La pluie tombait depuis l’aube.
Dense. Froide. Persistante.
Elle s’abattait sur les toits et les trottoirs comme si le ciel cherchait désespérément à nettoyer la ville de ses péchés. Comme si, en effaçant les traces, il pouvait prétendre que rien de tout cela ne s'était jamais produit. Mais moi, je savais. Je voyais. Je ressentais.
Je n’avais presque pas dormi. À peine quelques heures de silence entrecoupées de cauchemars. La photo trouvée la veille, les rumeurs entendues au déjeuner, ce regard de Jayden… trop intense, trop chargé. Tous ces fragments tournaient en boucle dans mon esprit, refusant de me laisser en paix.
Assise sur le bord de mon lit, je fixais mes baskets d’un œil vide. J’avais les membres lourds, les tempes battantes, le cœur trop rapide. Pourtant, je savais. Je le sentais dans mes tripes.
Aujourd’hui, quelque chose allait basculer.
Je l’enfilai machinalement, puis tendis la main vers mon téléphone.
Il vibra au moment exact où mes doigts le frôlèrent.
Un message.
Pas de nom. Numéro masqué.
Mon estomac se contracta.
Je déverrouillai l’écran, l’esprit embrumé mais soudainement alerte.
"Arrête de chercher si tu tiens à ta vie."
Sept mots. Aucun ornement. Aucune ambiguïté.
Un frisson glacial me traversa le dos. Mon souffle s’étrangla. Mes doigts se crispèrent autour de l’appareil au point que mes jointures blanchirent.
Ce n’était plus un jeu. Quelqu’un savait. Et cette personne ne voulait pas que je continue.
Je me levai d’un bond, le cœur battant à tout rompre, la panique me montant à la gorge. Je fis les cent pas dans ma chambre, les bras croisés contre ma poitrine, tentant de réfléchir malgré le tumulte dans ma tête.
Non… pas Jayden. Ce n'était pas son style. Son regard, la veille, portait un poids de douleur, pas de menace. Il me surveillait peut-être, mais pas comme ça. Pas en m’intimidant. Pas en essayant de me faire taire.
Ce message venait de quelqu’un d’autre. Quelqu’un qui observait dans l’ombre.
Je bloquai le numéro, les mains tremblantes, puis verrouillai le téléphone et le jetai sur le lit.
Je n’allais pas reculer.
Ils pouvaient me menacer autant qu’ils voulaient, ils ne savaient pas à qui ils avaient affaire. J’étais venue pour découvrir la vérité. Pour comprendre ce qui était arrivé à Kylie. Et je ne partirais pas sans réponse.
Dans la cuisine, l’odeur du café brûlé m’écœura immédiatement.
Il était là, comme toujours, mon "père". Assis à sa place, plongé dans son journal comme si le monde extérieur n’avait jamais existé. Je pris une pomme sans un mot, lançai un vague "à ce soir", puis sortis dans la pluie battante.
Le trajet en bus fut flou, irréel.
La buée sur les vitres brouillait les contours de la ville, rendant tout distant, presque irréel. Les gouttes formaient des rivières pressées contre le verre, comme si elles tentaient de fuir.
Moi aussi, j’aurais voulu fuir. Mais pas maintenant. Pas encore.
Lorsque je descendis, j’eus la sensation que tous les regards m’étaient destinés.
Des regards furtifs, parfois à peine perceptibles. Mais je les sentais. Sur ma nuque. Dans mon dos. Comme si un signal invisible avait été lancé contre moi. Comme si j’avais été marquée.
Je gardai la tête baissée, les épaules rentrées, filant vers mon casier. Mieux valait se faire discrète.
Mais quelque chose clochait.
Un détail.
Un petit carré de papier dépassait de la porte de mon casier, plié avec soin, presque glissé là avec tendresse… ou menace.
Je l’arrachai d’un geste rapide, le glissai dans ma poche et refermai violemment la porte métallique, le cœur en vrac.
Pas ici.
Pas maintenant.
J’attendrais la pause.
Les cours du matin furent un véritable supplice.
Chaque parole du professeur semblait flotter, irréelle, sans parvenir jusqu’à moi. Je n’entendais rien. Je ne voyais rien, si ce n’est l’horloge. Ses aiguilles, lentes, pesantes, moqueuses.
Chaque raclement de chaise me faisait sursauter. Chaque rire feutré me rendait paranoïaque. Je ne savais plus qui était de mon côté. Je ne savais même pas s’il y avait encore un "côté".
Quand enfin la cloche sonna, je me précipitai hors de la salle comme une prisonnière qu’on venait de libérer.
Direction : le vieux terrain de basket, derrière le gymnase. Un endroit oublié, déserté depuis longtemps, surtout sous cette pluie.
Parfait.
Je m’abritai sous les gradins rouillés, l’humidité me transperçant la peau, puis dépliai le papier, le cœur tambourinant.
"Tu n’es pas la bienvenue ici. Rentre chez toi."
Aucune signature. Aucune trace d’écriture identifiable.
Simple. Direct.
Une menace.
Je respirai profondément. Tentai de calmer les battements effrénés de mon cœur.
Ils savaient. Et ils voulaient me faire peur.
Mais ils ne savaient pas qui j’étais. Pas ce que j’avais vécu. Pas ce que j’étais prête à faire pour Kylie.
Je rangeai le mot dans mon sac et levai les yeux vers les bâtiments gris, noyés par la pluie.
Un rire s’éleva soudain, tout proche.
Je sursautai.
Là, sous un auvent, un groupe de garçons riaient à gorge déployée. Et parmi eux… Jayden.
Il ne riait pas. Il me regardait.
Fixement.
Son regard me transperçait. Intense. Chargé.
Inquiet ?
Je détournai les yeux et m’éloignai à grands pas, le souffle court.
L’après-midi passa dans une brume tendue.
En cours d’arts plastiques, je sentis les regards.
Des élèves chuchotaient, trop souvent. Me dévisageaient avec trop d’insistance.
Curiosité ? Méfiance ? Hostilité ?
Je n’arrivais plus à distinguer.
Quand la sonnerie finale retentit, je fus la première à sortir.
Mais juste en passant devant le panneau d’affichage, un détail accrocha mon regard.
Une photo. Récente. Clouée à la hâte.
Le souffle me manqua.
Kylie.
Elle souriait.
Pas un sourire forcé. Un vrai. Large. Lumineux.
Un sourire que je connaissais par cœur.
Et juste en dessous, écrit à la main :
"Certains sourires cachent de terribles secrets."
Je restai figée, le cœur en miettes.
Une provocation ? Un message codé ? Un avertissement ?
Ou un appel à l’aide venu du passé ?
Je sortis mon téléphone, pris une photo rapidement, puis filai vers la sortie sans un mot.
Une heure plus tard, chez moi, les volets claqués contre les murs à cause du vent, je vidai mon sac sur le lit.
Le mot anonyme. Le message du matin. Les deux photos. Le flyer du tournoi.
Et au centre de ce chaos organisé… Jayden.
Je sortis mon ordinateur, mes doigts tremblants sur le clavier.
Recherche : Jayden Ashcroft. + Ashford.
Des dizaines de photos apparurent. Des matchs, des soirées, des sourires figés dans le temps.
Mais aussi… des silences.
Et puis je tombai sur elle.
Une vieille publication de Kylie.
Une photo du lac.
La même fête que sur le tirage du club photo.
Et en commentaire :
"Parfois, les monstres ne se cachent pas sous votre lit. Ils vous tiennent la main."
Mon cœur manqua un battement.
Kylie avait eu peur.
Elle avait essayé de parler. De dire quelque chose sans vraiment le dire.
Je passai la soirée à fouiller ses anciens comptes.
Et là… un motif.
Un petit dessin, souvent ignoré, toujours sur sa main. Sur plusieurs photos.
Une clef.
Simple. Stylisée. Tracée au stylo.
Un indice ?
Je notai tout.
Demain, je chercherai cette clef.
Demain, je commencerai à creuser là où personne n’a osé aller.
Demain, peut-être, je découvrirai ce qu’ils ont tous voulu cacher.
Je levai les yeux vers la vitre. La pluie battait toujours.
Mais à l’intérieur… c’était moi, la tempête.