Si la peur a une sœur, c'est bien cette garce de paranoïa. Et depuis plusieurs jours, je trouve que cette dernière se fait un peu trop les crocs sur moi. La succession des derniers événements en date et les avertissements de Viktor n’y sont assurément pas étrangers. De quoi transformer la moindre ombre, le moindre bruissement, le moindre regard en complot destiné à m’envoyer droit au casse-pipe. Même une fois seule dans mon appartement, il m’est impossible d’être tranquille.
J’en passe des sales nuits.
Il ne faut pas plus d’une semaine pour que le miroir de ma salle de bain me renvoie les ravages de mon esprit agité. C’est franchement moche. Quoi que ce n’est pas tant l’esthétique de mon petit minois qui me préoccupe, mais bien l’aisance avec laquelle on peut lire en moi. Et ça, ce n’est pas tolérable.
Il est primordial que je me reprenne.
Ce qui me conduit à l'unique conclusion…
… J’ai besoin de faire un tour au Alea Jacta Est Casino.
Bien sûr, ce n’est pas sans risques. Néanmoins, une fois là-bas, cela aura le don de me détendre, d’oublier pendant quelques instants le merdier dans lequel je suis empêtrée et de me faire un petit pécule en passant. Du reste, je ne compte pas me terrer indéfiniment dans mon trente mètres carrés d’espace personnel comme un pauvre chiot qui chouine dans sa cage. La paranoïa peut aller se faire foutre.
Mais avant toute chose, une douche s’impose. Cela n’aura rien de miraculeux, mais au moins me sentirai-je propre, ce qui sera déjà un bon début. Aussi, dix minutes me suffisent pour en ressortir avec une tenue sobre et des lunettes aux verres neutres pour dissimuler mes yeux alourdis de cernes. Une anonyme parmi les anonymes.
Une boule d'appréhension se loge dans mes tripes dès que j’ouvre ma porte d’entrée. Et cerise sur le gâteau, il pleut. Un joli crachin. L’odeur du béton mouillé se répand jusqu’à chatouiller mes narines.
C’est parfait.
Une large capuche est mise à contribution et après un dernier coup d’œil à la ronde, je me jette dans la gueule du loup.
L’établissement n’est qu’à quelques stations de là. Pourtant, je ne peux m’empêcher de lancer des regards furtifs ou de prendre des détours pour perdre d’éventuels poursuivants. Parce que ce foutu sentiment d’être épiée ne veut pas me lâcher. Autant dire que je profite pleinement d’une seconde douche, ce dont mes vêtements sont assurément ravis. Mais peu importe, mieux vaut prévenir que guérir.
Le boulevard Rockeway finit toutefois par montrer le bout de son nez avec ce bruit incessant de moteurs si caractéristique et cette odeur de poulet grillé et de frite présente à chaque croisement. Au milieu de tout ça, je n’ai qu’à suivre les craquelures sous mes pieds, noyées par quelques flaques, pour trouver ce que je cherche.
Un bloc de béton coloré, assiégé par un vaste parking.
La vision de cette devanture, même malmenée par les intempéries, suffit à recouvrer un bout de ma confiance éparpillée lors de ces derniers jours. Et visiblement, je ne suis pas la seule à avoir eu l’idée de venir ici, si j’en crois le nombre de voitures garées. Des engins de marque pour la plupart. Mais loin de moi l’idée de m'appesantir sur les goûts des clients en matière d’auto, je préfère me précipiter vers l’établissement afin d’échapper une bonne fois pour toutes au torrent d’eau décidé à engloutir New York.
— Bienvenue au Alea Jacta Est, puis je vous débarrasser ?
Je ne me fais pas prier pour tendre ma veste dégoulinante à l’employé à l’entrée. De même que mon téléphone puisque les règles ici l'interdisent. En retour, il me donne une pièce en plastique avec un numéro. Bien sûr, il me faut aussi prendre quelques instants afin de convertir plusieurs dollars en jetons. Je connais la chanson par cœur.
Et enfin soupirer d’aise, m’imprégnant de cette ambiance jazzy, hors de portée de la pluie.
Déjà, je me dirige vers une première table, guidée par le ronflement d’une roulette faisant rebondir sa bille. Sous une lumière tamisée, trois hommes et une femme se sont amassés autour. Certains plus fortunés que d’autres au vu des différentes quantités de jetons devant eux.
Je m’approche et souris en guise de salutation.
Le jeu est des plus simples et ce sont souvent des touristes qui viennent tenter leur chance, en quête d’une dose d’adrénaline facile. Après tout, rien ne permet de savoir quelle couleur et quel chiffre vont tomber. Du pur hasard. Alors, une fois qu’une salve de joie et de mécontentement retentit, à mon tour, je glisse une première pièce en plastique sur le tapis quadrillé.
Le neuf noir.
Mon cœur tambourine agréablement tandis que le reste de la table suit le mouvement. Il est temps pour moi de me faire un peu d’argent.
Des sourires sont échangés. L’excitation monte.
— Rien ne va plus, énonce le croupier.
La roue tourne et tous les regards se braquent sur cette bille. Moi-même, je me penche comme pour mieux anticiper le résultat de mon pari.
Rouge, noir, rouge, noir, rouge, noir, rouge, noir…
Mon voisin de gauche semble croire que taper du poing lui permettra de tirer la bonne couleur. Les superstitions ont la dent dure dans ce genre de lieu.
— Le vingt-neuf noir !
Et les superstitions ont souvent tort.
Je grimace et hausse les épaules face à la perte de mon jeton. Ce sont des choses qui arrivent, alors je pose deux nouveaux jetons sur la table. Les autres joueurs s’entêtent aussi et le manège continue.
Nous perdons à nouveau. Et une troisième fois encore.
— Je vais voir à une autre table si je ne suis pas plus chanceuse, soufflé-je en emportant le reste de mes gains.
Non, vraiment pas de bol.
Pour eux.
Moi, mes poches sont garnies de quelques jetons supplémentaires. Si la banque gagne toujours, pour ma part, ce n’est jamais contre elle que je joue. Mais toujours avec les clients qui ne surveillent pas d’assez près leur petit magot. Il est si simple d’avoir l’attention détournée et de ne pas voir cette main passer sur une de vos piles de jetons.
Un petit larcin de rien du tout.
Évidemment, il serait idiot de s’acharner sur une seule victime. Alors je varie pour ne pas me faire repérer. Prendre en compte l’emplacement des caméras, changer de table régulièrement. Je connais bien les rouages de la machine puisque je la pratique depuis plusieurs années maintenant. Si la vie m’a bien appris quelque chose, c’est que le fairplay ne paie pas et la bonne conscience encore moins. Alors tricher est devenu une seconde nature pour moi.
Un jeu excitant.
Le temps de trouver de nouveaux joueurs à déposséder, je lance un regard à la ronde. Avec encore cette impression d’être observée.
Je serre les dents, incapable encore de discerner la paranoïa de la lucidité.
Mon seul réconfort est d’être dans un lieu public. Ce n’est pas ici que deux molosses, par exemple, viendraient m’assommer devant la foule pour m’emporter dans leur camionnette. Non, en général, ils attendent à la sortie, comme des petites frappes de bas étage, au niveau du parking, n’est-ce pas ?
Ce sur quoi, de la roulette, je passe au Blackjack. Un jeu plus subtil, même pour une voleuse. Surtout pour une voleuse quelque peu déconcentrée. Mes jetons dansent entre mes doigts comme pour me focaliser tandis que les cartes claquent sur le tapis. Autour, les clients se font tout aussi attentifs, l’un d’eux ayant amassé un joli pactole. Le sourire qu’il arbore reflète d’ailleurs l’impertinence du petit veinard.
Un nouveau coup d’œil à la ronde et j’apprend que malgré les quelques serveurs qui naviguent entre les clients, aucun ne semble particulièrement faire attention à moi. Ils effectuent leur danse habituelle, une chorégraphie bien huilée entre les regards échangés, les signes de mains et les cocktails servis.
Si prévisible.
— Vous avez un joli jeu, mademoiselle, s’exclame mon voisin.
Mon regard revient à mes cartes et à celles de la banque. Les autres joueurs à ma table approuvent en apercevant ma paire.
— Pas mal, en effet.
Je souris et mon petit manège recommence, ma poche un peu plus lourde au fur et à mesure que le temps passe. Le moment en est presque agréable. Davantage, en tous les cas, que la perspective de passer mon temps à observer le plafond de mon appartement et ressasser mes idées charbonneuses.
La journée aurait pu continuer ainsi, sans la moindre anicroche s’il n’y avait eu cette interrogation :
— Un aveugle qui vient jouer au poker ?
Irrémédiablement plusieurs regards, dont le mien, convergent vers l’objet en question. J’étouffe aussitôt une grimace. À quelques mètres de là, un homme accompagné d’une femme, s’installe pour une partie de cartes.
— C’est Akira Hanafuda, un client régulier du casino, informe l’un des types à côté de moi.
C’est surtout un chef de clan, un mage à qui le physalis a volé ses yeux.
Pourtant, malgré cette cécité évidente, ses gestes ne traduisent aucune hésitation tandis qu’il semble saluer ses nouveaux adversaires, l’expression obstinément sérieuse. Ce détail et sa tenue traditionnelle japonaise ont tôt fait de le démarquer des autres clients.
— C’est un joueur redoutable, paraît-il, continue l’autre. À chaque fois que je l’ai vu, il plumait ses voisins.
— Vraiment ?
Vraiment.
Aussi surprenant que cela puisse être, mais bien sûr, les arcanes savent compenser cette réalité. Du moins, je le soupçonne. Par ailleurs, on ne devient pas chef de clan parce qu’on est simplement un pauvre infirme. L’équation serait trop naïve.
Quant à celle qui est son ombre, Saori, c’est une beauté froide dont les lèvres carminées chuchotent de nombreux secrets à son oreille. De longs ongles vernis de rouge, de jolies quenottes pour vous amadouer d’un sourire et des abysses fascinants en guise de regard, Saori Hanafuda est la parfaite représentation d’une plante carnivore.
Cephalotus follicularis, aurait dit ma mère.
La façade parfaite pour une okasan.
Une maquerelle.
Je me détourne, songeant déjà à prendre la poudre d’escampette. Toutes les bonnes choses ont une fin, après tout. Heureusement, le croupier nous ramène bientôt à notre partie en cours. Et quelques minutes plus tard, je m’arrache à ma table.
Akira Hanafuda est peut-être aveugle, mais jusqu’à un certain point. Inutile donc de tenter le diable.
Au comptoir, je récupère alors mes gains, le reste de mes affaires et replonge sous la flotte.