La nuit porta conseil, mais pas la paix.
Je restai allongée des heures, les yeux ouverts, fixant le plafond comme s’il allait me souffler les réponses. Mais il n’y eut que le silence, ponctué du tic-tac implacable de l’horloge et du battement irrégulier de mon cœur. Le journal de Kylie me hantait. Chaque mot résonnait dans mon esprit comme un murmure pressant.
Le Club.
Le passage secret.
Le mystérieux “M.”
Le tout formait une toile. Et j’étais en train d’y glisser.
Au petit matin, une décision s’imposa à moi comme une évidence glaciale. Si je voulais m’approcher de la vérité, je ne pouvais plus rester à l’ombre. L’observation silencieuse ne suffisait plus.
Je devais entrer dans leur monde.
M’infiltrer.
Mais pour cela, il fallait que je sois visible.
Que je sois choisie.
Je me plantai devant le miroir de ma chambre. Ce que je vis me déplut instantanément : cheveux emmêlés noués à la va-vite, sweat trop grand, cernes sous les yeux, teint blafard. Une fille banale. Effacée.
Parfaite pour disparaître.
Pas étonnant que j’aie toujours été invisible.
Pas étonnant qu’ils ne m’aient jamais regardée.
Je tirai brutalement l’armoire vers moi. Le grincement secoua le silence de la pièce. Mes doigts fouillèrent nerveusement entre les vêtements. Il n’y avait pas grand-chose à sauver. Mais avec un peu de stratégie, je pouvais créer une illusion.
Je choisis un jean slim noir, un top en coton moulant, et mon vieux blouson en cuir élimé. Une touche de mascara, un soupçon de rouge à lèvres bordeaux, et j’attachai mes cheveux en une queue haute, propre, tirée. Une ligne de khôl pour encadrer mon regard.
Quand je me regardai de nouveau, une étrangère me fixait.
Pas Ali la discrète.
Ali la décidée.
Ali la déterminée.
Je ne savais pas combien de temps je pourrais jouer ce rôle. Mais ce n’était qu’un masque.
Un camouflage pour retrouver Kylie.
Un sacrifice nécessaire.
Le lycée paraissait différent ce matin-là. Plus bruyant, plus coloré. Les conversations fusaient de tous côtés, les rires éclataient dans les couloirs, et je marchai à travers ce vacarme comme une intruse masquée. Chaque pas sonnait faux, mais je forçai mon corps à adopter une assurance factice.
Puis je la vis.
Rachel.
La reine autoproclamée du lycée. Belle, sûre d’elle, toujours entourée d’un cortège bien trié : Sienna, Josh, et les autres. Les noms variaient, mais le cercle restait fermé.
C’était elle ma cible.
C’était par elle que passait l’entrée.
J’ajustai la lanière de mon sac sur mon épaule et m’approchai d’un pas calme. Une fois à portée, je simulai une maladresse calculée, heurtant légèrement l’une des filles.
— Oh ! Pardon, je suis vraiment désolée… Je suis tellement maladroite.
La fille se retourna, sourcils haussés. Un murmure. Un instant de silence. Puis Rachel leva les yeux vers moi. Elle me détailla, lentement, de haut en bas.
— C’est rien, dit-elle avec un sourire en coin. C’est Ali, c’est ça ?
Mon cœur loupa un battement. Elle connaissait mon prénom.
Elle savait qui j’étais.
— Oui… C’est moi. Je suis nouvelle ici.
Mensonge à moitié.
Nouvelle dans leur monde, pas dans les murs.
— Tu viens d’où ? demanda-t-elle en croisant les bras.
— D’une petite ville sans intérêt. Tu sais… ce genre d’endroit où les gens parlent plus qu’ils ne vivent.
Je ponctuai ma phrase d’un rire léger, comme si tout cela n’était qu’un jeu.
Rachel m’observa encore un instant. Puis elle éclata de rire.
— J’aime bien ton style. Tu fais quoi ce soir ?
Je battis des cils, comme surprise.
— Rien de spécial. Pourquoi ?
— Josh organise une fête. Tu devrais passer.
Elle me tendit son téléphone. Son écran affichait l’adresse. Je la notai, feignant l’insouciance.
Mais en moi, c’était l’alerte rouge.
Le signal que la première porte venait de s’ouvrir.
Le reste de la journée passa comme un rêve étrange.
Je n’étais plus invisible.
Je sentais les regards. Les murmures. Les analyses silencieuses.
À la pause déjeuner, je me plaçai non loin du groupe de Rachel. J’écoutai plus que je ne parlais. Je ris à leurs blagues, hochai la tête aux ragots. J’appris que Jayden gravitait autour d’eux, souvent en retrait, comme un électron libre. Et surtout, j’appris que les décisions importantes ne se prenaient jamais en public.
Le Club existait.
Il était là.
Rachel, Josh, Sienna, et d’autres. Des noms murmurés. Des absences lors de certains cours. Des regards échangés.
Je notai tout.
Chaque détail.
À la sortie, alors que je récupérais mon sac dans mon casier, une main se posa sur mon épaule.
Je sursautai.
Jayden.
Toujours ce regard à la fois dur et doux, ces yeux sombres pleins de choses qu’il taisait.
— Alors comme ça, tu viens ce soir ? dit-il avec un sourire en coin.
Je soutins son regard.
— On dirait bien.
Il plissa les yeux, comme s’il cherchait à lire à travers moi.
— Fais gaffe. Ce n’est pas juste une fête.
Je fronçai les sourcils.
— Tu veux dire quoi par là ?
Il pencha la tête, son sourire s’élargit.
— Tu verras.
Puis il s’éloigna dans le couloir, me laissant seule avec cette phrase qui sonnait comme une énigme.
De retour chez moi, je passai plus d’une heure à fouiller dans mon placard.
Je ne voulais pas paraître trop sage.
Ni trop provocante.
Je devais être juste… intéressante.
Finalement, j’optai pour une robe noire simple, fluide, que j’assortis de bottines et d’une veste en jean. Naturelle, mais affirmée.
Je maquilla mes yeux avec soin. Un peu plus appuyé que le matin.
Je me regardai une dernière fois dans le miroir.
Ce n’était plus moi.
Ou peut-être que si, justement.
La version de moi que j’avais trop longtemps enterrée.
Je prétextai une sortie entre filles à mon père. Il leva à peine les yeux de son écran.
À vingt heures tapantes, j’étais devant la maison de Josh.
Immense.
Lumières partout.
Voitures garées en désordre.
Et une musique qui faisait vibrer le trottoir sous mes pieds.
Je respirai profondément et passai le seuil.
À l’intérieur, c’était une fourmilière. Des corps en mouvement, des éclats de rire, des verres qui s’entrechoquaient. Une atmosphère électrique.
Le genre de fête où tout peut arriver.
Le genre de lieu où les masques tombent… ou se collent à jamais.
Je repérai Rachel sur un canapé, entourée de ses fidèles. Elle me vit, me fit signe.
— Ali ! Viens !
Je la rejoignis. Elle me tendit un gobelet rouge.
— Bois un peu. Ça aide à se détendre.
Je portai le verre à mes lèvres. Un goût amer. Je fis semblant de boire.
Je devais rester lucide.
Toujours.
Josh débarqua, hilare, et m’entoura d’un bras.
— Nouvelle recrue ! lança-t-il, un peu trop fort.
Je ris avec eux. Je souriais, mais je surveillais. Chaque mot. Chaque geste.
Puis Rachel se pencha vers moi.
— Tu veux vraiment faire partie de notre groupe ?
Je haussai les épaules, faussement hésitante.
— Pourquoi pas ?
Son sourire s’élargit, un brin carnassier.
— Alors il y a un test.
— Quel genre de test ?
— Tu verras. À minuit.
Son ton n’appelait pas de réponse.
Je souris.
— Parfait.
Mais à l’intérieur, mon ventre se nouait.
Minuit.
L’heure des révélations.
Ou l’heure des pièges.
Et j’étais prête à y plonger.