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Lucy
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Chapitre 10 - Perdre la clé des champs

Cela fait deux longues minutes que l’on se regarde dans le blanc des yeux, Viktor et moi. Les images des dernières heures ricochent en boucle entre les parois de mon crâne, comme un mauvais film de série B dont mon faciès en est la parfaite tête d’affiche. J’ai tout de même eu le temps de nettoyer l’essentiel du sang qui maculait ma tempe et ma joue. Désormais, une magnifique compresse recouvre une partie de mes cheveux, me donnant cet air d’estropié de guerre.

La meilleure journée de ma vie, à n’en pas douter.

En antithèse, toujours dans son impeccable costume trois-pièces et le regard acéré, mon vis-à-vis attend dans un silence persistant.

Mes doigts se resserrent sur mes dés.

— D’accord, lâché-je finalement.

Parce que c’est ça qu’il veut entendre, n’est-ce pas ? Peu importe ce que cela me coûte de devoir dire ce simple mot. Les cadavres dans mon appartement ont fini par me convaincre. En fin de compte, même mort, mon géniteur aura eu gain de cause. Quelque part, cela ne devrait même pas me surprendre.

Je serai donc son successeur.

Viktor a la décence de ne pas arborer une expression victorieuse, se contentant de son impassibilité coutumière.

— Il y a tout de même une condition…

Mon regard s’enfonce alors dans les siens afin qu’il grave bien ce que je m’apprête à lui dire.

— ... Plus jamais tu ne me désobéis. Le coup du garde du corps, c’est la dernière fois.

Certes, sans l’intervention de Monsieur Joli Cœur, je serais actuellement six pieds sous terre, toutefois, la gratitude ne fait pas partie de mes nouvelles fonctions. Alors autant commencer sur de bonnes bases. Qu’on ne s’y trompe pas, je ne suis pas un foutu bisounours avec un arc-en-ciel imprimé sur le cul.

Mon interlocuteur se contente d’opiner du chef.

Bien.

— Et maintenant quoi ? demandé-je.

— Et maintenant, il va nous falloir officialiser ta place auprès du clan. Pour le moment, je te conseille d’attendre, le temps que tu te rétablisses complètement de tes blessures. Ensuite, nous ferons l’annonce à l’ensemble de la triade.

J’ai déjà hâte d’y être.

Sûr que banderole de bienvenue, confettis et petits fours ne seront pas au rendez-vous. Non, quelque chose me dit que ce sera tout à fait différent dans cette fosse aux serpents. Je vais regretter l’anonymat de mon ancienne vie.

— En attendant, ce nouvel appartement est sûr. Enfin, il serait préférable que d’autres personnes assurent ta sécurité.

— Une personne, pas plus, rétorqué-je. Pas besoin d’attirer l’attention ni de me donner l’impression d’être sous la tutelle de nourrices.

À une exception près, mon existence s’est toujours réduite à ma propre compagnie, à n’être qu’une ombre, qu’un détail insignifiant. Je ne suis pas de nature sociale, n’en déplaise à Aristote. Alors moins je vois de monde, mieux je me porte. Seulement, il me faut me rendre à l’évidence : il ne sera plus question de solitude lorsque j’entrerai dans l’immense arène qu’est la triade de clans. Non, j’aurais droit à l’attention de tout un tas de personnes louches pour épier mes moindres faits et gestes. Comme des prédateurs à l'affût du premier signe de faiblesse d’une proie.

Tout au fond, ça me fout la trouille.

Mais plutôt crever que de l’avouer à voix haute.

— Avant de me présenter à tout ce beau monde, j’ai besoin que tu m’organises une rencontre avec Ander, tu crois que c’est dans tes cordes ?

Viktor fronce des sourcils.

— À Rikers Island ?

— À Rikers Island.

À ce que je sache, mon frère est encore détenu en prison.

— Je peux arranger un entretien, oui.

— Il faudra en faire de même avec les trois sœurs. Si elles ont bloqué mes arcanes, je veux qu’elles défas…

Un grincement de porte vient interrompre la conversation pour focaliser notre attention vers une femme sortant tout juste d’une pièce attenante. La quarantaine, grande, les cheveux courts, elle nous offre un sourire d’excuse.

La doctoresse qui m’a auscultée un peu plus tôt.

Visiblement, elle en a fini avec son second patient. Sur ses traits anguleux, je crois deviner une certaine fatigue. Il faut dire qu’elle est depuis bien une heure au chevet de l’autre.

Nous l’observons sans mot dire, dans l’attente de son verdict.

— Il a besoin de repos, déclare-t-elle. Aucun exercice physique pendant une dizaine de jours, cela risquerait de rouvrir les points de suture. Du reste, il ne gardera pas de séquelle si ce n’est une cicatrice.

En somme, il survivra.

Considérant l’état dans lequel il était dans mon salon, c’est une excellente nouvelle. Ce sur quoi, la doctoresse nous donne d’autres instructions et une ordonnance avec des traitements à prendre. Cela vaut aussi pour moi. Enfin, sa mission accomplie, elle enfile sa veste, récupère ses deux mallettes et disparaît sans poser de questions en retour. Tant mieux. Ça montre bien qu’elle est habituée à ce genre d’intervention. Et si Viktor a fait appel à elle, c’est que l’on peut compter sur sa discrétion.

Toutefois, je n’oublie pas notre dernière conversation, et encore moins la question qui est restée en suspens depuis.

— Pourquoi mon père a demandé aux trois sœurs que je ne puisse pas développer mes arcanes ?

Mon interlocuteur soupire avant de secouer la tête, négatif. Ma mâchoire se crispe d’anticipation.

— Je ne sais pas, Ivy.

— Je ne te crois pas.

Je ne veux pas le croire. Il était son bras droit et il ne lui aurait rien dit ? Où est ma putain de réponse ? C’est pourtant pas compliqué ce que je demande. Malheureusement, j’ai beau mettre toute ma mauvaise humeur dans le ton de ma voix pour poser une nouvelle fois ma question, le résultat demeure le même.

Alors je finis par donner congé à Viktor. Le concerné s'exécute en silence prenant le même chemin que la doctoresse.

Puis mes muscles se relâchent. Je n’ai plus assez d’adrénaline pour maintenir cet état de mécontentement viscéral.

Un long soupir s’échappe de mes lèvres.

Ce monde va finir par avoir ma peau. Les perspectives à venir me donnent le tournis, bien plus que mes côtes douloureuses ou la commotion qui enserre encore mes neurones. Alors pendant plusieurs secondes, je me laisse aller par ce raz-de-marée de bouleversement, le vertige dans les tripes et cette envie de me terrer dans un trou pour ne plus jamais voir la lumière du jour.

Puis vient le moment inéluctable de se ressaisir. De s’emmailloter à nouveau dans cette armure de rage. Soit. Ils peuvent bien essayer de m’abattre, je ne leur rendrai pas la tâche facile. Pire, je me ferai un plaisir d’être la putain de vermine dont ils ne pourront jamais se débarrasser. Ils vont apprendre à connaître Ivy Thornes.

Je lâche mes dés sur la table avant de me lever.

Il est temps de voir comment se porte mon garde du corps.

Du bout des doigts, je pousse la porte et découvre une chambre plongée dans la pénombre. Seul le cadre d’une fenêtre laisse filtrer la lueur mourante du jour et le vacarme de la pluie. Mes yeux mettent un peu de temps à s’habituer à l’obscurité. Et à voir une silhouette assise sur un lit, immobile.

Je fais le tour jusqu’à me planter devant lui.

— Tu devrais rester allongé.

Cette fois, la statue s’anime et ose un regard vers moi. Deux billes aussi noires que l’onyx à travers un rideau de mèches indisciplinées. Monsieur Joli Cœur reste silencieux.

— Tu comprends rien à ce que je dis, hein ? constaté-je, platement.

Moi et les évidences…

Mais je suppose que je peux faire mieux que ça, même si je ne suis pas un génie en ce qu’il s’agit de socialisation. Notre première rencontre ne s’est pas faite sous les meilleurs auspices et ne parlons même pas de la seconde. Aussi, je lui tends la main.

— Enchantée Choi Mal-Chin, moi, c’est Ivy Thornes.

Jamais je n’avouerai avoir dû répéter son nom en boucle une bonne vingtaine de fois dans ma tête pour parfaitement le retenir.

— Merci de m’avoir sauvé la vie, ajouté-je.

Ouais, je sais, la gratitude ne fait pas bon ménage avec mon nouveau rôle au sein du clan, mais pour le coup, Monsieur Joli Cœur ne comprend rien à ce que je lui débite, alors ça ne compte pas vraiment. Le principal concerné, après un temps de latence, me rend finalement ma poignée de main. Il me répond dans cette langue insaisissable. Tout ce que j’arrive à saisir, c’est la prononciation de mon nom.

Je sens que Google trad va devenir notre meilleur ami.

— Maintenant, repose-toi, fais-je tout en lui désignant le lit. Il faut qu’on reprenne des forces, on va en avoir besoin pour la suite.

Inutile de m’éterniser plus longtemps, nous avons assez parlé. J’ai assez parlé. Ainsi, je l’abandonne dans son obscurité tandis que je m’en vais rejoindre la mienne.

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