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Sassi
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Chapitre 8 - Prendre son envol

Sitôt que le dernier étranger fut passé pour coucher les grands-parents, je mis Galliem au courant des informations de la soirée.

— Nous partons demain ? bondit-il.

Le ciel s’obscurcissait, les grands-parents devaient s’endormir. Je fis signe à l’oiseau de parler moins fort. Perché sur les tuiles comme un cambrioleur, il s’étala de tout son long, une plainte misérable au fond de la gorge.

— Moins d’un jour pour réparer la Boussole. J’espère que tu croies aux miracles.

— Je n’ai pas dit que nous allions sur Van-Ameria, rappelai-je.

— À tes ordres. Où tu veux aller, alors ?

— Je ne sais pas.

— Pourquoi ?

Il méritait sans doute une explication. Les affects mis de côté, j’essayai de résumer :

— J’ai simplement l’impression que demain, tout s’arrête.

C’était plus dur à avouer que je ne le pensais. Je cherchai le calme parmi les étoiles.

— Tout s’arrête ? fit Galliem, perdu.

— « Élise » s’arrête, « je » m’arrête. « Moi », c’est veiller sur Émile et Jeanne, c’est protéger la maison, c’est réparer le poulayé. Tout ce que je suis tient entre ces murs.

— C’est faux et tu le sais.

Je m’assis sur le perron de la porte, hors de sa vue, mais il suivit et se pencha à la gouttière.

— Tout ce que tu racontes, ça te ressemble pas. Le sergent Lyruan Valkeris, embêté de quitter une maison ?

— Je ne connais pas Lyruan Valkeris.

— Moi, je la connais. Si tu veux, je te la présente. Elle est juste là-haut.

— Hm.

Il se contenterait de cette réponse, la meilleure dont j’étais capable. Rester statique ne me convenait pas, je finis par me lever. Le poids du ciel donnait envie de rejoindre les racines.

Je me sentais indigne. Des dangers planaient sur les grands-parents, et la seule chose à laquelle je pensais, était la possibilité de m’enfuir avec un énergumène à plumes, pour un royaume dont j’ignorais tout.

Énergumène qui avait ressorti sa Boussole. À califourchon sur le toit, la silhouette athlétique de Galliem formait une drôle d’antenne. Il levait l’aiguille verte avec un flagrant manque de conviction.

Mais il colla son nez au cadran. Leva les yeux très haut.

— Van-Ameria est par là !

Il pointait triomphalement un coin de ciel.

— La Boussole s’est réparée, s’émerveilla-t-il, les narines contre le verre. Je savais pas que c’était vraiment possible. L’aiguille tremble encore un peu, mais c’est suffisant !

Ses ailes, deux grandes ombres souples et solides, battirent l’air à répétition, jusqu’à le planter droit à côté de moi.

— Regarde !

Effectivement. Il y avait une amélioration. Mais de ce que je voyais, elle était loin d’être stable.

L’aiguille ne tournait plus qu’entre le ciel et moi, comme si la magie cherchait à me faire passer un message. Je soupirai profondément.

— Combien de temps pour le voyage ?

— T’inquiète, on peut y arriver.

Il ignorait qu’il venait d’appuyer sa grosse plume sur un élément dont j’étais jusque-là épargnée.

Son « on peut y arriver », je le traduisais par « il y a des chances que nous échouions ».

Et cette information en tête, le temps sembla passer plus vite que jamais.

Élise !

Une soirée, une courte nuit et une matinée ensommeillée pouvaient filer en quelques secondes, si on n’y prenait pas garde.

Élise !

Mes yeux collaient, je ne savais pas par quel miracle je tenais debout.

É-li-se !

Sur le buffet du salon, entre les vases, les cadres, les fausses fleurs et les moutons de poussière, les vieilles pièces d’une armure de cuir continuaient de moisir. Un plastron tordu ployait sous son propre poids, échoué aux côtés d’une compotée de franges noircies et d’une chaînette de poignet rouillée. On aurait dit qu’une machine avait roulé sur le cuir, encore et encore, jusqu’à en faire disparaître chaque gravure, chaque lumière de lustrage.

Laissez-la donc, Jeanne, répondit le docteur, dehors. Je ne suis pas à cinq minutes près.

Difficile de croire que le carnage sur mon armure avait été l’œuvre d’un filet. Le maillage avait laissé des traces noires, épaisses et si ancrées que le cuir gondolait.

« Pourquoi portais-je ce filet ? »

J’avais ouvert la porte aux questions. Pourquoi fallait-il que Van-Ameria soit si haut ? À quoi ressemblait ce royaume ? Comment y parviendrait-on ? Tous ses habitants avaient-ils des ailes ? Avaient-ils déjà rencontré la magie verte ? Avais-je oublié d’autres personnes, qui se souvenaient de moi ?

Tout de même, docteur… Élise !

Je glissai un œil vers la porte, avant de revenir au salon. Les vases, à côté de l’armure, renvoyaient une image poussiéreuse de ma couette morne, pas plus haute que la pointe de mes oreilles. Un vieux pull peluchait jusque sous mon menton. Chaque bibelot sur le meuble affadissait plus l’ambiance que les odeurs de légumes brûlés, pourtant je rechignais à regarder autre chose.

Élise, chérie !

Jusqu’au dernier moment, j’avais erré dans ma chambre aux tapisseries jaunies, les escaliers grinçants aux effluves de cirage, ce salon surchargé et sa tévé bruyante. Les rabâchages à l’écran n’avaient pas dissimulé la voix de Jeanne, lorsqu’elle avait crié une cinquième fois mon nom depuis le perron.

Élise !

Sixième fois. Mes pieds prenaient si confortablement racine entre le guéridon et le canapé, il aurait été cruel de les déloger.

Élise ! Viens, ma petite !

Je déglutis. Un ordre.

J’inspirai par à-coups. Trois filets me tombèrent sur le corps. Un ultime regard balaya le plastron, la jupe à franges, les brassards. Je laissai la chaîne de poignet, mais j’emportais sous mon pull le sautoir au pendentif en losange, qui m’avait aidée à me défendre contre Galliem.

Je m’arrachai une dernière fois à ces lieux.

Exilé en bordure du chemin comme une deuxième boitalètre, Galliem posait ses mains sur sa douzième tisane au miel. Immanquablement paré de son uniforme, il semblait débarquer d’un canaval au milieu du docteur et ses lunettes, Jeanne et son châle, Émile et sa salopette.

Jeanne avait préparé l’essentiel pour notre voyage dans un grand sac miteux. Je le hissai sur mes épaules. Le sommet dépassait ma couette d’une bonne tête, mais son poids n’avait rien de comparable avec celui qui me plombait les entrailles.

Parfait, nous sommes au complet, se réjouit le docteur. En route !

Il se laissa tomber sur un siège de voitur. L’engin toussota, puis vrombit avec allégresse, un nuage piquant craché hors d’un tuyau sans soupape. Galliem contemplait le phénomène sans penser à finir sa tasse.

— Faut le suivre là-dedans ? me chuchota-t-il.

— J’en ai peur.

Mais j’appréhendais davantage les prochains instants. Figés à une distance raisonnable, côte à côte sur le palier comme de petites colonnades, Émile et Jeanne frémissaient sur leurs jambes. Sans doute ne perdaient-ils rien de la scène.

Un soupir nerveux tomba dans le col de mon pull. Galliem avait le défaut de tout observer, je le sentis girouetter entre les grands-parents et moi.

— Il te faut plus de temps ?

J’aurais voulu l’arrêter, le temps.

— Ou tu veux leur dire au revoir maintenant ? ajouta l’oiseau.

— C’est difficile, articulai-je sans réfléchir. Enfin, je…

— Te fatigue pas.

La tasse s’appuya contre la bouche de Galliem, qui lança une longue fois sa tête en arrière. Quand son visage redescendit, de ses sourcils froncés au pli de son menton, tout en lui me disait « je comprends. »

Il partit seul vers Émile et Jeanne. Il rendit la tasse à la grand-mère, un sourire enjôleur sur la figure et la tête inclinée. Jeanne lui ordonna de « bien se porter », Émile claqua une tape amorphe sur son épaulière.

Je m’enracinais de nouveau. Mais quand Galliem se fut éloigné, je lançai péniblement les derniers pas vers mes bienfaiteurs.

Prends bien soin de toi, ma petite, ma chère petite Élise.

Jeanne déposait ses mains dans mon dos tendu comme une tapisserie. Rares étaient les moments où je percevais ce genre d’éléments, mais à cet instant, rien ne m’échappa : ses petits doigts qui vibraient, sa voix qui chevrotait, ses yeux qui brillaient plus que d’habitude. Que ce soit l’inconfort de ses jambes dans le vent froid, ou ce nœud qui serrait autant sa gorge que la mienne, j’avais l’impression de me tenir à sa place, assaillie de toutes ces sensations.

Le menton dans son châle, je fermai les yeux.

Vous manquerez.

Toi aussi, tu nous manqueras, ma chérie, craqua Jeanne.

Les sanglots agitaient ses épaules aux odeurs de repas brûlé. La situation devenait critique, mes paupières se serrèrent de plus belle, résolues à tenir.

Il y avait tant de choses que j’aurais voulu dire.

Nom d’une fraise, ça y est, tu prends ton envol.

Rondouillet contre le crépi de l’embrasure, Émile leva ses lunettes, pour appuyer ses yeux dans les miens. Son sourire était allègre comme les plantes de son potager.

« C’est la dernière fois que je le vois » soufflaient mes pensées.

Repasse nous voir ! mâcha le grand-père.

Une vanne se fissura en moi.

— Non, si j’arrive là où je vais, je ne pourrais sans doute pas revenir, expirai-je d’un seul tenant.

Les grands-parents ne prononcèrent pas un mot.

— Vous m’avez tout appris, débitai-je. Vous m’avez protégée. Vous m’avez choyée comme votre fille. Je vous suis… tellement, tellement redevable.

Ils ne comprenaient rien, pas besoin de le vérifier. Mes doigts tremblaient plus que des feuilles mortes, accrochés au châle de Jeanne comme à leur dernière branche. Les secondes tombèrent une à une, lourdes, avant qu’une main rassurante ne monte sur mon crâne, pour le caresser en douceur.

Sitôt décollée du châle, je m’obligeai à fixer le sol.

À bientôt, chérie, chevrota Jeanne.

Je me perdais en vaines considérations sur la vérité de nos adieux. Je pouvais la leur souffler. Elle tenait en quelques mots épars, assemblés dans mon esprit comme les pièces de mauvais outils.

Mais tout mon courage ne suffit qu’à souffler :

À bientôt.

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