Une touffe d’herbe avait poussé près du potager, d’un vert tendre, et aux tiges frémissantes. En m’étalant par terre, c’était la première chose que j’avais eue sous le nez. Je la fixai, car je n’avais rien trouvé de mieux pour vérifier que certaines choses, dans ce monde de fous, gardaient encore du sens.
La tévé montrait des gens qui sautaient dans le vide. Mais elle n’avait jamais montré des personnes s’écraser dans le jardin des autres. Si une telle chose pouvait arriver, Jeanne et Émile ne m’en avaient pas alertée.
Je n’avais aucune envie de me retourner, mais je le fis quand même.
La première chose que je remarquai n’était pas très flatteuse. Un inconnu se trouvait vraiment là : les fesses en l’air et le visage enterré dans les frèzes.
Quelle terrible découverte, les visiteurs pouvaient faire preuve d’une ingéniosité inattendue pour nous envahir. Mais j’y songerai plus tard ; cet inconnu-là, au premier coup d’œil, paraissait être un spécimen particulier.
Les derniers rayons du soleil embrasaient ses cheveux châtain-roux, plus ébouriffés qu’une botte de paille au cœur d’une tornade. Son plastron de cuir se fondait dans la terre et les franges de cuir de sa jupe s’emmêlaient grossièrement entre ses jambes. Toute une panoplie de boucles de fer, chaînettes et bracelets à petites perles tintaient autour lui comme de petits carillons.
Difficile de donner un sens à ce fatras. Tout ce que ça m’inspirait était qu’une mauvaise herbe avait poussé dans le potager.
En ruminant, je plantai les mains dans la terre et me relevai sans grâce. L’étranger ne réagit pas lorsque je penchai la tête et étudiai son armure. La dossière était fendue le long de ses omoplates en deux stries consciencieuses, parfaitement symétriques et décorées de gravures. Sous l’armure se devinait une chemise blanche à toile légère qui, de ce que j’en voyais, ne s’imbibait pas de sang. Dur d’y croire.
Pousser la hanche de l’inconnu suffit à le faire basculer. Il s’étala dans une ribambelle de cliquetis, yeux clos, en échouant ses jambes plus taillées qu’une haie en hiver. Des grains de terre parsemaient toute sa tête : de ses taches de rousseur, à ses oreilles pointues couvertes d’anneaux et ses lèvres gercées. De légers mouvements animaient sa poitrine, preuve qu’il n’était pas mort non plus.
Mon inspection terminée, je me redressai, perplexe.
Pour n’importe quel autre intru, le sort aurait été vite réglé. Je l’aurais attrapé par le col et jeté sur le chemin devant la maison, en lui partageant un grognement bien senti. Mais face à ce jeune oiseau, j’hésitais. J’avais cette très désagréable impression de manquer d’informations, comme lorsque Jeanne m’avait parlé des voiturs pour la première fois, et avait omis de prévenir que ces machines pouvaient porter des gens jusqu’à chez nous.
J’arpentai l’armure de l’étranger et ses oreilles, à la pointe familière. Je cherchai ces grandes voiles blanches, que j’avais cru voir à ses côtés. Il n’y en avait plus aucune trace.
Puis son visage m’attira comme un aimant. Traits fins, joues légèrement arrondies par une adolescence qui se terminait, il semblait aussi serein qu’endormi dans un lit.
— Élise, chérie, le dîner est prêt !
La voix de Jeanne semblait provenir d’un autre monde. Une louche à la main, elle se penchait à la porte du jardin, l’air de vouloir percer l’obscurité naissante.
— Élise ?
— Jeanne, bredouillai-je, il y a…
Même à distance, je vis ses yeux ridés s’écarquiller.
— Élise, s’écria-t-elle. Qu’as-tu fait ?
— Quoi… Rien !
La grand-mère se tourna vers le salon, vers le jardin, sa louche balayant l’air.
— Émile, Émile, Élise a assommé un visiteur.
— Mais non, je…
— Les sales plumes d’Utopie…
Je me retournai en sursaut. Sans réfléchir, je me jetai sur une bèche, me campai entre la maison et le potager.
L’inconnu s’était redressé.
Jeanne cessa d’appeler Émile. Dans le salon, la seule voix qui répondit fut celle de la tévé annonçant une tempête. Le vent soufflait fort, il leva des nuages de terre dans les cheveux de l’intru.
Une de ses mains, lentement, se colla sur ses lombaires. L’autre, tout aussi apathique, s’enfonça entre ses cheveux pour masser une tempe. Ses sandales à cordes se plantaient dans la terre, il cherchait un appui. À la première tentative pour se lever, il s’effondra de tout son long.
— Il a besoin d’aide.
Jeanne avait raison.
— Porte-le à l’intérieur, va. Je vais lui préparer une tisane.
Le porter à l’intérieur ? L’idée me paraissait des plus mauvaises, et en même temps, je n’aurais désobéi pour rien au monde.
♢
Une morale inattendue de cette rencontre : il ne fallait pas se fier aux apparences.
Malgré qu’il soit couvert de muscles, le jeune inconnu s’était avéré étonnamment souple. Tous ses membres m’avaient coulé dessus comme s’il n’avait aucun os, et sans n’avoir rien demandé, je m’étais retrouvée avec ce paquet encombrant, qui envahissait les épaules et tombait dans les pieds.
Quand enfin j’étais parvenue à l’allonger sur un canapé, j’avais eu l’impression de l’avoir traîné depuis le fond des champs.
— La tisane finit d’infuser, indiqua Jeanne depuis la cuisine.
J’acquiesçai sans prêter attention. Avoir l’inconnu sous les yeux gonflait mon insatisfaction et plus le temps passait, plus je souhaitais qu’il se réveille.
Émile l’observait, lui aussi. Enfoncé dans un fauteuil, ses petites lunettes reflétaient moins la tévé que le visage du jeune homme.
— C’est un drôle de gars que tu nous amènes, mâcha-t-il.
Je m’attendis à ce qu’il ne prononce plus rien de la soirée, jusqu’à entendre :
— Il te ressemble, hm.
— Ah ? m’étonnai-je. Pourquoi tu dis ça ?
— Tu étais dans le même état quand je t’ai trouvée. ‘Puis tu portais le même déguisement. Attends un peu, hm.
Le grand-père releva son buste épais du fauteuil. Ses chaussons le trainèrent vers le fond du salon, en laissant un filet de terre derrière lui.
— Par tous les…
Prudence, l’étranger s’agitait.
— … Mignoches, baragouina-t-il.
Il porta de nouveau ses mains à ses tempes. Le mouvement était plus sûr. Il reprenait contenance.
— Tiens, ma petite.
Jeanne tendait une tasse fumante qui sentait le sucre.
— Pourquoi était-il dans le jardin ? chevrota-t-elle.
— Il était dedans le ciel, murmurai-je en attrapant la tasse – je me questionnais toujours sur la véracité de cette information.
— Dans le ciel ?
— Lyruan.
Je faillis renverser la tizane. La main du jeune homme s’était abattue sur mon avant-bras. Il s’aplatissait les yeux de l’autre, un sourire en travers de la face et un rire asséché au fond de la gorge.
Émile revenait d’un pas traînant. De nous trois, personne ne sut comment réagir. L’inconnu se tortillait sur son canapé, l’air de s’amuser et de sangloter à la fois. Il nous jeta quelques regards, en particulier à moi.
À peine croisai-je son regard, l’image d’un jeune garçon naquit en moi. Je vis l’intru avec quelques années de moins, allongé non pas dans un salon, mais dans un simple hamac en toile de jute. Ses yeux, grands ouverts, étaient plus ambrés qu’un coucher de soleil.
J’avais oublié comment parler. Il me fallut du temps pour rassembler mes mots.
D’une voix éteinte, je soufflai aux grands-parents :
— Je le connais.