Le reste de la journée se déroule dans un étrange entre-deux.
Ni paisible, ni réellement oppressant.
Juste... étrange.
Je m’applique à suivre les cours avec application, prenant des notes dont je ne me souviendrai pas, répondant aux professeurs d’un ton posé, presque robotique. Mon regard ne croise jamais celui des autres. J’évite les bavardages, les sourires, les rumeurs. Je deviens un fantôme parmi les vivants. Un murmure dans les couloirs.
À part ce papier glissé dans mon casier et les regards trop insistants de Jayden, la journée se passe sans incident. Aucune confrontation. Aucune parole blessante.
Une paix apparente. Presque trop parfaite.
Mais cette fausse normalité a quelque chose d’angoissant. Elle ressemble à ces silences lourds, juste avant une tempête.
Je garde mes distances. Je me fonds dans le décor.
Je suis la fille invisible. Celle qu’on oublie, qu’on ignore.
Du moins, j’essaie.
Quand la dernière cloche retentit, un soulagement furtif traverse ma poitrine. Je rassemble mes affaires avec rapidité, presque fébrile, et je quitte la salle d’un pas rapide. Le hall est bondé, saturé de voix, d’éclats de rire, de chaussures qui martèlent le carrelage. Un monde qui vit. Un monde auquel je n’appartiens pas.
Je baisse les yeux, traverse la foule sans m’arrêter, sans chercher à comprendre les conversations autour de moi. Je ne veux pas croiser de regards. Encore moins celui de Jayden. Pourtant, je sens son ombre planer quelque part derrière moi. Présente. Tapie.
La porte d’entrée franchie, l’air frais me fouette le visage.
La voiture m’attend, garée à quelques mètres à peine. Le SUV noir brille sous le soleil, trop propre, trop discret pour éveiller les soupçons. Mon « père » est au volant, lunettes noires sur le nez, la mâchoire serrée. Il a l’allure d’un père modèle. D’un homme ordinaire. Et pourtant, tout n’est que façade.
Je grimpe à l’arrière sans prononcer un mot.
Il ne dit rien non plus. Juste un regard bref dans le rétroviseur, puis il démarre.
Le trajet se déroule dans un silence oppressant, uniquement brisé par le ronron du moteur et le crissement des pneus sur l’asphalte. Je garde les yeux rivés sur le paysage qui défile de l’autre côté de la vitre : trottoirs impeccables, pelouses tondues au millimètre, enfants bien habillés rentrant de l’école, mères en SUV garés devant des maisons aux façades pastel.
Ashford ressemble à une maquette grandeur nature. Un décor de cinéma.
Trop lisse pour être vrai.
Je sens les murs de cette ville se refermer doucement sur moi.
Arrivée à notre maison temporaire — un petit pavillon beige à l’architecture insipide —, je claque la portière sans attendre l’arrêt complet du moteur. Je grimpe les marches, entre dans le salon aseptisé, jette mon sac à l’entrée et monte directement à l’étage.
Une fois dans ma chambre, je referme la porte et m’adosse un instant, respirant lentement pour chasser le vertige.
Ici, au moins, je suis seule. Pas en sécurité, mais... seule. C’est déjà quelque chose.
Je me laisse tomber sur le lit, attrape mon ordinateur portable et l’ouvre sans hésitation. Mes doigts courent sur le clavier, dictés par l’instinct.
Jayden Ashcroft.
Les résultats s’affichent aussitôt. Réseaux sociaux. Anciennes publications. Tags. Commentaires.
Je clique sur le premier profil. C’est bien lui.
Photo de profil : torse nu sur un terrain de basket, regard défiant, sourire en coin. Typique. Il est populaire, c’est évident. Des centaines de commentaires sous chaque publication, des emojis en pagaille, des cœurs rouges postés par des filles aux pseudos sirupeux.
Je commence à défiler. Soirées arrosées. Compétitions sportives. Vidéos de fêtes. Des moments capturés pour donner l’illusion d’une vie parfaite. Je note les noms, les visages, les lieux. Je m’efforce de garder une distance professionnelle. De rester neutre.
Mais c’est difficile. Jayden dégage quelque chose d’autre. Quelque chose que les photos ne parviennent pas à masquer. Un vide dans les yeux. Une faille derrière les sourires.
Je m’apprête à fermer l’onglet, à abandonner cette piste stérile, quand une vieille photo attire mon attention. Elle ne ressemble pas aux autres.
Les couleurs sont ternies, un peu floues, comme un souvenir abîmé par le temps.
Jayden, plus jeune. Treize, peut-être quatorze ans. Un visage encore rond, mais déjà ce regard un peu trop adulte. Il sourit, franc, éclatant. Et contre lui, une petite fille au sourire radieux, cheveux blonds en bataille, robe rose, bras accrochés à son cou.
Kylie.
Mon souffle se bloque dans ma gorge. Mes doigts tremblent.
Je clique pour agrandir l’image.
Pas de doute possible. C’est elle.
Mon cœur bat à tout rompre.
Je relis la légende sous la photo, comme un coup de poing invisible :
« Tu nous manques, K ❤️ »
K.
Kylie.
Je reste figée, incapable de bouger. Mon esprit se vide, balayé par une onde de choc silencieuse.
Jayden connaissait ma sœur.
Et pas simplement de loin.
Pas une connaissance de couloir. Pas un camarade anecdotique.
Ils étaient proches.
Ils étaient complices.
Et pourtant… son nom n’apparaît nulle part dans les rapports d’enquête. Aucune mention. Aucune photo. Rien.
Pourquoi ?
Pourquoi ce vide ? Pourquoi cet oubli volontaire ?
Pourquoi ce regard étrange qu’il m’a lancé ce matin, comme s’il me reconnaissait... ou me détestait déjà ?
Je recule légèrement l’écran et passe une main sur mon visage.
Mes pensées se bousculent dans un tumulte chaotique. Des fragments de souvenirs, de dossiers, de visages flous.
Jayden. Kylie. Ensemble.
Et maintenant moi.
Ici.
Comme une pièce déplacée sur un échiquier invisible.
Je fixe l’écran, les yeux brûlants.
Une certitude, glaciale, s’impose à moi :
Jayden Ashcroft n’est pas un simple lycéen.
Il fait partie de cette histoire. Il est lié à tout ce que je cherche.
Et peut-être… qu’il détient des réponses que personne d’autre n’a voulu me donner.