Viktor savait.
Avec du recul, c’en est même logique. Mais de là, à venir me narguer jusqu’ici, il y a de quoi me foutre plus en rogne que je ne le suis déjà. Je le fusille du regard, histoire qu’il saisisse le fond de ma pensée. Cet héritage, il est hors de question que je l’accepte. J’ai trop d’intelligence pour ça. Inutile donc de gaspiller davantage d’énergie, et de toute façon, la rue n’est certainement pas l’endroit indiqué pour laver son linge sale.
— Ivy.
Mes pas se figent sur le trottoir.
— Des explications sont nécessaires. Est-ce que pour une fois, tu peux mettre ton sale caractère de côté et me suivre ?
Finalement, je jette un œil vers l'importun. Derrière lui, une jolie Mustang attend patiemment de faire ronfler son moteur sous un capot d’un bleu métallique et de reprendre la route. Le propriétaire, de son côté, me toise avec cette froideur si caractéristique. M’amadouer avec un sourire n’est pas son genre. Tout comme il a parfaitement conscience que ce n’est pas le mien non plus.
Un instant, je prends le temps de peser le pour et le contre. Peu de chance qu’il réussisse à me faire changer d’avis au sujet de la succession. J’ai toutes les raisons du monde de ne pas en vouloir.
Mais en fin de compte, je n’ai rien à perdre à l’écouter. Par ailleurs,, je l’avoue, je suis curieuse d’entendre les arguments qu’il va me servir. Qui sait ? Peut-être qu’il m’apprendra des choses dont je n’ai pas connaissance. Et de ce côté-là, tout est bon à prendre pour ne pas tomber dans l’ignorance.
Je le jauge encore quelques secondes.
— Mon sale caractère, hein ? Tu sais parler aux femmes, toi…
Revenant sur mes pas, Viktor m’invite à m’installer dans la voiture. Je m’y engouffre, et un second claquement de portière plus tard, nous nous enfonçons aussitôt dans les artères encombrées de New York.
Pour autant, je suis loin d’avoir décoléré. À l’image de mes bras obstinément croisés, ma bouche demeure scellée tout au long du trajet pour me contenter de regarder le paysage défiler à travers la fenêtre. Manhattan et l'ombre de ses hauts buildings. En cette heure matinale, les stations de métro recrachent des hommes et des femmes armés de costume anthracite, de mallette et de téléphone vissé à l’oreille. Rien de bien inhabituel. L’argent a toujours été le nerf de la guerre et ici, les batailles y sont perpétuelles. Même les hot-dogs, au pied de ces géants de béton, ont le goût du dollar américain.
Le quartier des affaires.
Et c’est sans surprise que la Mustang prend la direction de ACE Thornes Inc. Une tour de 283 mètres de hauteur, à la surface acérée à la manière d’un scalpel entaillant le ciel. Une vision bien vite masquée alors que nous nous enfonçons sous terre afin de rejoindre le parking privé.
Une fois garés, j’emboîte bientôt le pas à Viktor.
Pour l’avoir parcouru pendant des années, le chemin m’est terriblement familier. Si de son vivant, mon géniteur tolérait mon existence, c’était bien parce qu’il appréciait les informations que je lui rapportais et, bien sûr, c’était dans son royaume qu’il aimait être servi. Mais aujourd’hui, ce temps est révolu. Et après cette visite, j’espère ne plus jamais avoir à fouler ces lieux.
En attendant, mon guide nous mène jusqu’à un ascenseur et glisse un pass sur les commandes pour éviter qu’un autre visiteur n'interrompe notre ascension. Une clé tout à fait pratique. Parce qu’il nous faut bien plusieurs minutes avant d’entendre le carillon d’arrivée.
Et d'entrer dans un bureau spacieux.
Des consoles surmontées de bronzes, une table de verre avec son immense siège en cuir noir, un coin pour recevoir des invités, et pour apporter une touche de couleur à cet endroit aseptisé, un dipladenia fleurit sur une étagère.
Mais ce qui attire le regard en premier est sans conteste la baie vitrée avec son panorama vertigineux. Le mien n’échappe pas à l’attraction. Pour admirer un visage de la Grosse Pomme sublimé par la limpidité du firmament tandis que le soleil du matin effleure les toits et ricoche sur le verre des gratte-ciel jusqu’à les faire rutiler. Un tableau réservé aux riches et aux puissants, tout ce que le géniteur était.
Un instant, rien qu’un instant, je m’imagine pouvoir assister à ce spectacle tous les jours.
— Installe-toi, Ivy. Je peux te proposer quelque chose à boire ?
Je cille.
— Non, ça ira, je ne compte pas m’éterniser.
Qu’on en finisse.
J’ignore donc canapé et fauteuils à disposition, au contraire de mon interlocuteur. Ce dernier me détaille un instant de son regard acier toujours avec cette sévérité coutumière.
— Bien. Tu dois prendre la succession de ton père au sein du clan. Quoi que tu en penses, tu es la mieux placée pour cela. Soyons francs, Oleander nous conduirait à notre perte.
Je ricane.
— Et qu’est-ce que ça peut me foutre, hum ?
— C’est simple, si tu refuses, tu es morte.
Les mots claquent comme un couperet, m’arrachant une crispation.
— Quoi que tu fasses, ton identité finira par fuiter et ce sera certainement par ton frère. Tu ne peux plus te cacher, Ivy, continue Viktor, et tu sais ce que cela implique.
Une montagne d’emmerdes.
La menace est on ne peut plus claire.
Sauf que je connais parfaitement le poids de la clé actuellement dans ma poche. Alors va falloir un peu plus que ça pour me convaincre.
— Et je sais ce qu’implique de reprendre les rênes de l’empire Thornes. Ander et la triade dans son ensemble me voudront six pieds sous terre, à nourrir les vers, argué-je. Personne ne me connaît, je n’aurais même pas le respect de mon soi-disant clan et cerise sur le gâteau, je suis une mage défectueuse. Tu as déjà vu un chef de clan sans protection ?
Au même moment, un téléphone sonne.
Je fronce des sourcils, voyant mon interlocuteur mettre en pause notre conversation pour aller décrocher. Si je fulmine intérieurement, je ne peux m’empêcher de tendre l’oreille. Seulement l’échange est trop court. Deux “oui” prononcés et Viktor raccroche aussitôt. Son expression est toujours indéchiffrable. Impossible donc de deviner la teneur de l’appel.
— Pourquoi ne prendrais-tu pas la relève ? suggéré-je finalement.
Après tout, pour lui, rien n’a de secret et sa réputation n’est plus à faire auprès de la triade.
— Tu oublies que je ne suis pas un mage.
— Est-ce que ça veut dire que si c’était le cas, tu le ferais ?
Ma provocation me vaut un vent glacé de silence qui me chatouille les entrailles. Sans doute n’aurais-je pas dû insinuer cette possibilité, mais la colère a vite fait de me rendre désagréable. Bien sûr, Viktor est trop loyal pour bafouer les dernières volontés du titan.
Alors je détourne le regard pour me focaliser sur le rouge profond du dipladenia. Pendant quelques secondes, je songe à ma mère. Et à son amour pour les plantes.
— Ivy, sache que je serai là pour t’accompagner, te guider et ma présence à tes côtés, du moins le temps que tu t’habitues à tes nouvelles fonctions, te donnera une légitimité que tu acquerras toi-même par la suite.
Je hausse les sourcils, sceptique.
— Et tu ferais ça pour ma belle gueule, c’est ça ?
— Parce qu’on parle de l’héritage de ton père et le préserver fait aussi partie de mon rôle.
— De toute façon, ça ne règle pas la question de mon statut de mage défaillant, rétorqué-je, coupant court à l’argument.
C’est un fait indéniable et une faiblesse que nombre de personnes ne manqueront pas de mettre à profit pour prendre l’avantage. Moi, à leur place, c’est ce que je ferais.
— Tu n’es pas défaillante.
— Quoi ?
Cette fois, je suis prise de court par cette information. Une information qui rencontre quelques difficultés à remonter dans les rouages de mon cerveau pour être totalement assimilée. Depuis ce jour, celui où j’ai digéré ce fruit sans développer la moindre capacité, j’ai toujours cru que j’en étais la principale fautive. Pourquoi en aurait-il été autrement ? Et maintenant quoi ? Viktor insinue que ce n’est pas le cas ?
Cela n’a tout simplement pas de sens.
Pas après toutes ces années.
— Ce sont les trois sœurs qui se sont chargées d’empêcher le physalis de s’épanouir à la demande de ton père. Enfin, tu sais que ton père ne faisait pas vraiment de requêtes. Alors elles se sont exécutées. Cela a été rapide, et visiblement indétectable.
— Pardon ?
J’ai forcément dû mal entendre.
— Tes arcanes ont été bloqués, reformule Viktor.
— Mes arcanes ont été bloqués ?
La colère et l’hébétude se battent en duel dans mon esprit. Puis c’est au tour du scepticisme de s'immiscer dans le ring. Encore une fois, les agissements du géniteur m'échappent. Après l’héritage, maintenant ça ? Pour quelle foutue raison aurait-il décidé de m’empêcher d’user de mes arcanes ? Pourquoi ?
Mais avant que je ne puisse pleinement me recentrer et réagir, on frappe à la porte.
— Entrez.
Je lève la tête pour voir une porte s’ouvrir sur un nouvel arrivant habillé d’une longue veste.
Monsieur joli cœur.
— Je te présente Choi Mal-chin, il sera désormais ton garde du corps, énonce Viktor sans autre préambule.
Le concerné s’avance et incline légèrement la tête en guise de salutation pour finalement jaspiner dans un langage incompréhensible.
Je sourcille, le silence répondant pour moi. La seule discussion que je désire, c’est celle dans laquelle Viktor m’explique enfin cette histoire de requête faite auprès des trois sœurs, et ce, sans autre présence externe. Le reste, je m’en contrefiche.
— Mal-chin vient tout juste d’arriver sur le territoire américain, il parle encore difficilement notre langue.
Je ris face à l'énormité.
— Y a une caméra cachée, c’est ça ?
Mais les deux bonhommes devant moi me regardent sans la moindre émotion. À croire que c’est moi qui ai dit une connerie et non l’inverse.
— Un garde du corps qui ne comprend même pas un traître mot de ce que je pourrais lui dire ? Tu es sérieux, Viktor ? Est-ce qu’il sait au moins ce qui se trame ici, à New York ?
Je jette un œil volontairement dédaigneux vers l’homme en question. Il n’a pas la frimousse pour l’emploi et je ne vais certainement pas accorder ma confiance à un inconnu. Ou à quiconque, d’ailleurs.
— Mal-chin en sait suffisamment.
Le concerné ne pipe pas un mot, bien évidemment. Quoi qu’il doit saisir que je suis loin d’être enchantée de le rencontrer. Si son expression ne trahit rien de ses pensées, la mienne est des plus manifestes. Cette idée de protection rapprochée, Viktor peut se la carrer tout au fond à droite de son fondement.
— Je ne veux pas de ton putain de garde du corps.
— Il vaut mieux que tu le veuilles, Ivy. Désormais, considère que le danger autour de toi est permanent. Je trouve même avoir eu la main légère en ne te proposant qu’une seule personne pour ta sécurité.
C’est là que le souvenir de mon enlèvement décide de se rappeler à moi. Je n’ai clairement pas apprécié l’aventure. Mais mon entêtement refuse de céder. Cela ne veut rien dire, il me faut simplement faire plus attention.
— Non.
Viktor soupire.
— D’accord, je te propose un marché : Mal-chin restera à tes côtés pendant deux semaines. Si d’ici là, il s’est avéré inutile, tu pourras t’en défaire et je n’insisterais plus pour que tu diriges le clan.
Deux semaines avec ce boulet ? Et puis quoi encore ?
— Non.
Et comme les mots ne semblent pas suffire, je prends le chemin de la sortie. Tant pis pour les explications, je me débrouillerai comme je l’ai toujours fait jusque-là.