Bien que Krunia fut une vraie pipelette agaçante, lui planter une dague dans la gorge n'était sans doute pas l'idée du siècle. Pas dans l'immédiat en tout cas. Kophyn souffla par le nez et quand il ferma les yeux, il crut entendre un sourire victorieux s'étirer sur le visage de la faune. Pourtant quand il souleva ses paupières, elle avait repris son air sérieux.
— J'ai cru entendre des battements de cœur, mais c'était très faible, comme...
— Comme une personne en sommeil, d'un sommeil si profond qu'il est semblable à la mort ? suggéra-t-elle, puisque les maîtres vampires refusaient de sortir de sa tête.
— Pourquoi tu poses des questions si tu n'écoutes pas la réponse ?! gronda Kophyn en montrant les crocs.
— Oh ça vaaa ! lâcha la jeune faune. C'que t'es susceptible... J'émettais seulement des suppositions, voilà tout.
Kophyn se mordit le doigt pour se retenir de coller une mandale à cette gamine insupportable. Il commençait à avoir quelques pistes d'idées de la raison pour laquelle elle n'était pas chez elle, dans sa famille.
— Et du coup, un cœur faible comme quoi ? insista-t-elle.
La patience de l'elfe était grande pourtant. Il le savait parce qu'il était capable de rester immobile et silencieux pendant des heures entières, quand il se dissimulait dans les ombres ou guettait une cible à éliminer, malgré l'inconfort, le froid ou la faim. Il savait retenir ses pulsions meurtrières pour attendre le meilleur moment pour frapper. Mais quelque chose dans cette gamine le menait toujours plus vers ses limites, alors qu'elle n'était que ça : qu'une gamine.
— C'était... s'assurait-il de ne pas lui aboyer dessus. Plutôt comme quelqu'un sujet au poison d'une araignée à dix pattes.
— Ça n'existe pas enfin, une araignée à dix pattes, refusait Krunia de se faire mener en bateau.
Kophyn releva les yeux, vanné. Il préféra serrer les dents et se détourner de la faune pour s'éloigner. Ses pas émettaient un bruit de succion, suivis par ceux de Krunia qui trottinait pour respecter son rythme. Ils rebroussèrent chemin pour retourner vers le hall d'entrée et partir à la recherche de la clef du sous-sol. Pourtant, Krunia insistait de ses « n'est-ce pas que ça n'existe pas, tu me fais marcher ? »
— Figure-toi que si, les araignées à dix pattes existent, céda Kophyn, mais seulement dans les Entrailles. C'est une araignée extrêmement venimeuse et si sa morsure seule peut tuer un homme, son venin, lorsqu'il est dilué, peut plonger sa victime dans une paralysie lente, jusqu'à atteindre le cœur.
— Ça fait froid dans le dos, tes Entrailles, je n'ai pas envie d'y aller.
— Tu n'y survivrais pas, assena Kophyn sans aucun ménagement pour la petite faune. Tu fais trop de bruit. Beaucoup trop de bruit.
Krunia s'offusqua et prétendit être plus robuste que pouvaient bien le penser les autres. Et puis elle savait se taire, quand c'était nécessaire. Elle fit remarquer cependant que si une personne avait été empoisonnée de la sorte dans le sous-sol, son cœur aurait lâché depuis bien longtemps, ce que Kophyn admit tout à fait. Il leva un doigt et précisa que les battements de cœur étaient faibles comme dans un cas d'empoisonnement. Il n'affirmait en aucun cas connaître la cause exacte de cette léthargie hypothétique.
La conclusion était la même pour les deux compagnons : quelqu'un vivait dans cette cave froide et humide et il y avait fort à parier que l'objet de leurs convoitises, ce « premier mot », s'y trouvait enfermé avec. Il ne restait plus qu'à espérer que les battements de cœur n'appartenaient pas à un gardien qui attendait patiemment qu'on dérange son sommeil.
— J'ai cru entendre une voix, aussi, ajouta Kophyn, l'air de rien.
— Et tu ne pouvais pas commencer par ça ? s'écria Krunia en faisant un bond sur le côté pour frapper le sol de ses petits sabots.
Elle remuait la tête dans toutes les directions pour signifier son incrédulité à propos du sens des priorités du drow et ce dernier dut lever les mains pour se protéger des coups de cornes. À ses nombreuses questions sur ce qu'avait bien pu prononcer cette voix, Kophyn resta sans réponse. C'était plus une plainte, un gémissement qui avait résonné dans son crâne que de véritables mots.
Qu'à cela ne tienne, Krunia était plus curieuse que jamais de découvrir ce que cachait cette cave. Par sécurité néanmoins, elle demanda à Kophyn si elle pourrait se camoufler derrière lui quand il ouvrirait la porte. Lui, il était davantage tenté de la jeter dans la pièce en guise d'appât.
— Hâte-toi un peu, il faut retrouver les autres, trépignait Krunia qui s'était avancée dans la lumière du hall d'entrée. Allez, il faut leur racon-...
L'attention de Krunia fut attirée vers les grands escaliers de marbre, à une hauteur qui était encore hors du champ visuel de Kophyn. L'elfe avala l'espace qui le séparait de la faune en quelques longues enjambées, avant de tourner son regard pâle vers les marches.
Un homme au port altier se tenait là, sur le palier qui séparait le grand escalier en deux arcs sur les côtés. L'homme disposait de cette droiture propre aux nobles de la surface : rigide et bien ancrée dans le fondement.
Il paraissait plutôt grand et son superbe costume en queue de pie lui donnait un air si rigide qu'il aurait pu être une statue parmi les autres s'il ne se tenait pas au beau milieu des escaliers, à quelques mètres de Kophyn et Krunia. La canne qu'il plantait sévèrement dans le tapis lie-de-vin arborait une tête de taureau, sculpté dans de l'or.
Les dorures étaient omniprésentes sur ses atours, depuis les boutons de son gilet, jusqu'aux broderies de ses manches en fils d'or, en passant par le renforcement des semelles de ses chaussures en cuir d'un animal probablement en voie d'extinction.
— Monseigneur, commença Krunia. Pardonnez notre intrusion dans votre demeure et d'avoir pris la liberté de la visiter sans attendre un accueil de votre part...
Elle s'inclina en guise de respect et flanqua un coup de sabot dans la jambe de Kophyn pour l'intimer à en faire de même. L'elfe n'en fit rien, il ne courbait l'échine devant aucun mortel de la surface. Au contraire, il claqua la langue contre son palais pour marquer sa désapprobation.
— La patience n'est pas le fort des plus jeunes, tonna le lord d'une voix puissante, que l'âge avait doté d'une autorité indéniable.
Cependant, le drow dont la longévité différait de beaucoup avec celles des humains n'appréciait pas ce ton infantilisant. Que cet aristocrate soit un ancêtre ou pas n'y changeait rien.
— Nous vous avons appelé, à de nombreuses reprises. L'ouïe fine n'est plus le fort des anciens, piqua Kophyn.
D'un geste bref, Lord Khrusóma frappa le sol de sa canne et, bien que les marches étaient recouvertes d'un épais tapis, le son se répercuta comme un coup de tonnerre.
— Quelle est la raison de votre venue ?
Kophyn se tendit. La façon dont cet homme, tout noble qu'il fut, l'ignorait ne lui plaisait pas du tout. De toute façon, rien ne lui plaisait depuis qu'il était arrivé dans ce pays maudit. Si le lord aimait accuser un manque d'éducation chez ses jeunes visiteurs, ne réalisait-il pas qu'il manquait, quant à lui, cruellement d'hospitalité ? Ou bien il n'en avait cure.
Kophyn fut très tenté de le formuler avec une pique cynique qui lui serait propre, toutefois il avait bien conscience que cela ne ferait pas avancer leur affaire. Il s'abstint et, après avoir inspiré pour ravaler ses mots salés, il se racla la gorge.
— C'est le tavernier du village qui vous a chaudement recommandé pour nos recherches. Il a assuré que vous seriez d'une aide inestimable, le flatta-t-il dans l'espoir d'un accueil plus amène.
L'elfe plongea ses doigts dans les replis de sa tunique, pour chercher la lettre d'adressage pleine de tâches, mais il se souvint qu'il l'avait laissée à Fyre.
— Quelle est la raison de votre venue en ces lieux ? insista Lord Khrusóma.
La voix pressante, autoritaire et dédaigneuse de ce noble au costume d'or hérissa le duvet de Kophyn jusqu'à la naissance de ses cheveux. Les traits de l'elfe se tendirent, sa mâchoire se crispa alors que ses yeux se braquaient sur cet homme qui ne considérait pas le moindre mot que Krunia et lui pouvaient lui adresser. L'elfe en vint à se demander s'il les écoutait vraiment. La faune se rendit compte des volutes meurtrières qui suintaient de Kophyn, puisqu'elle prit sa main, le forçant à desserrer ses doigts.
— Nous sommes à la recherche de quelque chose, expliqua Krunia avec la diplomatie dont était dépourvu Kophyn. Un... objet ou un artéfact dont nous ignorons la forme. Nous l'appelons « le premier des mots ».
Un mouvement léger de Lord Khrusóma fit onduler sa queue de pie et tinter ses épaulettes à écailles d'argent. Cependant, il ne dit rien et si Kophyn n'avait pas remarqué que la poigne du noble se resserrait sur le pommeau de sa canne, il aurait pu penser qu'une fois de plus, il ne les avait pas écoutés.
— Partez ! tonna leur hôte. Rien de ce qui se trouve dans mon château n'en sortira. Rien de ce que je possède ne vous appartiendra.
— Nous pourrions trouver un arrangement... siffla Kophyn.
— Rien de ce que vous avez à me proposer ne m'intéresse, refusa-t-il.
— La vie sauve, c'est déjà pas mal, non ? gronda l'elfe, dont les lèvres se relevaient sur des crocs saillants.
— Partez ! Sur le champ ! Ou jamais vous ne ressortirez d'entre ces murs.
Krunia murmura à Kophyn d'aller trouver Fyre ou peut-être Laekces. Elle, elle saurait y faire à condition qu'il ne fût pas là pour jeter de l'huile sur le feu. Lui, qu'il trouve quelqu'un pendant qu'elle tentait d'établir le dialogue avec le lord. Kophyn songea un instant qu'il pouvait très bien s'en charger pendant que Krunia partait faire les rabatteurs, mais il était évident que dans cette configuration, Fyre arriverait pour patauger dans le sang du lord, songea-t-il.
Avec difficulté, Kophyn acquiesça avant de laisser la jeune femme s'occuper du noble. À peine s'en fut-il détourné – sans même lui adresser un mot de plus, car il ne le méritait pas – que Krunia reprit, la voix pleine :
— Je vous prie de m'écouter, nos informations nous mènent à croire que ce « premier mot » serait immobile et quand on voit votre château, je suppose que nous sommes... Ah !
Krunia s'exclama tout à coup, saisie de stupeur. Déjà arrivé près du couloir, Kophyn se détourna et porta la main à son côté. Ses doigts défirent l'encoche de sa dague, pour la saisir. Son regard attrapa le petit corps de la faune, qui tendait le bras vers Lord Khrusóma. Inconsciemment, Kophyn saisit un mouvement de ce dernier mais n'en fit pas cas. L'elfe esquissa un pas pour rejoindre son équipière, quand elle braqua son regard sur lui. La terreur qu'il y lut le stoppa net. Elle tendit son autre main dans sa direction et lui somma sèchement :
— Non, ne bouge pas ! Ne me quitte pas du regard, Kophyn.
Du coin de l'œil, l'elfe voyait le noble qui daignait enfin descendre quelques marches. Sa canne le précéda sur un carreau de marbre et le métal à son contact cliqueta. Le réflexe de le suivre des yeux se faisait insistant, mais Krunia interdit tout écart.
Une grimace de douleur tordit le visage de la faune, alors qu'une plainte s'extirpa de sa bouche. Elle exhala avec peine, tandis que le lord s'approchait encore d'elle. Sa silhouette sinistre le montrait qui tenait son haut de forme tout contre son torse, libérant ses longs cheveux sombres en cascade sur ses épaules.
— Kophyn... interpella Krunia pour être sûre d'avoir son attention. Cours chercher Fyre ! Vite !
Kophyn eut un instant d'hésitation. Courir pour chercher Fyre et prendre la fuite ? Lui ? Ça ne lui ressemblait pas le moins du monde. Pourtant, une tétanie s'était emparée de ses muscles. L'effroi qu'il trouvait dans le regard de la jeune femme était comme un poison insidieux qui cherchait à le contaminer. Sans comprendre pourquoi, Kophyn sentait qu'il ne pouvaient rien faire de plus.
— Va ! lui cria Krunia dessus, avant que sa voix ne s'étrangle.
L'urgence dans son ton suffit à électriser les muscles du drow. Ses jambes le détournèrent du grand hall pour l'élancer dans le couloir luxueux, sans un regard en arrière. Kophyn ignora le picotement qui courait dans ses membres et brûlait sa peau. Il ignora ce désir ardent de prendre les armes pour se confronter à celui qui avait provoqué tant de peur dans le regard de la faune. Un adversaire qui réclamait l'affrontement le trouvait systématiquement face à un elfe noir.
Mais pas cette fois.
Kophyn se dirigea vers les cuisines, où il espérait trouver Fyre et cette andouille de vampire. Ses yeux éraflaient les surfaces avec rapidité, cherchant la présence de ses compagnons d'armes.
Quand il ouvrit une porte à la volée, la frustration de faire face à un boudoir lui arracha un feulement. Et tandis qu'il faisait demi-tour pour retourner dans le couloir, l'image de Krunia, tétanisée face au lord, lui fit barrage comme un mur. Le drow s'immobilisa, le corps tendu. Il voyait la scène se rejouer sous ses yeux, là, dans un couloir vide. Il voyait encore Krunia l'implorer de quérir de l'aide, et lui qui ne faisait rien.
S'il se demandait ce qui avait pu à ce point terroriser la jeune femme, ce n'était pas ça qui accaparait ses pensées. Quand Krunia s'était plainte, elle était voûtée, pliée par la douleur, une main sur sa cuisse pour en pincer la chair. Pourtant Kophyn n'avait perçu aucune blessure, aucune trace sur son corps, si ce n'était les tremblements dans sa main tendue.
La faune avait semblé collée au sol, enlisée dans le carrelage, par un ensorcellement quelconque. La pensée que le noble fut un mage lui traversa l'esprit. Peut-être était-ce un contrôle mental, du corps, ou une hallucination, un pouvoir de persuasion... Kophyn n'en savait fichtre rien. Mais un sorcier et une magie inconnue, face à eux ? C'était bien leur veine, ça !
Kophyn fronça le nez pour chasser cette pensée de sa tête et la scène qui tournait en boucle sous ses cils blancs. Il devait impérativement retrouver ses compagnons avant toute chose. Ensuite, ensemble, ils iraient tirer Krunia des mains de Lord Khrusóma.
Je me posais une question, à ce stade je n'ai toujours pas vraiment compris pour qui travaille la troupe. Est-ce que c'est normal ou c'est moi qui a zappé un détail au début ? 🤔