Ça y est.
Le moment est venu. Plus de retour en arrière possible.
Le moteur ronronne doucement sous mes pieds, un bruit presque apaisant, s’il ne faisait pas écho au tumulte qui gronde en moi. Mes doigts, glacés malgré la chaleur de l’habitacle, s’agrippent au volant comme à une bouée de sauvetage. Devant moi, le panneau d’entrée de la ville se découpe dans la lumière grisâtre du matin.
"Bienvenue à Ashford. Une communauté fière et soudée."
La devise me tire un sourire amer. Fière, peut-être. Soudée, sûrement. Mais pas dans le bon sens. À Ashford, on serre les rangs comme on verrouille une porte à double tour. On protège les secrets. On les étouffe.
Je m'appelle Kassy Miller. J’ai vingt-six ans. Du moins, je l’avais. À partir de maintenant, ce nom, cette identité, cette vie que j’ai menée jusque-là… tout ça n’existe plus.
Aujourd’hui, je deviens Alisson McKenzie. Ali, pour les intimes — si jamais j’en trouve ici. Ce prénom sonne faux dans ma bouche, comme une mauvaise réplique apprise trop vite.
Nouvelle ville.
Nouvelle maison.
Nouvelle identité.
Et un seul but, froid et brûlant à la fois : retrouver la vérité sur ce qui est arrivé à ma petite sœur.
Ils l’ont laissée tomber. La police, les médias, les voisins. Tous ont baissé les bras. Trop de rumeurs, trop de spéculations, trop de regards fuyants. Trop de silences.
Mais pas moi. Jamais moi.
Elle comptait sur moi. Elle compte toujours sur moi.
Je coupe le moteur. Le silence me tombe dessus comme une chape de plomb.
J’inspire profondément, sans parvenir à calmer les battements affolés de mon cœur. Mon regard croise mon reflet dans le rétroviseur. Le choc est toujours là, même après des semaines de préparation. Cheveux décolorés en un blond presque blanc, lentilles vertes masquant mes yeux noisette, maquillage discret, vêtements soigneusement choisis pour effacer toute trace de l’ancienne moi.
Tout est calculé. Contrôlé. Millimétré.
Je suis prête. Ou du moins, je dois le faire croire. Même à moi-même.
Devant moi, la maison censée être la mienne. Une façade beige, presque trop propre. Une clôture blanche qui brille sous le soleil timide. Une pelouse taillée avec une telle précision qu’on pourrait croire qu’elle est fausse.
Une image parfaite de la banlieue tranquille.
Trop parfaite pour être vraie.
Trop lisse pour ne rien cacher.
Je sors enfin de la voiture. Mon sac à dos — mon seul véritable lien avec mon ancienne vie — rebondit mollement contre ma hanche. L’air d’Ashford me semble plus lourd qu’ailleurs. Comme si chaque particule charriait les secrets de ceux qui m’ont précédée.
Sur le perron, un homme m’attend. Costume repassé, posture droite, sourire factice. Mon « père ». En réalité, un agent infiltré, assigné à ce rôle pour me protéger, m’épauler… ou me surveiller. Nous n’avons rien d’une vraie famille, mais de loin, on y croirait presque.
Presque.
Demain, je franchirai les portes du lycée d’Ashford. Officiellement, j’ai dix-huit ans. Une élève ordinaire, transférée en terminale à cause d’un déménagement familial. Rien d’exceptionnel. Rien de suspect.
Personne ne devra deviner que derrière mes sourires timides se cache une femme brisée mais déterminée.
Personne ne devra voir la rage que je dissimule sous la douceur.
Et surtout, personne ne devra comprendre que je suis là pour creuser, fouiller, gratter là où ça fait mal.
Je serre la lanière de mon sac à en blanchir les jointures.
Le jeu est lancé.
Et je suis prête à le jouer jusqu’au bout.
Je monte les trois marches du perron. Chaque pas résonne dans le silence du quartier, comme un signal d’alerte.
La porte s’ouvre dans un grincement presque théâtral. À l’intérieur, c’est le calme absolu.
Tout est trop propre, trop bien rangé. Le genre de maison qu’on voit dans les magazines, ou dans les publicités pour des détergents miracles. Aucun désordre. Aucune photo de famille. Aucune trace de vie.
Un décor figé. Comme si tout ici n’était qu’une façade.
« Ta chambre est au fond du couloir, à droite », murmure mon faux père. Sa voix est neutre, presque détachée. Il ne joue pas le rôle du père attentionné. Ce n’est pas nécessaire. Nous savons tous les deux pourquoi nous sommes là.
Je hoche simplement la tête, sans répondre. Aucun mot ne serait à sa place ici.
Je traverse le salon impeccable, passe devant une cuisine qui semble n’avoir jamais servi, puis remonte un couloir qui sent la peinture fraîche.
La porte de ma chambre est entrouverte. Je la pousse doucement.
À l’intérieur, tout est conforme au plan.
Un lit double, recouvert d’une couette pastel. Un bureau vide. Une armoire sans vêtements personnels. Sur la commode, quelques livres choisis au hasard, juste assez pour donner le change. Tout est soigneusement pensé pour créer l’illusion d’une adolescente normale.
Mais tout sonne faux. Creux. Mort.
Je dépose mon sac sur le lit, m’assois au bord du matelas. Le tissu gémit sous mon poids.
Un frisson me traverse.
Pas de peur.
De détermination.
Je fouille dans mon sac et en sors une petite photo, froissée, abîmée par le temps.
Elle. Ma sœur.
Son sourire est intact, malgré les plis du papier. Ses yeux brillent encore, comme s’ils m’attendaient, quelque part.
Je l’accroche au mur, juste au-dessus du bureau, à l’aide d’un morceau de scotch retrouvé dans un tiroir.
C’est mon ancre.
Mon rappel.
Ma raison d’être ici.
Je reste un moment à la regarder, puis je me laisse tomber en arrière sur le lit, les yeux rivés au plafond blanc, aseptisé, impersonnel.
Demain, tout commence.
Demain, je serai Alisson McKenzie. Dix-huit ans. Nouvelle élève paumée dans un lycée trop calme pour être honnête.
Je devrai me fondre dans la masse. Observer. Approcher. Gagner leur confiance.
Et découvrir ce qu’ils cachent.
Parce que je le sais.
Ici, quelqu’un sait.
Et moi…
Je suis venue pour faire tomber les masques.
Un par un.
Jusqu’à ce que la vérité remonte enfin à la surface.
Qu’importe ce que ça me coûte.