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Sassi
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Chapitre 7 - Le filet

Jamais le salon n’avait été si bondé. J’avais compté les silhouettes : dix, dont huit étrangères. Les conversations battaient leur plein, certains s’étaient fait servir une tasse, assis dans les fauteuils. D’autres se tenaient droits entre les guéridons, campés en position détendue pour mieux berner leurs cibles. Tout ce beau monde croulait de mielleux et de gentillesse. Bien tenté. Mais ils ne m’auraient pas comme ça.

Conformément à l’annonce de Jeanne, le docteur se trouvait parmi les visiteurs. Avec ses lunettes qu’il mettait, enlevait, et ses phrases compliquées, il se donnait des airs de parfait charlatan. Il y avait aussi une poignée de voisins, et pour les autres, j’ignorais les identités. Des personnes en vestes blanches par ici, un homme rabougri par là… et de la paperasse dans toutes les mains ou presque.

Un long bâillement résonna depuis le toit. Je l’ignorai.

La porte du jardin avait beau rester entrouverte, saisir un terme dans ces amas de vocabulaire relevait de l’exploit. Il fut question de « pouls », de « maison », de moi, aussi. Un mot revenait presque à chaque phrase, j’aurais bien aimé le connaître. Le démanageman.

— Ly ? dégoulina la voix de Galliem.

— Pas maintenant.

— Je m’ennuie…

— Continue de guetter. Je dois savoir s’ils ont prévu des renforts.

— Y’a rien à guetter. Toutes tes machines sont à l’arrêt, y’a personne, bâilla-t-il encore.

— On ne sait jamais.

— Mouais, j’ai connu meilleur stratège que toi.

Je fronçai les sourcils, tandis qu’un étage plus haut, des claquements secs indiquaient que Galliem avait quitté son poste.

Le toit du poulayé grinça.

— Écoute, lança Galliem parmi les caquètements affolés. C’est toi la gradée ici, mais j’ai l’impression que la situation craint pas tant que ça.

— Tu n’as pas dû faire face au vrai danger, marmonnai-je à demi-mot.

Il ne m’avait pas entendue. Mais à peine le dis-je, une phrase me revint. « Tu penses qu’on est soldats pour faire de la décoration ? »

Un nouveau battement résonna dans le jardin. Je tournai la tête une seconde ; Galliem était accroupi dans la terre, les pouls contre le grillage à l’opposé de lui.

— Je peux prendre de la terre ? demanda-t-il sans préambule.

Concentrée sur les conversations, je mis deux secondes à comprendre sa question. Je hochai la tête, circonspecte, et Galliem eut l’air d’avoir reçu un beau cadeau, avant d’enfourner une poignée granuleuse dans une poche.

Encore un étrange objet de collection. Mais après tout, si ça lui faisait plaisir…

— Ça alors, regarde-moi ces cordes ! fit-t-il radieux en se tordant à l’arrière du poulayé. Je peux en prendre un bout ?

— Tu pourras tout avoir…

— Merci !

— … si tu guettes le… heu…

Trop tard, les cordes m’avaient occultées. Les franges de sa jupe dans la terre, Galliem s’attela à dégager le vieux tas que j’avais toujours voulu ensevelir.

Je me revis pousser la terre derrière la bicoque pas plus tard que la veille. Ces cordes m’avaient toujours paru hideuses, ça m’étonnait que le soldat y trouve un intérêt.

Entre les protestations des pouls et les grattements de Galliem, je ne comprenais plus rien aux voix du salon. Je dus me résigner à retrouver l’énergumène, qui tirait comme un forcené.

— C’est vraiment du bon travail, souffla-t-il. Les nœuds ont l’air… très solides…

— Tu as besoin d’aide ?

— Non, non, regarde.

D’un grand coup de bras, il arracha les cordes du sol. Une trainée de terre s’envola aussitôt.

— P-pousse-toi, grinça-t-il, les joues rouges.

Je fis un pas en arrière à l’instant où, dans un fracas sourd, les cordes s’abattaient au sol. Galliem soufflait comme une bouilloire. Je me retins de souligner qu’on ne voyait pas bien la différence avec le tas précédent.

Nous nous penchâmes sur la bête. Les cordages, épais comme le poing, s’enroulaient mieux qu’un troupeau de serpans, serrés en nœuds énormes à une grosse main de distance chacun. Aux extrémités pendaient de lourdes besaces, dont la plupart étaient trouées et vidées.

— Eh ben, ceux qui ont fait ce truc n’avaient pas de ressources à gaspiller, soupira Galliem. Il va me falloir un bon couteau pour le couper.

Je ne répondis pas. Peut-être était-ce les ombres, mais les mailles semblaient me regarder de travers.

— T’as plus ton couteau de sergent, toi ?

— Couper cette chose au couteau… réfléchis-je à voix haute.

Quelque chose ne tournait pas rond. Mon cauchemar revenait sans raison apparente.

— Il faut en avoir le cœur net, murmurai-je avec un frisson.

— De quoi ?

Pour vérifier mon hypothèse, j’empoignai une maille à pleine main.

Et ce fut le déclic. À l’instant même où le cordage frôla ma peau, la sensation me transporta ailleurs.

Dans les airs, du vent plein les oreilles.

Les cordes étaient trop épaisses, trop rugueuses, trop lourdes. Elles m’entravaient de part en part, se prenaient dans mes pieds, gelaient sur ma peau avec la descente. Une maille en travers du visage, je m’éraflais en tentant de les repousser. Des plumes blanches s’effritaient par dizaines autour de moi, un couteau s’envola de mon poing, après avoir tenté de percer un nœud.

Je n’avais jamais su ce qui m’entraînait vers le sol dans mon cauchemar. À présent, le doute n’était plus permis, car je tenais le responsable.

Un filet m’avait entraînée vers une chute mortelle.

— Ce… truc était avec moi, confiai-je à Galliem.

— T’es sûre ?

— Certaine.

— Alors pourquoi tu m’as jamais parlé de cette merveille ? s’offusqua-t-il. C’est le Colonel qui te l’a filé ?

Par idiotie, je cherchais à me souvenir. Puis, plutôt que de répondre à l’oiseau, je me rappelai que je voulais lui avouer…

— Je ne veux pas aller à Van-Ameria.

La nouvelle le surprit.

— T’es sûre ? répéta-t-il avec de gros yeux.

— Certaine.

— Dans ce cas, on a qu’à rester ici.

Je ne m’attendais pas non plus à cette réponse.

— Tu n’as pas envie de retourner d’où tu viens ? m’étonnai-je.

— J’ai plus rien, là-bas, fit-il avec amertume. Et avec tous les ordres que j’ai, hem, contournés pour venir te voir, j’y laisserais des plumes si je rentrais seul.

Lourdes, ses mains s’abattirent sur mes épaules.

— Je suivrai toujours tes ordres, sergent, glissa-t-il avec un sourire complice.

Et, sifflotant un air chaleureux, il alla s’emparer d’une nouvelle poignée de terre.

— Il y a des projectiles rangés sur le toit de la maison. Je me mets à couvert, j’attends qu’ils baissent leur garde, et bam ! Je les tire comme des corbeaux.

— De quels projectiles parles-tu ?

— Les plaques, là-haut. J’ai appelé ce plan « dissuasion d’invasion ».

— Je ne suis pas convaincue…

Élise ?

Galliem jeta un œil à Jeanne, puis termina en vitesse notre discussion :

— Un jour, mon adresse légendaire te convaincra.

Il s’éclipsa tout sourire. Sa « dissuasion d’invasion » ne paraissait pas meilleure que ma « stratégie de la vigie », et malgré ses efforts pour s’impliquer dans la défense, il y avait encore des progrès à faire…

Jeanne m’observait avec tendresse en grelottant dans son châle, sur le pas de la porte du jardin. Je hâtai le pas. Le jour s’éteignait progressivement, mais les grands-parents prenaient toujours le avec leurs chers indésirables. J’espérai que ça ne durerait pas plus longtemps.

Rentre, il fait froid, m’inquiétai-je.

Oui, oui, mais je voulais te prévenir, ma petite. Nous terminons les préparatifs. Émile et moi devons déménager.

Encore ce mot. Je voulus lui répondre que je le savais déjà, mais que le sens de cette action m’échappait. La grand-mère dut comprendre.

Nous allons quitter la maison, fit-elle à mi-voix.

Nous allons où ? demandai-je aussitôt.

Nous… Émile et moi allons dans une maison de repos. C’est une maison pour personnes âgées.

Jusque-là, rien de suspect. Mais sa petite mine me mit la plume à l’oreille, et le temps de tourner ses plans dans ma tête, je réalisai que je n’en faisais pas partie.

Tu n’as pas de papiers d’identité, ce qui complique un petit peu les choses pour te laisser la maison, poursuivit Jeanne, penaude. Les voisins acceptent de t’héberger, mais je me demandais… ce jeune homme avec toi vient de quelque part, n’est-ce-pas ? Vous avez un endroit où aller ?

J’eus l’impression de plonger sous une averse. Mais je le cachai sous un regard résolu.

Oui. Ne t’inquiète pas.

J’espère ma chérie, j’espère

Ses petits bras se levèrent. Poings serrés, je courbais le dos pour répondre à son accolade. La grand-mère tremblait et tout compte fait, ce n’était peut-être pas le vent le responsable.

Quant à moi, je refusais de faiblir. Les yeux fixés sur le crépuscule, je plongeai le nez dans le châle de Jeanne, en tentant de museler les pensées parasites. C’était difficile. Les sifflements moqueurs du vent fracturaient ma fausse sérénité.

« Je ne veux pas partir. »

Pourtant, ces bras contre moi me serreraient un jour pour la dernière fois.

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