Kophyn s'approcha de Krunia que le lord avait immortalisée dans la pierre. Elle paraissait plus petite encore, ainsi inclinée.

Sur son visage crispé et dans ses yeux mornes, l'elfe pouvait lire la terreur qui avait habité la jeune femme avant que son corps devienne sa prison. Sa culpabilité brûla encore sous les os, alors qu'il n'osait pas effleurer la pierre froide de ses doigts.

À côté, Viscardi amorça un ricanement que Fyre coupa bien vite d'un coup de coude dans les côtes. Tandis que le vampire se pliait en deux en retenant des jurons contre la demoiselle tyrannique, cette dernière éleva la voix pour couvrir ses jérémiades.

— Et alors quoi, c'est une sorte de mage qui emprisonne ses visiteurs dans la pierre ?

— Un basilic ? proposa Kophyn.

C'était une créature qui vivait dans les Entrailles, bien que peu commune. Il s'agissait d'un petit serpent au venin des plus mortels, puisqu'il provoquait la pétrification chez ses victimes.

Laekces ne fut pas de cet avis.

— Notre hôte n'a rien d'un serpent, si j'en crois ta description. Cependant, je pense que tu n'es pas très loin de la vérité. Souvenez-vous ce dont je vous ai fait rapport, à propos de cet ouvrage, « L'Enfant de l'Oubli ».

Il était sujet de l'enfant de Médusa, la première Gorgone de l'Histoire.

— Le basilic serait, selon certaines sources, un serpent né du sang du monstre, dont les gouttes tombaient sur terre quand Persée rapporta son butin à Poséidon. Le pouvoir de pétrification provient de Médusa avant tout.

— Mais ta méduse est morte, souffla Viscardi en se redressant.

— Elle l'est, en effet, mais pas son enfant. Son premier enfant, celui né de son ventre.

— L'enfant oublié de l'Histoire, conclut Fyre, avant de braquer son regard d'ambre sur Kophyn. Le lord était-il difforme ?

L'elfe cilla. Lord Khrusóma serait cet enfant difforme du récit de Laekces ? C'était une possibilité qu'il ne pouvait écarter, plus encore compte tenu de ses étranges capacités de pétrification. Il réfléchit alors pour se remémorer tous les détails du noble qui avaient pu marquer son esprit.

Élégamment vêtu, guindé, canne et haut de forme, voilà ce dont Kophyn se souvenait.

— Sa canne était surmontée d'une tête de taureau en or, précisa le drow en réfléchissant à voix haute. Ses épaulettes élargissaient sa stature et son visage restait dans l'ombre de son chapeau cheminée.

— Pas d'écailles, pas de serpents ? Pas de queue, d'yeux luisants ou de langue bifide ? interrogeait Laekces.

À cela, Kophyn dodelina de la tête en lançant une œillade à Krunia. Elle aurait probablement su répondre à ces questions, elle qui avait accordé toute son attention au lord. Laekces souffla par le nez.

— Selon moi, il n'y a pas de doute, Lord Khrusóma est le fils de Médusa, que l'Histoire a choisi d'ignorer. Il paraît naturel qu'il soit un gorgon et doté des mêmes pouvoirs que sa mère.

Fyre ne comprenait pas un détail puisque, lors de sa lecture, Laekces avait découvert que cet enfant avait été conçu alors même que Médusa était humaine. Cependant, l'ondin rappela qu'Athéna, déesse de la guerre, avait transformé la pauvre femme en monstre alors même qu'elle portait l'enfant. La magie des dieux aurait touché la vie à venir, bien qu'encore inconnue.

— Si tes conclusions sont justes, Lord Khrusóma est un demi-dieu, trancha Kophyn, bien moins fasciné que Laekces.

Cette histoire avait de quoi être passionnante, mais elle s'avérait plus alarmante quand ils se confrontaient à son protagoniste dont les pouvoirs surpassaient de loin les capacités de tout le groupe réuni. Ils étaient parfaitement impuissants face à ce type d'adversaire. Piquée par une pensée, Fyre sursauta et fouilla dans un sac en cuir attaché à sa ceinture. Elle en ressortit un morceau de papier qu'elle déplia. C'était la lettre d'adressage du tavernier. Fyre en lut un passage à voix haute :

— « Faites-en bon usage ». Et ça alors, qu'est-ce que ça veut dire ? On nous envoie pour compléter sa collection de statues ?

— Je n'en suis pas sûr...

La voix de Fyre tonna dans le petit salon. Sa bouche aux lèvres pincées vomit tous les reproches qu'elle gardait en elle contre Laekces. L'ondin savait plein de choses, mais jamais celles qui les intéressaient vraiment. Il connaissait l'Histoire, mais ne prédisait pas l'avenir. Il n'était jamais sûr de rien, quand elle nageait en plein trouble. Il avait décrypté cet ordre prophétique mais était bien incapable de leur donner une direction. De quoi était-il sûr au juste, si ce n'était qu'ils n'étaient pas de taille ?

— Qu'en est-il du premier mot, si ce n'est pas celui de l'enfant, du lord lui-même ?

Elle coupa Laekces avant qu'il n'eût le temps de confesser une fois de plus qu'il ne disposait pas de cette information. Il connaissait des choses en effet, suffisamment pour en comprendre d'autres, mais l'ondin n'était pas doué de pouvoirs divinatoires pour autant. Kophyn s'avança avec l'hésitation du doute.

— Je vous ai dit qu'avec Krunia, nous n'avions pas pu entrer dans la cave du château parce que la porte était verrouillée. Ce que je ne vous ai pas dit en revanche, c'est que j'y ai senti une présence.

Trois paires d'yeux se braquèrent sur Kophyn et la voix du vampire souffla « et c'est maintenant que tu le dis ? », mais l'elfe continua.

— Il y a quelque chose qui vit dans le souterrain et compte tenu comme l'endroit est barricadé...

— Sans parler du fait qu'il est de notoriété commune jusqu'au village que la cave doive demeurer fermée, ajouta Laekces. C'est assez évident, maintenant que nous disposons de tous les éléments.

— Dans ce cas, allons au sous-sol ! décida Fyre, avant que Kophyn ne lui rappelle qu'ils n'avaient toujours pas la clef.

La jeune femme serra le poing et découvrit ses dents blanches dans un sourire déterminé.

— Ne t'en tracasse pas, j'en fais mon affaire !

Aucun ne mentionna Krunia et l'absence totale d'indice pour la sortir de l'état dans lequel elle se trouvait. Personne ne voulait formuler une issue de plus en plus inéluctable. Après un dernier regard chargé de promesses vers la figure de marbre de Krunia, Kophyn s'en détourna pour suivre ses camarades d'infortune.

La moquette du couloir s'étendait devant eux, telle une langue rouge qui refusait de les voir sortir d'une gorge humide et chaude. Le moindre mètre à parcourir paraissait plus long que le précédent. Quand ils furent enfin de retour près des balustrades moulées, les grandes portes de l'étage, face à celles de l'entrée, s'animèrent dans un grondement lascif.

Fyre avait déjà posé le pied sur la première marche, quand elle suspendit son mouvement. Elle se retourna vivement sur elle-même, suivie de Laekces, Kophyn et Viscardi.

La porte grinçait sur ses gonds et gémissait sa lassitude, bien qu'elle s'ouvrit tout de même. Un coup de tonnerre vibra dans le sol et interdit aux visiteurs d'oser descendre ces marches. L'hôte du château refusait qu'ils se soustraient à sa présence s'il était prêt à les recevoir.

Alors que ses chaussures impeccables aux talonnettes d'or claquaient sur quelques carreaux de carrelage avant d'étouffer leur bruit sur la moquette, Fyre serrait les poings. Elle ne les avait pas levés devant son visage, mais on pouvait deviner qu'elle était prête à faire face, qu'importait que ses chances fussent minimes. Les gantelets qu'elle portait bas sur ses poignets assuraient sa garde.

Les lèvres de Viscardi s'ourlèrent au-dessus de ses crocs. Le vampire semblait vibrer tout entier à l'approche d'un homme qu'il savait à présent être bien loin du Comte Vampire qu'il avait escompté. De plus, connaître les ascendances divines de Lord Khrusóma avait de toute évidence calmé la témérité du jeune vampire. Son courage se ternit alors qu'il s'assurait de dissimuler sa frêle silhouette derrière celle de Laekces.

L'ondin était bien le seul à rester digne et droit, sans faire montre d'animosité. Pourtant, Kophyn devinait dans la tension de ses épaules qu'il était prêt à réagir au moindre geste du lord. À la taille de l'elfe, l'attache en cuir de la dague sauta sous ses doigts et le noble le notifia en braquant son regard sur lui. Laekces s'avança d'un pas pour s'assurer de s'interposer.

— Monseigneur Khrusóma, commença l'ondin, avant d'offrir une révérence distinguée.

Nul doute que Laekces savait y faire, plus encore que Fyre.

— Veuillez pardonner les manières rustres de mes camarades, s'excusa-t-il, avant de se redresser pour chercher le regard de son hôte.

Lord Khrusóma portait à nouveau son haut de forme sur sa tête et comme Kophyn savait à présent ce qu'il cachait dessous, il tâcha de ne pas le fixer du regard. Si un serpent s'en échappait, il risquait de rejoindre Krunia dans l'immobilité.

— Comme vous l'a précédemment rapporté une des nôtres, nous...

— Je n'ai que faire de vos recherches ! coupa le lord en claquant sa canne sur le sol. Je vous ai offert une opportunité de partir.

Laekces ne se départit pas de son sourire avenant bien que Kophyn devinait que sa courtoisie se faisait grignoter.

— Permettez-moi d'insister.

— Très bien ! trancha à nouveau l'hôte, dont la voix résonna dans le grand hall. Puisque vous y tenez tant, rejoignez le sommeil éternel de ceux qui m'ont dérangé.

Lord Khrusóma leva la main pour se saisir de la bordure de son chapeau et le soulever. Aussitôt, Laekces poussa un cri, un avertissement, sans doute de se couvrir les yeux, puisque Fyre baissa le menton pour fixer ses pieds et Viscardi se détourna.

Déjà confronté à cette scène, Kophyn n'avait pas attendu pour suivre la gestuelle de Lord Khrusóma en ne fixant que ses chaussures et l'ombre de sa silhouette sur le tapis carmin.

— Vous ne pourrez échapper à mon regard, en êtes-vous bien conscients ?

— J'en suis conscient, monseigneur, mais je souhaite seulement m'entretenir avec vous, avant que vous ne procédiez à... l'inévitable, argumentait Laekces.

Il y eut un silence, pendant lequel personne ne bougea. Tous attendaient de savoir à quelle sauce ils seraient mangés. Puis Lord Khrusóma émit un bruit de gorge que Laekces interpréta comme une confirmation. L'ondin s'adressa à ses compagnons et leur demanda d'aller s'occuper de ce dont ils avaient convenu.

Kophyn hésita. Ils connaissaient les pouvoirs du gorgon, mais rien ne leur garantissait qu'il ne disposait pas d'autres armes que son regard, à utiliser sur eux s'ils bougeaient. Fyre se détourna vers les marches dans l'idée de les descendre mais le lord cogna à nouveau sa canne pour l'interrompre.

— Monseigneur, s'empressa Laekces de s'interposer. Soyez assuré que je resterai près de vous. Ne trouvez aucune farce dans mes mots.

— Ce ne serait effectivement pas dans votre intérêt, concéda le lord après un instant de silence.

D'un coup de menton, Laekces encouragea les siens à se retirer rapidement avant que leur hôte ne change d'avis.

— Tout ira bien pour moi, mon rossignol, on se retrouve plus tard, trouva-t-il la force de sourire à Fyre.

La jeune femme lui grognassa qu'il avait plutôt intérêt à tenir parole. Puis, elle entama la descente des marches, suivie de près par Kophyn. Le drow ne relevait pas non plus les yeux, bien qu'il fut dos au gorgon. Il sentit sans peine le vampire s'accrocher à la rambarde de marbre pour se glisser derrière Laekces et les suivre. La canne cogna à nouveau.

— Pas lui ! tonna Lord Khrusóma.

À nouveau, la voix de Laekces s'éleva. En vain.

Du coin de l'œil, Kophyn aperçut Viscardi se ratatiner sur lui-même contre les piliers moulés. Un cri de peur et de douleur s'étrangla dans sa gorge. Une supplique à glacer le sang, qui mourut bien vite. Le vampire avait levé les mains devant son visage pour éviter le contact visuel avec le gorgon, mais c'était déjà trop tard.

Son corps se solidifiait, sa peau blanchissait et son visage se figea en une plainte muette. Même si ce vampire n'était pas une grande perte, selon Kophyn, le voir terrassé de la sorte, par quelqu'un d'autre que lui, l'emplit de déception. Il n'aurait pas l'occasion de lui ôter la vie lui-même.

Fyre glissa ses doigts chauds dans la paume de Kophyn pour l'attirer à elle. Elle l'intima au silence pour ne pas éveiller la colère de Lord Khrusóma. Ils ne pouvaient rien faire de plus pour Viscardi et s'ils tentaient quelque initiative inconsidérée que ce fut, c'était Laekces qui risquait sa vie. Kophyn céda à la main dans la sienne.

Alors qu'ils s'éloignaient pour suivre le chemin que l'elfe et la faune avaient emprunté un peu plus tôt, l'ondin resta à l'étage, otage de son plein gré.

— Monseigneur consentirait-il à couvrir sa coiffe pour que nous puissions discuter comme des gentilshommes ? quémanda-t-il, poliment.

Tout d'abord, il ne se passa rien et Laekces supposa qu'il n'avait rien à quérir auprès d'un noble. Pourtant, après un instant à la durée imprécise, un froissement de vêtement lui apporta une réponse peu claire. Avait-il remis son chapeau ou s'était-il contenté de changer ses appuis ?

Le baroudeur aux cheveux aqueux se fit la remarque que si le lord avait voulu le figer dans la pierre, sans doute n'aurait-il pas laissé ses compagnons se carapater. Non sans une certaine appréhension, Laekces releva prudemment les yeux, pour rencontrer enfin le visage de celui qui habitait ce château.

Il sourit, d'une sincérité qui lui fit oublier quelques instants le contexte qui le menait ici.

— Quel plaisir de vous rencontrer, monseigneur Khrusóma, salua-t-il.