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Lucy
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Chapitre 15 - Rose des vents

Onze ans plus tôt

Je réprimai les tremblements de mes mains et la douleur de ses nombreux hématomes qui aimaient tant me poignarder les côtes, les bras ou encore les jambes. Le calvaire était quotidien, alors pourquoi ne devenait-il pas supportable ? Presque tolérable ? À la place, chaque sévice assené avec la violence du prévisible nourrissait la rancœur. Cette petite chose noire incrustée dans l’âme comme un acarien parasite distillant son poison de rage en échange d’une lichée de douce ingénuité. Mes sourires s’étaient taris au profit de pensées calcinées.

Aujourd’hui, respirer ne m’avait jamais paru aussi laborieux dans cet espace, cette illusion qu’était mon foyer. La fuite devint alors mon unique porte de sortie. Mes pas avaient avalé des kilomètres de trottoirs avec pour simple bagage un maigre porte monnaie au fond d’une poche de ma veste. Mon échappatoire ne serait qu’une parenthèse.

Peu importait.

Le temps d’une soirée, je voulais oublier le poids écrasant de mon père. De ces coups de burin appliqués soigneusement pour me façonner à sa convenance. Parce que je le sentais, je n’étais plus moi-même. Je ne savais même plus ce que cela signifiait. Être quelqu’un, chevilles et poignets dénués de chaînes. Libre.

L’avais-je déjà été un jour ?

L’ignorance de l’enfance me l’avait fait croire. Puis le physalis avait été mangé, un désastre qui avait fini par balayer les restes de tendresse. Je me détournai du souvenir, bientôt attirée par l’enseigne tranquille d’un bar. À travers une baie vitrée crasseuse, une lumière jaune laissait deviner un long comptoir flanqué de ses tabourets aux pieds métalliques. J’y discernai aussi l’éclat tranchant des bouteilles alignées sur un mur. La salle, elle, ne me paraissait pas bien grande, aménagée dans un style terne. Malgré tout, plusieurs silhouettes semblaient s’en accommoder, sirotant leur verre.

J’inhalai l’air frais de la nuit, levai le menton. Enfin, ce fut avec toute la conviction que je possédais, que je poussai la porte. Mon attention ignora les consommateurs autour pour se concentrer sur le barman. J’avançai jusqu’à finalement effleurer des doigts, le zinc glacé du bar.

— Un whisky, s’il vous plaît.

Une requête annonçait fermement. Cela suffit pour obliger le tenancier à se redresser et mettre au second plan sa conversation avec un client. Un homme trapu au visage rubicond. Mais dès que son regard croisa le mien, je perçus l’amusement frémir au coin de sa bouche.

— Désolé, pas d’alcool pour les mineurs. Ça sera un soft pour toi.

Un pli de contrariété entailla mon front. Ma langue chercha les mots pour déjouer l’argument, mais le prix des arcanes avorta la tentative. Je me retrouvai debout, silencieuse, les bras ballants, comme une idiote.

Une incapable, dirait mon père.

La morsure de mes ongles dans la paume de mes mains me rappela la rage qui broyait mes nerfs. Encore. C’était puéril d’être dans cet état pour une simple boisson.

— Allez, Ric’, je lui offre une bière, ça va pas lui faire de mal ! Une bière, ça te va, hum ?

Je me retournai avant d’apercevoir un type, la bouche en biais et des dés ricochant entre la table et ses doigts en un rythme régulier. Et deux prunelles obscures avec une pincée de malice. Me montrer méfiante aurait dû être mon premier réflexe, pourtant, quelque chose en lui m’inspirait de la sympathie. Ou peut-être était-ce ma sensibilité exacerbée en ce jour, émoussant mon instinct.

— Ça me va, murmurai-je.

Il hocha la tête.

— Une despe red !

Ce faisant, il m’invita à prendre place en face de lui.

Encore une fois, la défiance aurait dû me pousser à tourner le dos à cet étranger en signe de refus. C’était ce qui était attendu de la fille cachée de Cyrius Thornes. Pas pour le danger que j'encourais, non, mais pour protéger ce secret inavouable que je représentais pour le chef du clan. Une erreur, un défaut, une faille. Mais ce soir, toutes ces préoccupations m’indifféraient. Alors je balayai ce formatage prégnant pour me joindre à lui.

Étrangement, la colère recula.

— Moi, c’est John, et toi ?

Le claquement des dés s’interrompit, une main désormais tendue à mon intention. Je la lui serrai avec une pointe d’hésitation. Le contact fut chaleureux, teinté d’une odeur de tabac froid.

— Ivy.

— Ivy… Eh bien, si tu me permets de te donner un conseil, ajouta-t-il non sans se pencher en avant, évite de demander avec autant de conviction ce que tu désires lorsque cela t’est techniquement pas autorisé.

La surprise ne manqua pas d’arquer un sourcil face à la suggestion. Ce n’était pas vraiment le genre de réaction attendu suite à la tentative vaine d’un jeune tentant de commettre l’interdit. Tout au contraire. Aussi, passée cette poignée de secondes, je sus que John était une personne loin d’être anodine. Différente même.

C’était suffisant pour me distraire.

Je penchai la tête sur le côté comme pour mieux inspecter mon interlocuteur.

— Et comment aurais-je dû m'y prendre alors ?

Un fin rire vint me répondre.

— C’est que ça se laisse pas intimider. Bien… Pour commencer, sans lever la tête comme un coq ou lever la voix à la manière d’un brailleur de mioche, il te suffisait de prendre le ton de ta voix habituelle et d’immédiatement glisser quelques dollars.

Son sourire devint mutin.

— L’argent, c’est toujours difficile à refuser pour un barman. Un geste quasiment automatique, il prend, il sert. Il ne pensera même pas à lever la tête.

— Aussi simple que ça ? demandai-je, dubitative.

— C’est une idée préconçue de songer que la complexité mène à l’exploit. En faire des caisses, c’est le moyen le plus sûr d’aller droit au casse-pipe. Tandis que le sobre demeure généralement la technique la plus efficace et en plus, ça te bouffe moins d’énergie.

Il le disait avec une telle bonhomie, comme s’il parlait d’un détail acquis depuis bien longtemps pour lui. Une évidence. Et en y réfléchissant, ses mots n’étaient pas dénués d’une certaine logique.

Je haussai un sourcil, intriguée.

— Cela fait longtemps que vous êtes un menteur invétéré ?

John s’esclaffa.

— Ah, petite, t’as pas ta langue dans ta poche ! Mais je ne me vois pas comme un menteur, non, plutôt comme… Un maître de l’insinuation et de l’illusion.

Un maître de l’insinuation et de l’illusion…

Moui, la différence me paraissait beaucoup trop subtile. La vérité était une cage dont je connaissais parfaitement les limites, alors en quoi un mensonge différait d’une insinuation ?

— Ouh, tu n’es absolument pas convaincue, répliqua l’intéressé.

— Comment ça ?

Du doigt, il pointa successivement mon front et ma bouche.

— Le froncement entre tes sourcils et ton bref rictus sont suffisamment éloquents. Ivy, je suis désolé de te l’apprendre, mais tu es un véritable livre ouvert…

L’affirmation me prit tellement de court que j’en demeurai silencieuse un instant avant d’exploser de rire. Peut-être que ses paroles auraient dû me blesser. Mais il avait balancé ça avec une telle désolation, sans aucune pudeur pour ma personne. Je me mordis les lèvres pour étouffer l’hilarité, en vain. Une larme en profita pour mouiller le creux de mon regard. C’était comme si tout mon corps se relâchait pour se gaver de ce moment presque absurde.

Que faisais-je, là, en face d’un homme que je ne connaissais ni d’Eve ni d’Adam et qui me parlait comme si j’étais une gamine, tout en m’offrant une bière ?

— Tout va bien ?

J’opinai du chef devant un John visiblement surpris.

— Je crois que j’aurais bien besoin d’autres de vos conseils, affirmai-je dans un mince sourire.

Au même moment, le tenancier s’approcha de notre table pour déposer ma boisson mousseuse. John régla aussitôt la note.

— Allez, trinquons ! Et arrête de me parler comme si j’étais un grand monsieur de la haute, ça me fout de l’urticaire.

Mon sourire s’élargit.

— Ça me convient.

Nos verres tintèrent joyeusement et je goûtais pour la première fois à cette saveur amère mêlée à celle de la légèreté. Peu importait le prix que je paierai à mon retour, cette gorgée en valait le coup.

______________________

Sept ans plus tôt

— Comment s’appelle le chef d’établissement ?

Je roulai des yeux à cette question beaucoup trop simple.

— Craig Brown, cinquante-huit ans, marié depuis deux ans à Bellinda Miller. Il tient ce casino depuis bientôt vingt ans, mais il ne passe au Alea Jacta Est que les jeudis ou lorsqu’il faut accueillir une grosse baleine prête à dépenser un max. Il est dépendant à la cocaïne, résumai-je.

Bien sûr, j’aurais pu ajouter son lien étroit avec la familia Quezada puisque qu’ils étaient les rois de la distribution des produits illicites. Alors sûr que si l’autre désirait un rail de coque de qualité et possédait assez de billets verts à alignés, c’était vers eux qu’il devait s’adresser. Après tout, il ne manquait ni de l’un ni de l’autre. Toutefois, je n’étais pas censée connaître ce genre de détails aux yeux de John, aussi, je ne mouftai pas sur le sujet.

— Pas mal. Tu m’expliques le fonctionnement de la sécurité, chuchote mon ami, désignant furtivement un des bonhommes en costard, la gravité imprimée sur son faciès.

Sa silhouette dans ma vision périphérique, nul besoin de tourner la tête. La discrétion était de mise, comme aimait à me le rabâcher John. Jusque-là, ses conseils s’étaient toujours avérés judicieux. Alors je fis comme si j’appréciais la musique jazzy et ma despé aux côtés de mon pote. Nous étions dans la partie restauration du casino, mais ça ne nous empêchait nullement d’observer les tables de joueurs quelques mètres plus loin. C’était la deuxième fois que je venais ici, mais avant même de découvrir les lieux, j’avais eu droit à un bourrage de crâne en règle d’informations. Et donc, avant même de poser un pied sur la jolie moquette bleu, je savais déjà qu’il y avait deux-mille cinq cent trois caméras sur cinq étages, avec une équipe dédié à la gestions des joueurs, une autre au réseau de communication, une troisième afin de gérer les transactions avec un serveur informatique version mastodonte et enfin, une dernière, chargée de la surveillance et la sécurité. John m’avait forcée à mémoriser le nom de chaque employé ici. De quoi péter un câble pendant un bon mois ! Mais cela valait bien le résultat. J’avais l’impression d’être enfin dans un contrôle parfait de mon environnement.

— Il y a deux types de sécurité : celle physique qui concerne toutes les personnes présentes ici qui est chaperonnée par les cent-cinquante vigiles et les vidéo-surveillances. Les rondes se font toutes les trois heures. Ensuite, il y a l’argent en lui-même, avec pare-feu de pointe, logiciel anti-fraude et protocoles de chiffrement, énumérai-je. Tu veux aussi que je te fasse un topo sur le règlement en place ?

Si c’était le cas, on allait en avoir pour un siècle.

— Non, ça ira.

Mon sourire se fit impertinent.

— Petite maline, va, rigola John. T’as bien compris que lorsqu’on navigue ici, il faut rester alerte. La moindre erreur et c’est direction le trou et sans passer par la case départ et toucher vingt mille dollars.

J’opinai du chef, bien consciente d’avoir bien plus à perdre encore. Le géniteur ne me ferait pas de cadeau si on me prenait la main dans le sac. Pour autant, j’avais besoin de ça. Besoin d’avoir ma petite magouille à moi. Mon petit monde à moi. De plus, j’étais avec John, et John n’était certainement pas à son premier rodéo, j’avais toute confiance en son jugement.

— Allez, une dernière pour la route : que signifie Alea Jacta Est ?

Mon front se plissa, me demandant si sa question n’était pas un piège. Mais peu importait, je faisais confiance à mon instinct.

— C’est une expression latine qui se traduit par : le sort en est jeté. En somme, l’homme s’en remet à la chance sans plus aucune opportunité de revenir en arrière.

John dodelina de la tête, visiblement pas complètement satisfait.

— Tu oublies que César a prononcé cette expression alors même qu’il s'apprêtait à traverser le fleuve Rubicon afin de renverser Pompée, une entreprise très audacieuse à son époque. Pas besoin de te donner tout le contexte, mais ce que tu dois retenir, c’est que la peur a du bon, mais parfois, il faut apprendre à la dépasser. Dans le cas contraire, on fait du surplace ou pire, on en oublie de vivre.

La dernière phrase résonna dans mon esprit comme un écho, un rappel de mon propre quotidien. Était-ce visé ? Si je n’avais pas dit grand-chose de ma vie familiale, John avait bien dû lire entre les lignes. Mes manches longues, mon attitude parfois trop aux aguets et les esquives peu subtiles lorsque l’on commençait à glisser vers des sujets trop personnels devaient lui être autant d’indices flagrants.

Mes doigts tapotèrent nerveusement mon verre.

— Tu viens pas de me dire, cinq secondes plus tôt, de faire attention ? lançai-je en une tentative d’humour.

John m’observa pour finalement arborer son sourire en biais.

— Oui, faire attention, mais faut pas s’enfermer dans la peur, Ivy. Mais, en attendant, t’as passé le test, tu peux enfin venir dans le grand bain. Ça vaut bien le coup de trinquer !

Sur ses paroles, il leva son verre. J’en fis de même et ensemble, nous fîmes sonnailler nos boissons, un regard complice pour nous lier.

______________________

Trois ans plus tôt

Le silence pour couverture et le cœur endoloris, je n’étais plus qu’une figurine inerte, incapable de quoi que ce soit. Si ce n’était d’observer la pierre froide dans son nid de terre fraîchement retournée.

Quelle conne je fais…

Mes paupières retinrent la tristesse de déborder. Les images de la mort de John me hantaient jusque dans mon sommeil, son expression à jamais pétrifiée par la peur. Le géniteur en avait fait de la charpie d’un claquement de doigt. Comme on se débarrassait d’un nuisible. J’ai été tellement stupide. Stupide de croire que je garderais précieusement cette amitié pour moi. Mais les contes de fée n’existaient pas. Seul le déni m’avait bercée.

John n’avait pas mérité de finir ainsi.

— Je suis désolée, murmurai-je à la tombe.

Il n’y eut que le croassement des corbeaux dans les arbres pour répliquer. Le reste de la ville s’était comme endormi.

Je me pinçai les lèvres. Ce n’était pas juste. Tout comme le reste de cette putain de vie de merde. Malheureusement, je n’avais plus la force de frapper quoi que ce soit, la colère s’étant évaporée pour me laisser vide de toute substance. Un grain de poussière ballotté par le vent capricieux. Et cruel.

Il serait si facile de s’apitoyer sur mon sort.

Mais John n’aurait pas apprécié la démarche. Je l’imaginais arborer cet air désapprobateur, tout en me soufflant son haleine qui empestait la cigarette. Juste pour me faire regretter mes pensées. Je réussis à sourire. Vraiment une petite crapule comme on en faisait plus. Personne ne pouvait se targuer d’être plus roublard que lui, à mentir, tricher, voler. C’était son train de vie et il l’avait partagé avec moi.

Je m’accroupis et sortis de ma poche deux cannettes de despé.

— Hey, j’ai pensé à toi, lançai-je, tout en ouvrant les boissons dans un pschitt caractéristique.

C’était ma façon de me rattraper puisque je n’avais pas pu assister à son enterrement. Les fleurs, c’était pas trop le truc de John. Du reste, je n’avais aucune envie de m’immiscer au milieu de gens que je ne connaissais pas et qui n’auraient pas hésiter à me poser des questions auxquelles je ne souhaitais pas répondre.

Non, mieux valait faire mes adieux seule.

— Au fait, tu ne m’en veux pas, j’ai récupéré tes dés. J’en prendrais grand soin prom…

Mes poings se serrèrent pour empêcher mes cordes vocales de voler en éclats et tout mon être avec. J’avais mal. Si mal. Et pourtant, je n’étais pas certaine de vouloir que la douleur parte. Un parfait rappel de ce qui avait été. De ce qui me manquait atrocement aujourd’hui.

Je me repris.

—... C’est promis.

Je me penchai en avant pour poser mon front contre le contact froid de ce qui restait de mon ami. Mon seul ami. Que serait Ivy Thornes sans John Reed ? Pas grand-chose, c’est évident. Le souvenir de notre première rencontre me revint, comme si cela ne remontait qu’à la veille. Il n’avait pas hésité une seconde à m’inviter à sa table. À m’offrir bien plus qu’un verre.

Lâchant une expiration, je reniflai pour finalement déposer une des cannettes juste sous son nom.

— À la tienne et j’espère qu’on se reverra dans l’au-delà !

Je bus une longue rasade mousseuse et âpre.

La rançon du bonheur.

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