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Sassi
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Chapitre 10 - À dos d'oiseau

Un cri monstrueux s’étrangla dans ma gorge. Le temps de le ravaler, les herbes sous les sandales de Galliem n’étaient plus que des tâches verdâtres.

Le vent sifflait, tirait le sac de Jeanne en arrière, transformait les anneaux aux oreilles de l’oiseau en carillons fous. Les plumes glissaient sur mon pull, de la brume apparaissait sous nos chausses. Les mouvements amples courbaient le dos de Galliem contre mon ventre. J’aurais voulu battre des pieds, des mains, ignorer les champs, la route, le grillage qui rapetissaient ; je ne pus que serrer les bras à en étrangler l’animal.

« Il ne me laissera pas tomber » me répétai-je. Mais l’autre n’avait plus l’air de se soucier de moi. Il s’inclina, capta une rafale ascendante.

Puis un choc résonna dans ses pattes.

— T’es trop lourde !

Des petites tapes sur les mains m’incitèrent à descendre. Agressée par le vent, je posai doucement une chausse sur le sol, manquai de déraper.

Derrière les cheveux envolés de Galliem, une grande pale blanche fendit l’air.

­— C’est quoi que t’as dans ton dos ? articula-t-il.

— Hein, non, ne t’éloigne pas !

J’eus beau crier, ça ne le découragea pas de le faire. Le ciel soufflait comme un dément, donnait des gifles dans nos cheveux et des croche-pieds dans nos chevilles. La plateforme qui nous supportait, moins large qu’un Galliem allongé, se bombait jusqu’au cœur des pales, qui hachaient vallée trop lointaine et collines trop rapetissées.

Un remous agita le sac sur mes épaules. Même pour toutes les frèzes du monde, je ne me serais pas tournée.

Jusqu’à ce qu’un parapui s’envole à côté de moi.

— Qu’est-ce que tu fabriques ? criai-je vers l’arrière.

— Tes trésors nous alourdissent, lança Galliem en retour. Je fais du tri. C’est quoi ce machin ?

Une liasse de papiers rectangulaires s’envola en tourbillon.

— Tu en as pour longtemps ? parvins-je à ajouter.

— ‘Minute.

Le sac perdait des kilos, sa bedaine vide se gonflait dans mon dos comme une voile de bato. Autour du moulin, il pleuvait des allumettes, coupe-ongles, chosètes et autres paquets de mouchoirs. L’un d’eux s’évida dans une bourrasque, j’entendis Galliem rouspéter.

— Partons, le vent s’énerve, bougonna-t-il, un papier dégagé de la figure.

Les pales de l’hélice créaient une couronne mouvante sur sa tignasse.

— Allez sergent, du nerf ! pressa-t-il en écartant les plumes.

— Attends… Rentre tes ailes.

Les bretelles du sac dansaient tant contre mon pull qu’on les aurait crues en plein bal. D’une poigne amorphe, je les guidai vers les bras de Galliem, qui hésita jusqu’au dernier moment à faire disparaître ses plumes. Avant qu’il ne proteste, j’enfilai les bretelles sur ses bras, ajustai les sangles. Hors de question de frôler le vide de nouveau. Je me coinçais entre le sac et son dos.

S’il répondit quelque chose, je ne l’entendis pas. S’il m’expliqua enfin combien de temps durerait l’ascension, je ne l’entendis pas non plus. Les torrents de plumes se froissèrent de nouveau sur mon pull, les jambes de Galliem se plièrent, nos corps sombrèrent hors de la plateforme.

Le vent coupait le souffle. L’esprit se transformait en tornade. Plutôt que de dériver sur nos pieds au-dessus du vide, j’enfonçai la tête dans le cou de ma monture. Ses mèches folles chatouillèrent mon front, de concert avec les mèches chaotiques qui s’échappaient de ma couette. Le ciel nous accueillait de premiers nuages froids ; prise d’un ultime réflexe, je me penchai sur le sol, les champs, les collines, les lointains troupeaux de maisons, et ce parterre de moulins, pas plus grands que des bâtons.

Le sol attirait quiconque l’observait. Des images plein l’esprit, je fermai les yeux.

« Si nous atteignons Van-Ameria en vie, ça aura valu le coup ? »

Terremeda dut se fondre dans le brouillard avant que je n’aie trouvé la réponse.

Finalement, la brume, ce n’était pas si mal.

Certes, les nuages trempaient mieux les vêtements qu’une doushe. Certes aussi, la morosité du paysage, combinée à ce vent obstiné, aurait eu de quoi rendre fou le meilleur paratutiste. Mais si on exceptait ces désagréments, on pouvait accorder aux nuages, qu’au moins, ils cachaient ce qui se trouvait sous nos pieds.

Cette montée vers Van-Ameria n’en finissait pas. Heureusement, il n’y avait pas que la brume pour remonter le moral. L’air, dans le creux de mon coude, s’était avéré plutôt respirable. Les bretelles du sac vibraient de protestation sous mes genoux, preuve que ma sécurité tenait toujours. Galliem ne se lamentait pas, ne baratinait pas. À vrai dire, il ne parlait plus du tout.

Intriguée, je levai les yeux de son épaulière.

Le brouillard s’était épaissi depuis mon dernier coup d’œil sur les environs : les ailes de Galliem y disparaissaient de moitié. Couvertes d’une pellicule de givre, chacun de leurs battements nous faisait comme bondir sur place.

Je reniflai, nez contre le biceps. Mes chevilles glissaient sur la ceinture de Galliem, je gigotai dans les sangles glacées qui me sciaient les jambes. Le soldat ne soutenait plus grand-chose de ma carcasse engourdie. Tendu des sandales à la tignasse, l’oiseau luttait pour nous porter, toujours plus haut. Les bourrasques jouaient avec lui comme avec un fétu de paille. La svelte silhouette qui paradait autour des moulins n’était plus qu’un lointain souvenir.

Une giclée de pluie dans les yeux, je tentai de lui glisser un « ça va ? », quand une rafale énervée nous claqua sur le côté.

Galliem me lâcha une abominable seconde. Je comprimai les bras autour de son cou, ses ailes bataillèrent pour ne pas dévier de trop, mais un autre courant nous traina aussitôt vers un grand nuage noir. Un trait de lumière scinda la pluie. Le ciel entier se mit à gronder, comme si nous nous trouvions dans la bouche d’un géant qui se raclait la gorge.

« Mais où sommes-nous ? »

Le vent nous frappa encore. Galliem convulsa, il vibrait, chemise trempée, anneaux envolés. Chaque rafale avalait la vigueur de ses ailes. J’aurais aimé le porter à mon tour, nous tirer hors d’ici à bout de bras. Mais quitte à admettre que tout reposait sur l’oiseau, que j’étais encore incapable de protéger qui que ce soit, je m’enfonçai plus profond dans les rêves.

Avec tout ce que nous traversions, mon esprit était déchaîné. À la seconde où je laissai carte blanche à mes songes, la tempête se transforma en ciel d’azur. Des ailes glissaient dans les airs, longées d’un doux sifflement. Le gris du sol devenait vert tendre, les éclairs se teintaient d’un vert émeraude revigorant. Une douce flamme courait au fond de nous, détendait les muscles meurtris, rafraichissait les pensées.

La lumière de mes rêves éclairait même l’extérieur des paupières. J’entrouvris les yeux, à l’instant où un crépitement vert semblait s’éteindre sur les ailes de Galliem.

Je me dressai sur les sangles, interdite, avant de me figer. L’oiseau levait un poing triomphant vers le ciel.

Les mains de Galliem sous mes jambes se raffermirent. De leur base aux plus longues plumes, les ailes s’ébrouèrent, s’écartèrent, embrassèrent le vent dans une poussée qui faillit me décrocher. Galliem montait dans la brume, visait la lumière derrière les nuages.

Secouée et interloquée, je cherchai la Boussole et son aiguille verte dans sa paume, mais le soldat ne tenait rien d’autre que le brouillard, qu’il semblait vouloir transpercer de ses ongles.

Avais-je rêvé cette lumière au bout de ses plumes ? Le doigt pointé de Galliem coupa court à mes questions.

— Vue ! hurla-t-il, ce qui me permit tout juste de l’entendre. Accroche-toi !

Peut-être aurait-il dû m’avertir avant de filer tête la première dans un nuage. Un cri asséché lancé aux rafales, je laissai mes yeux se vider de leurs larmes, avant d’enfin trouver ce que l’oiseau avait montré.

Caché derrière des toiles de brume, un long trait noir pendait au milieu du ciel.

Les ailes sifflèrent dans un cri enthousiaste. Elles fendaient les nuages, défilaient dans des masses brumeuses qui nous trempèrent jusqu’aux os. Le cuir de l’uniforme se défilait sous mes doigts, je m’accrochai de toutes mes forces, sans oser cligner des yeux, de peur que cette ligne sombre disparaisse parmi les volutes. Elle grossissait, grossissait. Quand Galliem redressa les ailes pour ralentir, une corde épaisse comme le poing traçait le vide face à nous.

L’oiseau la saisit. Elle n’en trembla pas le moins du monde. Sans prévenir, il releva haut ses ailes, et se laissa glisser sur son long. Ma nuque se hérissa, ce qui restait de ma couette se dressa avec la chute. Je n’avais plus la force de crier quoi que ce soit, alors je me contentai de jurer en silence. Nom d’une plume. Nom d’une corde. Nom d’un satané royaume dans les nuages.

La descente s’interrompit aussi brutalement qu’elle avait commencé.

— Installe-toi dedans.

Je dus remettre ses mots dans l’ordre. Oser baisser les yeux m’aida à comprendre.

À son extrémité, la corde se scindait en trois filaments solides, qui retenaient par des crochets un panier d’osier, suffisamment large pour s’y affaler.

— Dépêche ! cria Galliem.

La perspective de m’assoir fit oublier le vide et la fatigue. En deux gestes rouillés, je défis les sangles du sac de Jeanne, me contorsionnai le long du plastron du soldat et m’effondrai dans le panier. Son fond était tapissé de terre, d’un bout de planche et de tôle.

La longue corde tangua dans la manœuvre, mais je n’en fis pas grand cas. J’en fis davantage de voir le sac évidé se faire arracher des mains de Galliem.

— Mince ! s’exclama-t-il, alors que le sac disparaissait dans le brouillard. Saleté de tempête ! Pourtant les nuages sont toujours blancs, au Vois-Loin !

Je n’aurais pas su quoi lui répondre. De toute façon, j’avais plus urgent. Je venais de réaliser qu’une de mes chausses manquait à l’appel.

Galliem avait rentré ses ailes. Les sandales sur le bord du panier, il se tenait d’une main à la corde, l’autre en abat-jour sur son front, pour scruter le sommet de la corde. Sans ses imposantes rangées de plumes, il n’avait plus l’air que d’une brindille en jupe à franges, prête à se faire avaler par les bourrasques.

Soudain, le panier se mit à vibrer. Un autre roulis l’agita quand Galliem s’accroupit sur le rebord, pour se pencher vers moi.

— On nous tire vers Van-Ameria. Encore une demi-heure aux montres et on sera à la maison. En attendant, si tu permets...

Je n’eus pas la force de me scandaliser quand il planta ses hanches aux côtés des miennes. Au contraire, je restai stoïque. Le moindre mouvement donnait l’impression de basculer dans le vide.

« Une demi-heure… » pensai-je, alors que Galliem commençait à ronfler.

Sans le réaliser, je me mis à compter les secondes.

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