L'urgence faisait bouillir le sang dans les veines de l'elfe et piquait sa peau de chair de poule. Si son cœur battait la chamade, ce n'était pas à cause de la course qu'il s'imposait dans le dédale de couloirs du château, mais bien parce que le danger omniprésent des lieux venait de lui révéler son visage.
Les secondes se consumaient à une vitesse folle et chacune d'entre elles était un pas de plus pour Krunia vers une fin que Kophyn savait funeste. Il en venait presque à regretter les pépiements incessants de Viscardi et les joutes verbales épicées de Fyre et Laekces. Ces nuisances étaient préférables au pouls que le drow entendait battre à son oreille et pire encore, au silence laissé par l'absence de Krunia.
Une masse le percuta de plein fouet.
Pendant un instant, Kophyn ne perçut que les vagues de l'océan qui ondulaient devant ses yeux. Laekces sortait de la bibliothèque, mué par l'élan de sa découverte.
— Kophyn ! s'exclama-t-il. J'ai peut-être un indice !
— Plus tard, balaya l'elfe. Krunia a des problèmes !
Le sang ne fit qu'un tour dans les veines de l'ondin. D'un hochement du menton, il intima au drow de prendre les devants, il le suivait. Les deux hommes remontèrent le couloir vers le hall sans perdre un instant de plus.
Kophyn rapporta les récents évènements, hachant ses phrases pour ne contenir que l'essentiel. Leur rencontre avec Lord Khrusóma, son refus de les écouter, mais surtout ce qu'il avait fait à Krunia, bien qu'il ne sut pas l'expliquer avec exactitude.
— De la magie ? interrogea Laekces, inquiet alors qu'ils arrivaient dans la lumière du hall.
L'elfe déboula le premier et le tapis rouge immaculé amortit son élan. Il n'y avait plus personne. Ni Krunia ni le lord. L'entrée était vide et rien, si ce n'était quelques amandes tombées des poches de Krunia, n'indiquait qu'il s'était produit quelque chose ici.
— J'en sais rien... souffla le drow en tournant sur lui-même pour guetter le moindre mouvement à l'étage, derrière la balustrade en pierre. Merde... Merde !
La voix de Kophyn résonna dans le hall désert, dont la chaleur des torches ne trompait plus personne. Il regrettait de ne pas être resté avec la faune. Il aurait dû tenter quelque chose, quoi que ce fut. Ça ne lui ressemblait pas de fuir quand il avait la capacité de faire face. Sa lâcheté risquait d'avoir coûté la vie de Krunia.
— Bah alors, longues oreilles, t'as perdu ta biquette ?
Cette voix piqua l'échine de Kophyn et hérissa sa nuque. L'elfe n'eut aucun besoin de se retourner pour reconnaître cette crapule de Viscardi. Alertés par les éclats de voix, Fyre et lui revenaient des couloirs, derrière la salle de bal. L'elfe ravala son envie de dévisser la tête du vampire, il avait plus important à faire.
— Fallait la tenir en laisse, si tu voulais pas qu'elle t'échappe. Je savais bien que vous aviez des tendances vicieuses dans vos grottes. Forcément, dans le noir, un trou est un trou ! Elle a pas aimé ça, que tu l'attrapes dans les couloirs sombres du château ? ricanait le vampire, alors qu'il donnait un coup de coude entendu à Fyre pour l'inclure dans son hilarité.
Viscardi ne vit pas venir le coup de poing de Kophyn. L'elfe s'approcha de lui, ses pas glissèrent sur la moquette, sans un bruit, et son poing fermé s'écrasa avec violence sur la face mesquine du vampire. Il y eut un bruit mat, un craquement et la chute molle sur le sol matelassé.
— Enculé ! beugla Viscardi par terre en se tenant le visage ensanglanté. Tu m'as pété l'nez !
— Et si tu fermes pas ton sac à merde, je te pète aussi les dents avant de te les faire bouffer, gronda Kophyn en guise d'avertissement dont la patience arrivait à son terme.
Fyre s'était interposée entre les deux ennemis, bien que trop tard, et écartait les mains entre eux pour s'assurer qu'ils ne se sautent pas dessus. Dans un espoir de retenir Kophyn, Laekces enserra le torse du drow avec ses bras.
— Calme-toi, vieux, tempérait l'ondin. On a plus urgent que nous foutre sur la tronche, tu penses pas ?
Lorsque Viscardi se releva avec l'aide de Fyre, Kophyn put constater les dégâts qu'il avait provoqués. En effet, le nez du vampire était brisé. Pourtant, l'elfe noir était trop énervé pour s'en réjouir.
— Plus urgent, tu parles ! grognait le vampire, malgré les remontrances de Fyre pour qu'il garde le silence. On trouve le mot et on se barre de là ! A cause de vous, ma place ici est compromise.
— Parce que tu penses vraiment que t'avais la moindre chance de pouvoir rester ici ?! s'insurgea Kophyn. Mais réveille-toi, t'es autant damné que nous !
La poigne de Laekces était puissante, l'elfe pouvait au moins lui accorder cela, et c'était peut-être une bonne chose pour qu'il n'aille pas refaire le portrait de Viscardi.
— Moi en tout cas, j'ai pas perdu une des nôtres...
— Maintenant tu la fermes, Viscardi ! tonna Fyre, sa voix résonnant dans le hall pour se faire autorité.
Elle avait à nouveau tendu une main ferme en travers de Kophyn pour le retenir. Laekces le serrait encore et lui faisait promettre de ne pas tuer cet idiot de vampire. Pas maintenant, du moins. Et quand ils furent sûrs que ni l'un ni l'autre ne remettrait le feu aux poudres, Fyre et Laekces relâchèrent leurs prises.
L'ondin répéta à Fyre et Viscardi ce qui s'était précisément déroulé avec le lord. Kophyn faisait les cent pas. Le sang dans ses veines bouillonnait d'une rage qu'il n'arrivait pas à éteindre. Si les drows étaient individualistes, la petite faune n'était pas régie pas ces règles de la société des Entrailles et sans qu'il ne pût se l'expliquer, Kophyn sentait qu'il lui avait fait défaut. Cette rage qui grondait en lui, n'avait d'égale que l'incompréhension de l'elfe quant à ce qui la suscitait réellement.
Une main se posa sur son épaule. Kophyn se retourna aussi vivement que s'il avait été brûlé et toisa l'homme de l'eau avec colère. Ce dernier se montrait particulièrement doux pour ne pas braquer son équipier et quand il invita Kophyn à venir écouter ce qu'il avait à leur apprendre, il fut surpris de voir l'elfe ciller. Kophyn inspira et souffla ses pensées par le nez pour se ressaisir. Ce n'était pas le moment de céder à la rage. Il hocha doucement la tête et s'approcha pour connaître la fameuse découverte de Laekces.
Le spécialiste des Histoires avec un grand H put alors leur relater celle qu'il avait lu dans la bibliothèque. Il aborda succinctement les carnets de faits divers de la région.
— Dans celui que j'ai ouvert et qui date de plusieurs décennies, il était mention d'incendies qui auraient ravagé la lande. Je n'ai pas lu les articles plus en détail, mais ça expliquerait notamment pourquoi ces terres sont dites calcinées.
— Bien, on est au bon moment, au bon endroit. C'est au moins confirmé, mais on s'en doutait bien, Laekces, souffla Fyre. T'as rien de plus concret à nous apprendre ?
— Si tu me laissais en venir au fait, tu verrais que c'est le cas, affirma-t-il.
Laekces put donc raconter comme la section réservée à l'ancienne Histoire était particulièrement fournie dans la bibliothèque. Une concentration des thèmes menait vers un ouvrage en particulier. Cela avait piqué sa curiosité. Il s'agissait de « L'Enfant de l'Oubli », dont il s'empressa de narrer l'histoire dans les grandes lignes.
— Et donc... tu penses que le « premier des mots » qu'on cherche... tentait de résumer Fyre.
— Ce serait lié à cet enfant, oui. Ses premiers mots à lui, en particulier. Ou tout du moins, ceux qui auraient eu de l'importance dans l'Histoire.
— Et comment allons-nous retrouver ces mots ? s'invita Viscardi dans la conversation, le ton agressif, alors qu'il tenait encore son nez ensanglanté. Je vous préviens, je me tape pas la lecture de la bibliothèque !
— Pas besoin, sourit Laekces. Si j'ai vu juste... nous devrions trouver une statue de cet enfant. D'après le récit, il serait difforme.
— Difforme ? répéta Fyre. Difforme comment ?
Laekces fronça le nez d'un air contrit. Il accorda un regard à chacun avant d'avouer :
— Ça, je n'en sais rien du tout. Ça pourrait être n'importe quoi, se précipita-t-il pour devancer les mines désabusées de ses camarades. Des serpents à la place des cheveux, une queue reptilienne, une peau écailleuse... quelque chose qui rappellerait Médusa, j'imagine. Ça peut être également un trait propre à Poséidon.
— C'est déjà un point de départ, concéda Fyre, prête à mettre de l'eau dans son vin.
— Et pour Krunia ? Qu'est-ce qu'on fait ? insista Kophyn.
L'elfe ignora les yeux levés au ciel de Viscardi et son sifflement dédaigneux. Il refusait qu'on abandonne la jeune faune aussi simplement qu'un vieil outil désuet.
— Nous la chercherons en même temps, affirmait Fyre.
— Si nous rencontrons Lord Khrusóma, continua Laekces, j'ai bon espoir de pouvoir pourparler avec lui.
Kophyn n'était pas convaincu. Il ne doutait pas des bonnes volontés de ses alliés, mais il ne pensait pas que des chapelets de risettes et des paroles diplomates pourraient adoucir le noble de ce château. L'elfe ne songeait qu'à une chose à faire, lorsqu'il retomberait sur cet homme : il lui enfoncerait une lame entre les côtes.
Ensemble, ils convinrent que le groupe ne devrait plus se séparer, afin de ne jamais se retrouver isolé. Ils inspecteraient tous la même aile et s'organiseraient en binôme pour fouiller les pièces du château. Alors seulement séparés par un couloir, ils pourraient rapidement se rassembler en cas de besoin.
De toute évidence, se retrouver seul face au lord n'était pas chose enviable et ni Kophyn ni Viscardi n'eut à redire à cette consigne, à condition qu'ils ne fussent pas ensemble. Sur ce point, ni Fyre ni Laekces n'était assez fou pour les laisser seuls, de toute manière.
Comme Kophyn et Laekces étaient arrivés par l'aile Ouest, et que Fyre et Viscardi venaient de la salle de bal et les salles desservies à l'arrière du château, il ne restait que l'aile Est au rez-de-chaussée où aurait pu se cacher le noble.
Pourtant les regards des baroudeurs se levèrent tous vers l'étage, qui leur était encore inconnu. Lord Khrusóma en descendait lorsque Kophyn et Krunia l'avaient rencontré. Il paraissait donc évident qu'il était retourné dans ses quartiers.
Kophyn fut le premier à gravir les belles marches en marbre qui menaient vers une vilénie certaine. Cette dernière n'était peut-être pas aussi viciée que celle qu'il rencontrait dans les Entrailles, mais elle méritait malgré tout, le tranchant de sa lame. Le drow ne s'assura pas que les autres le suivaient et il se fichait bien de savoir qui de Fyre ou Laekces lui serait attribué en tant que binôme.