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Sassi
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Chapitre 1 - Cris dans les airs

Un jour, il faudrait qu’on m’explique pourquoi certaines personnes sautaient des zavions. Je les voyais, parfois, embarquer dans une machine métallique à ailes plates, qui s’élevait dans les airs jusqu’à ce que le paysage devienne minuscule. Puis, plutôt que d’attendre que l’engin atterrisse, les passagers préféraient sauter, en déployant cette voile qui gonflait dans leur dos, censée leur épargner un décès tragique.

Il y avait une panoplie d’éléments, dans cette vie, que je n’avais pas compris. Que je ne comprenais pas encore. J’avais l’habitude d’admettre les choses les plus ahurissantes, mais ce qui continuerait de m’échapper, encore et toujours, était que ces gens, qui sautaient des zavions, le faisaient en souriant.

Et c’était le cas de cette femme, à l’écran de la tévé du salon. J’étais en route pour le jardin – une mission de la plus haute importance m’y attendait –, mais tomber sur ces images m’avait stoppée net.

La femme en question semblait vivre le plus beau jour de sa vie. Derrière elle, la coque extérieure du zavion reflétait le soleil parfait de la haute altitude, comme pour illuminer un peu plus cet instant. L’inconsciente ne perdit pas son temps : dans un cri de bonheur, elle glissa hors de la machine, ventre vers le sol.

Je détournai le regard, mais trop tard, le mal était fait. En une seconde, je m’imaginais à la place de la malheureuse, à sentir le vent sur mon visage, le souffle qui frappait, asphyxiait, glaçait jusqu’au fond du cœur. Je vis le néant s’étendre sous son corps, une poigne invisible m’attirer vers le sol, m’enserrer, me compresser, me fendre la tête…

Élise ?

J’avais empoigné le dossier du fauteuil de Jeanne et mes doigts en labouraient le dossier. La grand-mère, la tête appuyée non loin, dévissait son visage ridé vers le mien, les traits tordus par l’inquiétude.

Pourquoi ils font ça ? bredouillai-je en montrant lékran.

— Les parachutistes ? chevrota Jeanne. C’est une bonne question. Je n’aurais pas aimé, même à leur âge.

Ramenée sur la tévé, Jeanne attrapa la télékomande d’une main molle. Un bouton pressé plus tard, la vidéo changea, pour montrer une créature à quatre pattes, le museau plongé dans l’herbe.

Tu as l’air fatiguée, ma petite.

C’était peu de le dire. J’avais encore passé une nuit horrible, et la grand-mère ne m’avait pas regardée en face, sinon elle aurait employé un autre mot compliqué, comme « esténuée ». Il n’y avait pas de miroirs ici, mais rien que dans le vernis des meubles, je discernais mes cernes noirs, plus profonds que les sillons des champs.

Je dormira plus tard.

On dit « dormirai », chérie. Dis à Émile de t’aider pour le poulailler, va.

D’accord, je le fera.

Jeanne sembla chercher comment me répondre, mais la tévé l’absorba sans qu’elle ait prononcé un mot. Je soupirai de malaise. Apparemment, il n’y avait pas que l’amnésie pour faire perdre la tête dans cette maison.

Les paratutistes s’étaient inscrits à la liste de mes pires découvertes. Je les plaçai avant les voiturs, ces engins à quatre roues qui, allumées, grognaient en permanence ; la tévé, cette boîte plate au fonctionnement incompréhensible ; et les voisins. Eux, leur concept m’avait vite paru familier, mais je détestais l’idée qu’ils puissent nous envahir impunément dès lors qu’il leur manquait un peu de farine, ou qu’un de leurs colis s’était supposément arrêté chez nous.

Je m’arrachai au salon et à sa tévé contrevenante pour glisser dans le jardin par la porte de derrière. Sitôt dehors, le vent arracha quelques mèches à ma couette serrée. Il soufflait si fort que les nuages prenaient la fuite au-dessus des champs, d’un bout à l’autre des champs de la plaine.

Émile, enraciné dans le potager, ne m’avait pas repérée.

Émile, je va protéger le poulayé.

Pas de réaction. Une petite chanson dans la bouche, le grand-père se dandinait de fleur en fleur, courbé comme une cuillère. Ses frèzes le captivaient au point qu’il pouvait en oublier de manger.

Émile discutait souvent avec les poul. Je restais incapable d’une telle prouesse, alors, sans m’être annoncée, je provoquai une bousculade de plumes en approchant du poulayé. Je me saisis d’une planche, d’un marteau, et clouai une première planche sur la paroi vermoulue.

Émile avec ses frèzes, Jeanne avec sa tévé, moi avec mon marteau, nous aurions presque eu l’air de parfaits inconnus. Pourtant, nous vivions ensemble depuis deux ans. Depuis ce jour, qui restait le plus étrange de ma vie… et le tout premier.

Pour ce drôle de phénomène aussi, j’aurais eu besoin d’une explication. Un matin, je m’étais réveillée dans le potager, assommée d’une migraine à faire tomber dans les pomes. Impossible de réaliser où j’étais, ni qui j’étais. J’avais simplement vécu cette drôle de naissance, dans ce corps d’adolescente, que je n’avais guère plus reconnu que le reste.

J’étais sûre que les grands-parents avaient eu aussi peur de moi, que moi d’eux. Malgré tout, Émile m’avait aidée à me relever. Jeanne m’avait préparé une tizane. Le lendemain, j’avais hérité du prénom d’Élise, et leur maison était devenue la mienne.

J’avais dû leur plaire. À moi aussi, ils me plaisaient bien. Toujours gentils, doux, patients, leur seul défaut était une manie à inviter des inconnus chez nous.

Les mains serrées sur le manche, j’enfonçais les clous dans le bois comme si ce geste pouvait dissuader les envahisseurs. J’avais chaud. Émile, non loin, supportait toujours un pull sous sa salopette, quand pour ma part, un tisheurte était presque de trop.

Coup de marteau.

Parfois, je réalisais que quelque chose clochait. Je n’étais pas comme les grands-parents, ni leurs voisins, ni même les gens à la tévé. Mais je ravalais mes réflexions. Tout ce qui m’éloignait d’Émile et Jeanne me répugnait.

Coup de marteau. Les poul caquetaient de protestation.

— Du calme, marmonnai-je sans réfléchir.

Notre bonheur ensemble restait fragile. Chaque anomalie ne faisait que le rappeler. J’apprenais encore à parler, je devais lutter pour repousser les indésirables. Les grands-parents ne savaient pas se défendre, ils semblaient de jour en jour plus rabougris. À croire que ces bêtes sauvages, qui menaçaient les poul, finiraient par les croquer eux aussi.

Un autre clou se ficha dans la planche. Les ailes battaient tant dans le poulayé que du duvet me dansait entre les pieds. À travers un pan de grillage, même l’imperturbable matrone blanche me fixait d’un œil réprobateur, les ailes déployées par l’émotion.

— Mais ce raffut vous sauve les plumes, sinon vous finiriez en… !

Une syllabe s’éteignit sur ma langue.

— En…

Ma mâchoire s’était déplacée pour articuler les derniers mots. Le temps de le réaliser, elle revenait dans son inconfortable position habituelle.

Je voulus retrouver la sensation. Marteau lâché, je remuai les lèvres, malaxai mon visage du nez au menton. Rien à faire, le curieux mécanisme s’était estompé jusqu’à disparaître.

Perdue dans la contemplation des planches, j’étudiai les chances que je parle la langue poul.

Cette bizarrerie s’accumulait aux autres. Dans le doute, je me fis la promesse de ne jamais en parler.

Ce n’est pas l’idéal, vous comprenez. Une chute est vite arrivée et les secours sont loin. Certes, Élise pourrait vous aider, mais une surveillance régulière serait préférable. Elle n’est pas infirmière, m’avez-vous dit. A-t-elle un diplôme de secouriste ?

« Secoutiste » tentai-je de me répéter, tandis que Jeanne murmurait un petit « non ».

Le soir venu, un invité avait envahi le salon : le docteur, un homme que personne ici ne comprenait, et qui mettait et enlevait ses lunettes pour un oui, pour un non. Il se saisit d’un papier.

Deux maisons de repos se trouvent à une distance raisonnable.

Que se passerait-il pour Élise ? demanda Jeanne sans un regard pour la feuille.

Elle est bien majeure ?

Ma foi… oui, mentit-elle, elle n’en avait pas plus d’idée que moi.

Dans ce cas, ne vous en faites pas.

La grand-mère ne semblait pas convaincue. Elle tenta d’ouvrir la bouche, je savais déjà qu’aucune question n’en sortirait. Émile, enfoncé dans un fauteuil à côté, se grattait l’oreille, l’air absent.

Depuis les escaliers, je les épiais, en ressassant nos visites inopportunes. Les livreurs de nourriture, de courrier, les spécialistes de lélétricité, entre autres lointains voisins… Parmi ces intrus, j’avais presque réussi à en neutraliser deux ou trois. Et plus ce docteur restait, plus je trouvais qu’il manquait à mon palmarès.

Ah, Élise ! s’exclama Jeanne en me dénichant du regard. Viens dire au revoir, le docteur s’en va.

L’amnésie ne m’avait pas rendue idiote au point de m’approcher d’un étranger. Mais le regard curieux du docteur avait un je-ne-sais-quoi de provoquant, qui me poussa à avancer.

Il ne perdit pas son temps.

Vos yeux se sont éclaircis, on distingue presque la pupille sur le vert. En revanche, je ne comprends toujours pas cette légère pointe, sur vos oreilles. Vous avez encore pris du muscle… et vous avez grandi, termina-t-il avec un pas en arrière, alors que je m’arrêtai à sa hauteur.

Oui, elle a grandi, mentit encore Jeanne, elle n’en avait aucune idée non plus.

Je détestais qu’on liste mes différences. Dents serrées, je ne me relâchai qu’une fois le docteur dehors, et le bourdon de la voitur éloigné.

Cette visite m’avait particulièrement hérissée. D’un pas vif, je sortis prendre l’air.

Dans le jardin, les bourrasques poussaient le jour à s’en aller. Les ombres des plantes s’étiraient. Au loin vers le soleil, les rayons ambrés se fondaient dans la grise masse des nuages. Nez dans les relents d’engrais, un voile de frais sur la peau, je sentais l’air annoncer la pluie.

Un hurlement se perdait au-dehors. Comme si la nature exprimait ce que je taisais.

Je n’avais pas refait ma couette, elle se délitait sur mes épaules. Un coup de main ferme resserra les mèches brunes en une coiffure plus correcte, puis je continuai mon errance, en dégageant mécaniquement la terre vers un vieux tas de cordes, abandonné derrière le poulayé.

Mes amies à plumes me toisaient d’un œil méfiant.

« Je vous a parlé, tout à l’heure ? »

Je n’osai pas le leur demander de vive voix. Ni trop réfléchir à ce que ça pouvait signifier d’autre.

Mon quotidien se montrait assez chaotique pour se voir perturbé davantage. Je n’avais pas besoin de réminiscences, ou je ne sais quoi. Je voulais simplement vivre, et vivre simplement.

Le ciel faisait décidément un bruit étrange. Ses cris ne cessaient pas, pire, ils s’accentuaient.

Alors que mes pas me portaient vers le potager, je levai la tête.

Juste à temps. Un jeune homme entouré de voiles blanches chutait au milieu du vide, la bouche ouverte par un cri monstrueux. Ses bras et ses jambes gesticulaient comme s’il tentait de s’agripper au vent.

Il arrivait droit sur moi. Tétanisée, j’attendis le dernier moment pour me jeter sur le côté, en hurlant à mon tour.

L’inconnu s’écrasa dans un bruit sourd.

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