constatant que sur les deux feuillets, seule une poignée d’individus était marquée de cette information. Aucun d’eux n’était un Cultivateur, à leur connaissance.
— Est-ce qu’on peut supposer qu’il y a peut-être plus de morts, mais qu’on n’a pas encore mis la main sur les dépouilles… ? demanda Chan YinMai à mi-voix.
Zhang JingXi lui tendit une gourde de vin.
— Aucune idée, les villageois n’ont pas su me dire. Par contre, vous vous rappelez, on nous avait parlé du producteur de thé, Monsieur Wen. Son corps a été retrouvé ce matin, dans un fossé. La rumeur dit qu’il était sur le chemin pour revenir à la plantation.
Fronçant les sourcils, Zhen YuJin accepta à son tour le vin que le Cultivateur lui proposait.
— Et sa potentielle maîtresse ?
— Aucune information, aucune trace, personne n’a su me dire si c’était vrai ou non. Par contre, dans le même genre d’histoire, j’ai appris quelque chose concernant le Clan HengXing. Ou plus exactement sur le riziculteur qui se serait enfui avec une des sœurs.
Il but une gorgée d’alcool, puis se pencha un peu plus en avant, pensif.
— L’aînée des deux sœurs, HengXing YeWan, c’est elle qui serait partie avec lui. Il répond au nom de Yang JuZheng. Le problème, c’est que deux personnes m’ont affirmé avec une certitude absolue que Yang JuZheng se trouve actuellement à la rizière puisqu’ils lui ont acheté des sacs de riz pas plus tard qu’hier après-midi. Il les a servis personnellement. D’après eux, il semblait un peu « fatigué et pâle », mais rien d’alarmant. Quant à la jeune Maîtresse HengXing, on n’a pas su me dire si elle était présente ou si elle est rentrée auprès de son frère et de sa sœur.
Chan YinMai prit les notes afin de les étudier de plus près. Il constata que Zhang JingXi avait écrit tout ce qu’il venait de leur rapporter à l’oral. Sans oser le regarder, il demanda dans un murmure :
— … Et Ping Yu, tu as parlé de lui ?
Le Cultivateur approuva d’un hochement du menton, puis soupira doucement :
— Oui… Mais je suis désolé, je n’ai obtenu aucune information le concernant. S’il est passé par ici, il n’a pas été remarqué.
Il récupéra ses papiers, se leva et s’installa ensuite juste à côté de lui. Il glissa un bras réconfortant autour de ses épaules.
Chan YinMai se laissa faire, le regard triste, perdu dans le vague. Zhen YuJin se rapprocha également pour s’asseoir à ses côtés, afin que son ami se sente bien entouré entre eux deux.
— À cette heure-ci, demain, nous serons déjà sur place. S’il le faut, je resterai toute la nuit dehors pour le chercher, promit Zhang JingXi.
— Oui ! approuva Zhen YuJin avec certitude. Dès qu’on arrive, on part en quête de Liu XiLun, ou de sa famille, et à partir de là, on devrait forcément trouver des pistes sur Ping Yu !
Touché par leurs paroles, Chan YinMai hocha la tête. Entre le bras chaleureux de Zhang JingXi autour de lui, et la présence solidement rassurante de Zhen YuJin, le Musivateur se sentit un peu mieux au bout de plusieurs minutes. Ses craintes restaient bien présentes, mais se rappeler qu’il n’était pas seul l’apaisait un peu. Quoi qu’il puisse arriver, il pouvait compter sur le soutien de son ami d’enfance et sur celui de leur nouvel allié.
Après de longues minutes à écouter le silence, il reprit la parole à voix basse :
— Le Clan HengXing se situe bien au nord de Jinhar ?
— Oui, confirma Zhang JingXi. Il y en a pour une journée de marche depuis Jinhar. Et seulement quelques heures en volant sur les épées. Tu penses qu’il faudra qu’on y aille ?
Zhen YuJin leur avait suggéré deux jours auparavant de pousser jusqu’à ce Clan, après leur passage en ville. À ce moment-là, ils ne possédaient pas encore toutes leurs informations actuelles…
— Leur emblème… Est-ce que c’est une lune avec trois étoiles ? Je ne sais plus trop, continua distraitement Chan YinMai.
Ses deux compagnons confirmèrent à tour de rôle, puis échangèrent un regard par-dessus sa tête. Si Zhen YuJin était rodé à l’exercice des attitudes et questions parfois étranges du Médium, il ne savait pas trop comment leur dernière recrue pouvait réagir face à ses capacités peu communes. Toutefois, il prit conscience qu’il s’inquiétait pour rien. Zhang JingXi semblait au courant – en même temps il avait tendance à oublier que son ami d’enfance et lui avaient déjà fait connaissance un an auparavant –, mais en plus, il se montrait tout aussi attentif que lui et ne cherchait pas à le brusquer pour tenter d’en savoir plus.
Chan YinMai ferma les paupières un instant, s’interrogeant sur la présence de l’emblème du Clan dans son dernier rêve. Il y avait forcément quelque chose en lien avec cette famille, mais quoi ?
— … Je crois que, peu importe ce que nous trouverons à Jinhar, nous allons devoir aller jusque chez eux à un moment, ne serait-ce que pour vérifier si la jeune Dame HengXing est bien en sécurité quelque part. Nous pourrions aussi rendre visite au riziculteur, mais…
Il se tut quelques instants, semblant chercher les mots pour décrire ce qu’il ressentait. Puis il reprit d’une voix lente :
— Mais je crois que c’est important que nous rencontrions le Chef de Clan malgré tout.
— Nous irons le voir dès que l’occasion se présentera et que ce qu’il se passe avec Ping Yu sera plus clair, promit Zhen YuJin.
Remarquant que Chan YinMai se frottait les yeux tout en acquiesçant, Zhang JingXi lui adressa un léger sourire.
— Tu devrais aller te coucher, tu as l’air épuisé. Tu veux de quoi t’aider à dormir ?
Il se mit aussitôt à la tâche lorsque son interlocuteur accepta. Relâchant ses épaules, il se rapprocha du feu et se permit de fouiller dans les quelques ustensiles de ses compagnons de route, puis dans ses propres manches. Sans hésitation, il fit chauffer de l’eau, puis y dispersa quelques plantes choisies avec soin. Il mesura leur temps d’infusion avec une grande précision. Au bout d’un moment, il finit par présenter un thé bien chaud au Musivateur. Ce dernier le remercia et, sa boisson en main, se retira sous la tente.
Le plus naturellement du monde, Zhang JingXi revint prendre place juste à côté de Zhen YuJin qui buvait quelques gorgées de vin.
— As-tu également des talents d’herboriste cachés ? s’enquit celui-ci en refermant sa gourde.
— Oh non, sourit l’intéressé. Mon oncle me préparait cette tisane lorsque j’étais plus jeune, pour m’aider à chasser les cauchemars. J’ai fini par apprendre à la faire. Mes connaissances sur le sujet s’arrêtent ici.
Il devrait peut-être s’en préparer une avant d’aller lui-même se coucher, au risque de laisser à nouveau le souvenir l’engloutir et le priver de sommeil.
Ses yeux se perdirent dans la danse des flammes qui crépitaient juste devant lui. Il les trouvait particulièrement réconfortantes. Il songea que si Zhen YuJin paraissait un peu distant et froid de prime abord, au fond, il s’agissait en réalité d’un homme bien plus chaleureux qu’il ne le laissait entrevoir. À croire que le feu qu’il pouvait créer de ses mains était un reflet de ce qu’il ne montrait pas facilement en public. Zhang JingXi sourit en se rappelant avec quelle raideur il l’avait salué quelques jours auparavant, et la méfiance qu’il avait distinguée au fond de son regard.
Et cette fichue façon de se tirer tous les cheveux en arrière, ça le rend si sévère !
Il se souvenait aussi de la manière dont son expression s’était adoucie en apprenant qu’il ne savait pas gérer sa capacité. De sa propre surprise en sentant à quel point ses mains étaient douces lorsqu’elles s’étaient refermées sur les siennes, pendant leurs exercices autour de la bougie.
Au même instant, Zhen YuJin lui effleura le bras gauche.
— Puis-je te poser une question ?
Tiré de ses pensées, Zhang JingXi tourna la tête vers lui en acquiesçant.
— Pourquoi ce gant ?
Le Cultivateur baissa le regard sur le tissu noir. Il le retira machinalement, dévoilant sa blessure.
— L’habitude, je suppose. Quand je me suis brûlé, mon oncle a dû appliquer un onguent durant quelques jours. Porter un gant aidait à tenir le pansement en place. Outre cet aspect, je ne voulais pas que mon père soit au courant de ma blessure. En revanche, je savais qu’il se ficherait bien de me voir mettre ce qu’il estimerait être un accessoire de mode.
— Tu avais peur de sa réaction ? De l’inquiéter, peut-être ?
Zhang JingXi observa sa main à la lueur du feu, puis répondit à mi-voix :
— Au début, oui, j’ai eu peur de l’inquiéter ou même de le mettre en colère et qu’il me reproche quelque chose en particulier. Par la suite, j’ai gardé le silence pour d’autres raisons…
— Lesquelles ? se risqua à demander Zhen YuJin.
Comme il s’y attendait, le Cultivateur sourit, puis secoua la tête, avant de relever ses yeux d’un vert pétillant vers lui.
— Je n’ai pas envie d’en parler ce soir, ne m’en veux pas.
Il fut soulagé de voir le Musivateur opiner du chef sans insister et ajouta :
— Mais si tu désires savoir autre chose, peut-être que je te répondrai.
Zhen YuJin réfléchit à sa prochaine question avec soin. Si la pratique lui paraissait essentielle pour faire avancer son camarade sur le chemin du feu, il commençait à entrevoir de plus en plus qu’il devait également fouiller ailleurs. Tout en respectant ce que Zhang JingXi ne voulait pas encore lui confier. Il fallait qu’il réussisse à obtenir certaines réponses, sans le heurter pour autant.
— Ton père… Est-il toujours en vie ?
— Non, plus depuis quelques années déjà.
— Est-ce que je peux savoir comment il est mort ?
Chaque interrogation était posée d’une voix prudente. Il guettait avec soin les réactions de Zhang JingXi. À sa dernière question, il le vit tressaillir, puis baisser les yeux au sol en commençant à se tordre nerveusement les doigts comme s’il cherchait quelle réponse fournir. Aussitôt, Zhen YuJin reprit :
— D’accord, je reformule, mais tu n’es pas obligé de répondre. Est-ce que son décès a un lien, de près ou de loin, avec le feu ?
— Non, pas le moindre rapport.
Les doigts du Musivateur glissèrent le long de son bras et s’arrêtèrent sur sa blessure. Sa voix se fit plus basse.
— Dans ce cas, pourquoi conserves-tu ce gant ? Tu n’as plus rien à lui cacher s’il n’est plus là. Ce n’est pas une honte d’avoir cette brûlure.
Zhang JingXi écarquilla les yeux. Les pensées s’emmêlaient dans son esprit en même temps que les dernières phrases de Zhen YuJin qui gardait sa main sur la sienne. Il aimait ce contact et le conserva dans son champ de vision, comme une ancre à laquelle se raccrocher, tandis qu’il réfléchissait intensément à ses propos.
Les jambes remontées contre sa poitrine, il se pencha soudain en avant, enfouissant son visage contre ses genoux. L’étreinte de son ami se raffermit, il sentit bientôt son autre main se poser dans son dos.
— … Est-ce que ça va ? interrogea le Musivateur d’une voix douce. Suis-je allé trop loin dans mes questions ?
Les doigts de Zhang JingXi tremblaient dans les siens. Il n’était pas nécessaire de posséder les capacités extrasensorielles de Chan YinMai pour deviner qu’il était secoué.
Le Cultivateur se contenta de répondre faiblement :
— … Non, pas de problème avec tes questions. Tout va bien. J’ai juste besoin de réfléchir à ce que tu viens de dire.
Le Musivateur acquiesça et lui caressa lentement le dos en lui laissant le temps de se remettre.
Zhen YuJin avait on ne peut plus raison.
Oui, mais… quel était ce « mais » qu’il sentait malgré tout résonner dans un coin de sa tête ? Il ne craignait plus le regard de son père ni son attitude, et pourtant… la vérité lui explosa à la figure : la culpabilité.
La culpabilité d’avoir échoué à sauver son ami et ses parents. Cette blessure lui rappelait constamment son échec de ce soir-là. La dissimuler était une façon de maintenir le souvenir sous clé.
À l’époque, son cuisant sentiment d’incompétence se couplait au deuil qu’il devait vivre. Toutes ses nuits se retrouvaient peuplées de cauchemars. Cacher cette brûlure en journée lui permettait de ne plus voir la cicatrice de cette plaie marquant sa chair et son cœur. Un pansement de fortune, en somme. Son oncle lui avait répété mille fois qu’il n’aurait rien pu faire pour les sauver. Lui-même savait parfaitement que s’il voyait un enfant, avec les mêmes capacités, dans une situation semblable, il serait le premier à lui dire de ne pas se jeter à corps perdu dans un imposant brasier. Qu’il ne parviendrait pas à secourir quiconque. Un enfant ne pouvait pas affronter un incendie déjà puissant. C’était impossible. Il savait qu’il ne devait pas culpabiliser et qu’il avait vraiment fait de son mieux, au point de se mettre lui-même en danger. Malgré tout, malgré cette vérité, une partie de lui se demandait encore aujourd’hui :
Et si j’étais arrivé plus tôt ? Juste un peu plus tôt… Aurais-je pu… ?
Toutefois, Zhen YuJin avait raison. Dans tous les cas, il n’avait pas à avoir honte de cette cicatrice.
Le regret était toujours là, le sentiment profond d’avoir perdu un être cher également, mais peut-être qu’avec le temps il parviendrait à faire la paix avec ces sentiments.
Le Musivateur attendait avec patience, sans cesser de lui caresser le dos. Dans la mesure où Zhang JingXi ne l’avait pas repoussé, il estimait qu’il pouvait continuer. Il avait réussi à toucher un point sensible chez le Cultivateur qui semblait avoir compris quelque chose. Il ignorait de quoi il s’agissait, et malgré sa curiosité et son envie de lui demander de se confier, Zhen YuJin garda le silence. Il valait mieux éviter de se montrer trop intrusif. Sous son air jovial, l’autre homme paraissait cacher quelques blessures très vives. Cette constatation lui fit de la peine.
Zhang JingXi redressa le buste. En remarquant ses yeux rougis, Zhen YuJin sentit son cœur se serrer. Il voulait être celui qui l’aiderait à panser ses plaies… Cette pensée l’interpella. Pourtant, il devait bien reconnaître qu’elle était à présent marquée au fer rouge dans son esprit. Il réfléchissait déjà à un moyen de passer encore du temps en sa compagnie, lorsqu’ils en auraient terminé avec Jinhar et les disparitions.
Son camarade se tourna vers lui et, malgré l’humidité dans son regard, un sourire franc ornait son visage.
— Merci…, souffla-t-il. Je crois qu’il fallait que j’entende ça…
— Est-ce que ça suffit pour aujourd’hui, ou souhaites-tu tenter de travailler un peu ta capacité ? Je voudrais vérifier quelque chose, demanda Zhen YuJin à mi-voix.
Il espérait sincèrement que son ami allait accepter, histoire de pouvoir rester à proximité de lui. Il ne put retenir un infime sourire lorsque Zhang JingXi lui répondit :
— On peut continuer.
Ravi, le Musivateur hocha la tête.
— Très bien. Dans ce cas, veux-tu bien te mettre debout et tenter d’enflammer ceci ?
Il lui tendit un talisman vierge.[1]
— Ce n’est pas grave si tu n’y arrives pas, mais mets-y toute ta volonté. Et ne sois pas surpris par ce que je vais faire.
Bien que redoutant déjà son échec, Zhang JingXi se leva de bonne grâce, très curieux de savoir ce que son professeur cherchait à comprendre.
Il focalisa son attention sur le rectangle de papier et se concentra. Comme d’habitude, il sentit rapidement l’énergie couler dans ses veines, son front devenir plus chaud… De pitoyables flammèches crépitèrent au bout de ses doigts, mais ne durèrent pas assez longtemps pour enflammer sa cible.
Sa concentration vacilla lorsque l’autre homme passa dans son dos et l’enlaça d’un bras en posant une main sur son ventre, juste en dessous du nombril. Il sentit ses joues rougir, certain que la chaleur qu’il ressentait à cet instant n’avait rien à voir avec la fièvre qui commençait à se présenter. Il dut fournir un effort de concentration supplémentaire pour rester focalisé sur son exercice et non pas sur la respiration de Zhen YuJin toute proche de son oreille. Le Musivateur resta ainsi, une main sur son ventre, l’autre posée sur sa main blessée, jusqu’à ce que le bras gauche de Zhang JingXi soit parcouru d’un spasme de douleur et que la toux s’empare de lui.
Le Cultivateur eut la certitude d’avoir senti Zhen YuJin le serrer brièvement contre lui, avant de le relâcher.
— Tu peux arrêter.
Il ne se fit pas prier et laissa retomber le papier au sol, avant de se détourner pour tousser tout son saoul dans son coude.
Le Musivateur ramassa le talisman vierge en attendant qu’il se calme et se désaltère. Les bras croisés, il réfléchissait à ce qu’il venait de constater, tout en songeant qu’il allait aussi devoir très bientôt se pencher sur cette toux infernale.
Il s’assit en lotus sur l’herbe, rapidement rejoint par son compagnon de route qui l’imita en prenant place juste en face de lui. Leurs jambes croisées se frôlaient au moindre mouvement.
— Redonne-moi ta main, réclama Zhen YuJin.
Zhang JingXi n’eut pas besoin de lui demander de laquelle il parlait, il la lui présenta sans hésiter. Elle se retrouva bien vite dans celle de l’autre homme qui commença à la masser, tout en le regardant.
— Quand tu enclenches ton Qi, tu le fais sans difficulté, il n’y a aucun doute sur le fait que tu sais comment il faut procéder. Ton Noyau d’Or est parfaitement opérationnel quand tu l’utilises pour le feu et il envoie l’énergie nécessaire qui fuse jusqu’à ta main et là, ça bloque. Le blocage physique n’est pas ailleurs. Il est précisément là où tu es blessé. Tes méridiens ne sont pas abîmés, mais pour une raison ou pour une autre, ils se ferment à cet endroit lorsque tu fais appel à l’énergie du feu. S’ils étaient détériorés, tu aurais mal même lorsque tu utilises ton Qi pour autre chose. Or, ce n’est pas le cas d’après ce que tu nous as dit le premier soir, n’est-ce pas ?
— En effet, approuva le Cultivateur.
— Donc ils ferment la porte, en quelque sorte, lorsque le feu arrive. Et comme ce dernier ne peut pas sortir comme prévu, il repart en sens inverse, là où il peut, et surcharge ton corps qui cherche comment l’évacuer. Voilà pourquoi tu as soudain de la fièvre, elle représente cette énergie qui cherche à sortir. Quant à la douleur que tu ressens à la main, elle est une conséquence liée à ton feu qui ne peut pas émerger. Tes méridiens ne sont pas abîmés, mais restent sensibles à cette chaleur qui monte beaucoup trop.
Zhang JingXi trouva que ces explications faisaient sens. En tout cas, elles lui paraissaient très logiques. Sans mettre fin au massage, il releva les yeux vers Zhen YuJin.
— Et la toux ? C’est aussi cette surcharge qui ne peut pas sortir ?
— C’est possible. Je n’en suis pas tout à fait sûr. Avant de me pencher sur cette question, j’aimerais d’abord que nous…
Un terrible cri de douleur provenant de la tente l’interrompit net. Immédiatement, les deux hommes bondirent sur leurs pieds pour se précipiter dans sa direction.
— A-Mai ! s’écria Zhen YuJin tout en écartant les pans de leur abri.
Fou d’inquiétude, il découvrit son frère recroquevillé sur l’un des lits, les mains pressées contre son ventre comme s’il souffrait le martyre, le visage noyé de larmes.
— Tu es blessé ? s’alarma Zhang JingXi en s’accroupissant à ses côtés.
Il tendait déjà un bras pour éloigner les siens et voir l’état de son abdomen.
— … Pas… pas moi… ! gémit Chan YinMai. C’est Ping Yu… !
Le Cultivateur suspendit son geste. Il se décala pour laisser la place à Zhen YuJin qui venait de blêmir en s’agenouillant à son chevet.
— A-Mai…
— Je l’ai vu ! sanglota son ami. Je l’ai vu, je l’ai senti ! Il… Il vient de mourir…
[1] Talisman vierge : languette de papier (ou de parchemin) de la même taille et forme que les talismans classiques. La seule différence étant que le papier ne porte pas le moindre motif ou sigle puisque ce dernier n’a pas encore été peint.