Ici, l'entretien du château avait clairement été laissé à l'abandon. La poussière s'accumulait et les tâches sur la moquette centrale n'avaient même pas été savonnées. La plupart des torches étaient sèches, incapables de brûler. De l'illusion de chaleur du grand hall, il ne restait plus rien. La bâtisse confessait comme elle était vide et délaissée depuis de nombreuses années.
C'était pour l'elfe noir un environnement qui lui seyait mieux. Il se sentait bien plus à son avantage de ce côté du château que dans le grand hall, éclairé de mille chandelles et trente-six torches. Soulagé de ne pas se trimballer un boulet aux pieds, Kophyn poussa un geignement d'aise. L'instant d'après, il s'arrêta et tendit l'oreille.
Des bruits de pas attirèrent son attention.
— Ouhhh... on sent même le vent par ici, frissonna Krunia en approchant. Fyre m'a dit que tu cherchais un binôme.
— Je n'ai plus trop le choix, maintenant que tu es là... grimaça Kophyn sans retenir un soupir d'agacement.
La faune ignora complètement la mauvaise humeur habituelle de l'elfe et trottina quelques pas pour le rejoindre. Dans un geste d'inconfort, elle tira sur les pans de sa capeline pour s'y emmitoufler. Elle disait vrai, le vent se faufilait jusque dans le couloir, par les percées dans le toit. La tuilerie avait souffert et la charpente plus encore des trombes d'eaux qu'elle recevait constamment. Conscient qu'il ne disposait d'aucune bonne raison de chasser la jeune femme de son espace, Kophyn abdiqua sans un mot et accepta qu'elle le suive.
Le couloir s'étendait comme le boyau humide et froid d'un animal mort, à moitié rongé. L'obscurité grignotait la chaleur et les coulures sur les murs abandonnaient ça et là, des sillons d'une mousse sale et invasive. Le vent, quant à lui, saisissait une brèche dans le toit pour hurler doucement à l'oreille du marcheur.
D'un tapotement du pied, Kophyn constata que la moquette était autant imbibée qu'une bourbe et si le sol n'avait pas été fait de pierre, il y avait fort à parier qu'il se serait effondré sous le poids d'une personne.
— C'est par ici, non, la cave ? demanda Krunia en se tenant devant une ouverture dans le mur froid.
Au-delà du seuil, Kophyn devinait un gouffre de ténèbres où toute lumière y trouvait son trépas.
— Manifestement. Allons-y.
— À quoi bon ? La porte doit être fermée à clef. Souviens-toi de ce qu'ont dit les habitants du village.
Kophyn soupira. Il était bien embarrassé de se coltiner la faune qui lui remettait certains détails dont il se serait passé. Mais il devait également admettre qu'elle n'avait pas tort. C'était d'ailleurs ce point-ci qui l'agaça le plus.
— Et tu pouvais pas le dire plus tôt ? râla l'elfe.
— T'étais déjà au courant, rappela la faune en haussant une épaule. Et puis... j'avais un peu oublié, moi aussi.
Le drow ferma les yeux et se contenta de ravaler sa contrariété.
— Hum, qu'importe, balaya-t-il. Et ce n'est peut-être pas une bonne idée d'endommager une porte qu'il est conseillé de garder verrouillée...
— Je ne pense pas, et... j'ai pas non plus songé à leur demander s'ils savaient où le lord rangeait la clef.
Elle grinça même un « désolée », quand elle remarqua les lèvres pincées du drow. Mais ce dernier ne la réprimanda pas, cela ne changerait en rien leur situation.
— On a qu'à aller la chercher directement ? Allons fouiller le cabinet du lord ! proposa Krunia.
Bien que cette idée fut une éventualité plus que judicieuse, Kophyn aurait préféré que la jeune gazelle ne la formule pas à voix haute aussi impunément. Quand on voulait s'infiltrer et fouiner, il fallait savoir se montrer discret, ce qui était évidemment foutu avec Krunia. Si le lord disposait d'oreilles dans les murs, il y avait fort à parier qu'il les attendrait de pied ferme avant qu'ils n'atteignent ledit cabinet.
— Passons tout de même devant la porte, conseilla Kophyn. La serrure nous indiquera déjà quel type de clef nous cherchons. Et puis va savoir, un trousseau sera peut-être simplement suspendu à un crochet au mur.
La bouche de Krunia se tordit de scepticisme à cette suggestion, mais elle l'approuva quand même. Comme Kophyn, elle tentait de se montrer optimiste. Après tout, la grande porte d'entrée les avait laissés passer sans plus de résistance. Leur venue était peut-être attendue.
L'arche donnait directement sur des escaliers en colimaçon étroit. Les marches hautes avaient été rendues irrégulières avec l'usure des passages fréquents d'autrefois. La rampe de l'escalier s'interrompait après quelques marches, brisée ou arrachée. Le bois n'avait pas survécu aux années et au manque d'entretien. Il fallait progresser prudemment pour ne pas faire un faux pas en descendant au sous-sol.
La pénombre gagnait de plus en plus les marches et lorsque les deux baroudeurs eurent tourné encore une fois, pour s'éloigner définitivement de la dernière torche allumée dans le couloir, Krunia se plaignit qu'elle n'y voyait rien du tout.
Les yeux de Kophyn connaissaient l'obscurité et l'elfe y voyait plus clair encore qu'en plein jour. Il ralentit volontairement le pas pour que la petite faune puisse sentir son dos et se tenir à lui, mais elle n'en fit rien.
Il y eut un claquement. L'instant d'après, Kophyn plissa vivement les yeux, ébloui. La lumière jaillit des mains de la jeune femme juste à côté de lui. Un feu souffla avant de prendre une forme plus menue, calme.
Quand il se fut habitué à la luminosité, Kophyn jeta un œil à ce qu'elle tenait entre ses doigts. Il s'agissait d'un étrange petit dispositif duquel émanait une flamme. Krunia remarqua le regard de Kophyn, alors elle s'expliqua :
— J'ai trouvé ça tout à l'heure. Viscardi m'a dit que c'était un outil de riche, il a parlé de... briquet amadou, hésita-t-elle sur le terme.
L'objet se composait d'un tube dans un matériau métallique et finement ciselé. L'artisan l'avait frappé pour le décorer d'armoiries. C'était à n'en pas douter, un accessoire qu'un homme de basse fortune ne pouvait acquérir. Force était de reconnaître que les connaissances de Viscardi s'avéraient utiles de temps en temps, bien qu'il semblait dépourvu de cette richesse dont il faisait mention.
— Quand j'actionne cette petite poignée, montra Krunia, ça crisse dedans et une flamme s'empare de la mèche !
— Ingénieux, admit Kophyn. C'est impressionnant ce que les peuples de la surface sont capables d'inventer pour éviter de se retrouver dans le noir.
— C'est-à-dire que, sans lumière, on ne peut plus rien faire. Les saisons où les journées sont plus courtes obligent les hommes à travailler plus dur et plus vite pour compenser le manque de temps, racontait Krunia en descendant prudemment les marches.
Sa voix fluette résonnait entre les vieilles pierres de la bâtisse et comme elle s'était faufilée devant l'elfe, elle progressait avec lenteur. Une main posée sur le mur humide, l'autre tenant le briquet amadou devant elle pour voir les creux des marches, elle meublait le silence.
— Dans les grandes villes, avec l'éclairage, c'est différent. À la nuit, la veille nocturne commence parce qu'il y a des lanternes, mais chez moi, nous devions terminer le labeur et ranger le matériel avant qu'il fasse trop sombre...
— Sinon quoi ? railla Kophyn. Vous vous perdez dans vos champs ?
Krunia souffla son exaspération entre ses lèvres pincées. Les moqueries de l'elfe noir ne l'atteignaient pas.
— Idiot, va ! Comment veux-tu travailler la nuit ? La journée, c'est quand même plus pratique, le rouspéta-t-elle.
— Le jour m'incommode, jugea bon de préciser Kophyn. D'où je viens, dans les Entrailles, le soleil n'existe pas.
— Comment vous éclairez-vous ?
L'elfe s'arrêta au bas des marches et Krunia se retourna vers lui. L'intérêt qu'elle portait au mode de vie des drows, aux Entrailles ou à lui, tout simplement, l'interpella. Généralement, Kophyn ne subissait jamais d'interrogatoire de manière aussi peu hostile. Pourtant, il ne parvint à déceler aucune once de curiosité déplacée chez la jeune faune.
Kophyn souffla par le nez après avoir haussé les sourcils. Après tout, ce n'était pas avec ce type d'information qu'une faune partirait à l'assaut des Entrailles. Il n'y avait donc rien à craindre à satisfaire sa curiosité.
— La plupart du temps, on ne s'éclaire pas.
— Vous vivez dans le noir complet ?
— Ce n'est pas pour rien que les habitants de la surface appellent les Entrailles « le Gouffre ». La grande majorité des créatures qui peuplent nos cavernes sont nyctalopes.
— Nycta-...
— Nyctalopes, nous voyons dans le noir comme vous en plein jour.
Krunia leva de grands yeux vers Kophyn. Elle semblait avoir du mal à se représenter un endroit qui ne connaissait rien du jour et des astres, elle dont le pays éprouvait un soleil harassant. Et dans le même temps, elle levait doucement le briquet amadou vers le visage du drow pour contempler ses yeux qui voyaient la nuit.
L'elfe arborait des prunelles d'un rose pâle, presque blanc, sans aucune pupille apparente. La sclère, quant à elle, portait la teinte des ténèbres. Malgré l'envie de les regarder encore – parce qu'elle trouvait ses yeux fascinants – elle baissa le briquet pour ne pas l'importuner.
— Mais du coup... à quoi ressemblent vos villes ? Vous avez bien des villes dans les Entrailles ?
L'elfe hocha la tête. Évidemment qu'ils en avaient et il expliqua qu'exceptionnellement, celles-ci étaient éclairées grâce à des roches luisantes, des cristaux ou bien même des champignons phosphorescents, mais il s'agissait davantage d'une question d'esthétique que de nécessité. La beauté avait une part importante dans la culture drow, bien que les peuples de la surface les considéraient comme des sauvages maléfiques.
La curiosité de Krunia n'avait pas de fond, si bien qu'elle l'interrogeait encore sur l'architecture des cavernes, elle lui réclama à voir une roche luisante et comme Kophyn ne répondait plus, elle garda le silence. Juste un court instant, avant de s'imaginer encore un monde enveloppé dans les ténèbres, nuit et jour.
— Mais du coup, réfléchissait-elle à voix haute. Comment vous distinguez le jour de la nuit ?
— On ne le distingue pas. Nous y sommes, préféra couper court Kophyn.
Face à eux, une seule porte ponctuait ce petit couloir après les escaliers. Décidément, peu importait ce qu'avait souhaité enfermer l'hôte des lieux, il s'assurait que rien ni personne ne put aller contre ses intentions.
— C'est fermé, annonça Krunia, la main encore sur la poignée en fer forgé. Je suis déçue... j'y ai vraiment cru.
— Et je ne vois aucun crochet, aucune cache...
Kophyn examinait le couloir, tout en effleurant les murs et les jointures des pierres pleines de salpêtre du bout des doigts. Il y cherchait une encoche, un mécanisme ou quoi que ce fut pour ouvrir cette porte, mais force lui fut de constater qu'il n'y avait rien.
— Tu sais ce qu'il y a derrière ? interrogea Krunia. Tu peux pas... j'sais pas, voir à travers ?
L'elfe marqua une pause et dévisagea la faune. Il allait rétorquer qu'il n'était pas très sensible à son humour, mais il réalisa que ce n'en était pas. Krunia était parfaitement sérieuse et sur son visage s'était peint l'espoir candide des enfants. La lèvre supérieure de Kophyn s'ourla en un rictus. Il détestait les enfants. Plus encore ceux dont les yeux étaient encore pleins de candeur.
— Je ne vois pas à travers la matière, rétorqua-t-il. Mais si tu te tais, je peux peut-être écouter s'il y a quelque chose...
La jeune femme ronchonna avant de porter ses doigts fins jusqu'à sa bouche. Elle fit mine d'y tourner une clef pour la verrouiller et la jeter au loin. Elle ne dirait pas un mot. Après s'être gentiment écartée du passage, elle ouvrit la main vers la porte pour inviter Kophyn à y coller sa longue oreille. Ce qu'il fit sans tarder.
D'un pas leste, le drow s'approcha du battant de bois et ferma les yeux pour écouter. Après un moment qui sembla vraiment interminable pour Krunia, les sourcils blancs de l'elfe se froncèrent.
— T'as entendu ça ? murmura-t-il, presque pour lui-même.
— Quoi ? T'as entendu quelque chose ? C'est quoi ? Il y a quelqu'un ? Le Lord ? Des prisonniers ? Un monstre ? Un nid de vampires ? Viscardi a dit que le château ressemblait beaucoup aux maisons des maîtres vampires, s'emportait la jeune femme. T'imagines si on est tombé dans un nid de vampires ? Ça se trouve, ton tavernier nous a envoyés en pâture pour qu'on soit la nourriture des vampires. Ça expliquerait que les habitants du village soient terrifiés par cet endroit maudit... Ohhhh Kophyn, je crois que c'est pas une bonne idée d'ouvrir cette porte, tout compte fait. On devrait plutôt...
Elle s'interrompit. Face à elle, l'elfe s'était redressé, un regard exaspéré figeait son visage. Alors elle referma bien vite sa bouche et cette fois-ci, elle fit mine d'avaler la clef.
— On remonte, on ne peut rien faire de plus ici... ponctua Kophyn, sans cérémonie.
— Pardon ? Et tu ne vas rien me dire ?! s'outrait Krunia en poursuivant l'elfe dans les escaliers en colimaçon.
— Te dire quoi ?
— Kophyn ! Qu'est-ce que tu as entendu derrière la porte ?
À nouveau, l'elfe s'interrompit et s'arrêta. Il venait d'atteindre le rez-de-chaussée et la moquette spongieuse l'accueillit dans un bruit écœurant. Il lança une œillade à la jeune femme qui le retenait par le coude. Elle le lâcha mais ne se départit pas de son air pour le moins catégorique. Elle voulait savoir ce qu'avait découvert Kophyn et ne lâcherait pas l'affaire. Le drow resta immobile un instant, ses yeux roses braqués sur la jeune femme.
— Tu m'fais pas peur, tu sais, planta-t-elle ses mains sur ses hanches. Tu peux prendre des airs de méchant, ça suffit peut-être à faire flipper la plupart des « gens de la surface » comme tu dis. Mais je ne suis pas la plupart des gens, moi. Alors à moins que tu ne m'assassines vraiment, ce dont je doute, je ne te lâcherai pas, monsieur le vilain elfe. Allez vas-y, accouche maintenant. T'as entendu quoi ?
L'envie de lui couper la langue n'était pas loin, Kophyn devait bien l'admettre, mais le groupe devait éviter de perdre ses membres et il était donc préférable de garder ceux-ci dans la meilleure condition physique possible.