Les restes d’Oleander sont abandonnés avec pour seule considération cette traînée d’hémoglobine qui accroche encore mes pas. De l’herbe, nous passons bientôt au marbre d’un escalier. Personne n’a l’idée de s’interposer.
Tant mieux.
Je ne suis pas certaine que j’aurais apprécié la démarche ou que j’aurais réagi avec une once de modération. À cet exact instant, la moindre parcelle de mon être est en ébullition. Baignée dans les reliefs d’un festin de corbeaux, le goût du sang sous ma langue et les arcanes encore vibrants dans mes veines, mon calme n’est qu'apparent. Alors non, personne n’a intérêt à me barrer la route.
Devant moi donc, cette femme dans sa longue veste pourpre se fait mon guide, tandis que Mal demeure mon ombre. Aucun mot n’est échangé. Je ne suis même pas sûre de pouvoir parler tant ma gorge me fait mal. Toujours est-il qu’elle nous amène quelque part. Et j’espère bien que c’est auprès de ses autres sœurs, même si je commence à avoir de sérieux doutes alors que nous prenons la direction du premier étage. D’autant plus lorsqu’elle s’arrête devant l’ancien bureau du géniteur.
Au moment où sa main se pose sur la poignée de porte, je lève un bras de protestation. Mais à mon plus grand étonnement, le verrou cède sans l’aide d’une clé. Et de l’autre côté, une pièce avec des étagères alourdies de boîtes et un comptoir en bois massif. Mes sourcils se froncent face à l’incongruité de cette découverte. Je reconnais alors la boutique que j’ai visitée il y a un mois de cela. Celle des trois sœurs. Comme la dernière fois, déserte de tout client. La chose est invraisemblable et pourtant, le magasin est là, juste sous mes yeux.
Comment ?
J’en reste un instant figée de surprise. À contempler ce lieu qui ne devrait pas être là.
Mais le constat est vite balayé. La priorité est ailleurs, alors j’emboîte le pas de Miss Pocahontas pour m’engouffrer, à mon tour, à l’intérieur.
Le sol grince désagréablement.
— Allons dans le jardin, ils doivent nous y attendre, nous signifie notre guide.
Je n’aime pas ce “ils” qui a la sonorité d’un mauvais présage. Instinctivement, ma main décroche mon Smith & Wesson de son écrin de cuir, le canon pointé au sol. J’échange un coup d’œil silencieux à Mal pour lui souffler d’être vigilant. L’air empeste les arcanes dans cet espace plongé dans une semi-pénombre.
Ça ne me plaît décidément pas.
Il me faut faire un effort pour ne pas retenir mon souffle. Nous passons alors une autre porte sans que je puisse exactement la situer. Comme si la réalité se déforme, l’atmosphère se contractant jusqu’à rendre l’air étouffant tandis que le temps tressaute entre la suspension et la précipitation. Je déteste cette impression. Celle de perdre mes repères dans un lieu que je ne comprends pas. Mon estomac se tord d’appréhension. Ma main, elle, se serre autour de la crosse de mon arme, la sensation la plus tangible à laquelle me raccrocher.
Ma semelle rencontre soudain le moelleux de l’herbe.
Enfin, mon attention se porte vers le ciel nocturne qui nous surplombe.
Il faisait encore jour quelques minutes plus tôt…
Pourtant, la lune trône bien au-dessus de nos têtes, tâche blanche dans une toile d’obscurité. Aucune sirène, klaxon ou bruit de foule provenant des artères animés de la Grosse Pomme ne nous parvient. À la place, seul le bruissement des feuilles, une forte odeur de terre et un vent glacial habitent les lieux.
Et le monde de se réduire qu’à un faible point lumineux.
À nouveau ce saisissement oppressant. Tout me paraît si loin et si proche à la fois. Si petit et si immense. Mes repères se réduisent inexorablement comme peau de chagrin. Je lâche un soupir, oblige mon cerveau à ne pas s’attarder sur ses perceptions. Il me faut simplement me concentrer sur mon objectif. Ne pas oublier les raisons de ma présence ici.
Ni la colère.
Je piétinerais autant de terre qu’il le faut pour arriver au bout de ce foutu sentier. Les racines et les plantes protestent sous mon pas. Mon attention, elle, reste rivée sur ce mince filet de lumière. Et des formes plus obscures.
Mes yeux se plissent pour alors distinguer la silhouette d’un tronc malingre accablé par le poids de ses branches nues. Puis celle d’un homme debout, droit, fier. Figure écrasante face au physalis presque mort qui semble s’incliner. Il me faut alors m’avancer encore afin de mieux discerner le type. Cette fois, ses traits se font plus précis. Des rides parsèment un visage sévère, son regard acier fixé au pied de l’arbre. Il tient une lampe-tempête, unique source de clarté.
Viktor.
Mes doigts se resserrent sur la crosse de mon arme. Mais bientôt, je repère, à la limite du faible halo, une lourde caisse en bois.
Crevée et dégoulinante de terre.
Mon cœur rate un battement tandis que ma respiration se suspend malgré moi. La peur, cette salope, cabriole avec mes tripes. Je remarque alors ce que mon cerveau n’a pas voulu me révéler jusque-là : accroupi devant l’arbre, une présence familière. Trop familière.
Trop vivante.
Je vacille, rattrapée de justesse par un bras. Mais mon regard, lui, reste braqué sur ce large dos habillé d’une veste aussi sombre que la nuit. Une main collée au tronc, sa concentration tournée vers cet arbre malade. Un arbre qu’il a rendu volontairement malade. Je peux alors sentir cette vibration si particulière, celle des arcanes. Les siennes.
Mon esprit me hurle de lever ce putain de flingue et de presser la gâchette. De vider mon chargeur. Seulement, je ne trouve pas la force de lever mon bras, les muscles en coton, la colère muette.
Ce n’est qu’avec un instant de retard que j’entends le bois grincer, la lanterne projetant des ombres serpent sur le physalis. Sur ma peau, l’épaisseur des arcanes grouille comme une démangeaison. J’ai l’impression d’étouffer. De voir l’univers s’effondrer dans ce simple morceau d’espace, un cri coincé au fond de ma gorge.
Pourtant, la nature se redresse pour se parer d’une nouvelle robe émeraude ornementée de cœurs en cage. La maladie s'efface aussi simplement que ça. Je comprends alors que le géniteur efface son œuvre. Au sol, une racine remue pour révéler la femme-arbre.
Le titan se lève.
Une montagne qui se confond avec l’obscurité et avale presque l’unique lueur. Je devine bientôt un profil cisaillé de lignes abruptes. Tout l’air semble être aspiré par des narines frémissantes alors qu’une bouche fend une joue pour y entasser la cruauté d’un monde. Autour de lui, plus rien ne bouge.
Cyrius Thornes.
— Nous sommes quittes désormais.
Je frémis à cette voix caverneuse. C’est Miss Pocahontas qui ose fouler les derniers mètres qui la séparent du géniteur. Elle se plante devant lui, menton levé, mais ridiculement petite, sa sœur juste derrière elle. Pour la première fois, je suis impressionnée par son attitude qui ne trahit aucune peur.
— Nous sommes quittes, confirme-t-elle, sans la moindre trace d’amabilité. La vie de votre progéniture en échange de la vôtre.
Un unique rire grave résonne pour traduire le mépris le plus pénétrant.
— Un plaisir de faire affaire alors.
Puis, comme s’il devine ma présence, son visage dévoré de ténèbres se tourne vers moi. Ce sont deux points luisants en guise de prunelles qui me scrutent. Ceux d’un prédateur nocturne.
Mon cœur rate un battement.
— Ivy.
Je ne réussis qu’à laisser un mince filet brûlant d’oxygène s’engouffrer dans mes poumons.
— Tu empestes le meurtre de ton frère, mais le rouge te va à merveille. À l’évidence, tu tiens bien plus de moi que je ne le pensais.
— Je ne te ressemble pas, osé-je enfin murmurer en dépit de la douleur.
— Et pourtant, te voilà ici, à la place d’Ander.
Je ne trouve rien à répliquer, incapable de réfléchir avec lucidité, trop sonnée par les événements.
— Relève la tête, ce n’est pas ainsi que je t’ai éduquée et ce n’est pas ainsi que doit se comporter un chef de clan.
Ses mots sonnent comme un ordre et instinctivement, je me redresse, tirée par un fils invisible. Lui me considère, imperturbable, un monstre de pierre face à un grain de poussière. Mais il est bien plus que ça désormais. Je peux le sentir. Cette absence totale d’humanité.
Ce n’est qu’après-coup que ses paroles me percutent.
Il veut que je sois chef de clan ?
Son regard tombe sur l’arme que je tiens.
— Envisages-tu de me tuer, ma fille ? Je suppose que c’est inévitable, tu détestes l’idée d’avoir été manipulée, en particulier par ton propre père. Mais à te regarder, il est clair que tu es incapable d’exécuter tes propres vélléités. Ton garde du corps ne te sera pas plus utile. Mais sois tranquille, ajoute-t-il presque doucereux, j’ai d’autres projets que celui d’éliminer ma dernière descendance. Qui sait ? Je pourrais encore avoir besoin de toi.
Chaque mot se transforme en uppercut pour mieux me broyer en un amas d’effroi, dénué de toute volonté, sauf celle de trembler. Comme avant, je me retrouve impuissante, incapable de réagir. Pourtant, l’arme est dans ma main. Il me suffirait de lever le bras. Mais encore une fois, je ne me réduis plus qu’à cette petite fille figée dans la terreur.
— C’est un au revoir donc. Viktor…
Ce dernier s’anime, l’éclat de la lampe suivant ses pas. Toutefois, une dernière question me taraude l’esprit et exige d’être posée. Un souffle d’énergie. Une confirmation.
Je me racle la gorge, grimace.
— Comment as-tu su pour ta mort ?
Ma voix n’est qu’un chuchotement, mais cela suffit pour arrêter un instant Cyrius Thornes et récolter un rictus mauvais.
— Le prix des arcanes, ma fille.
Et sans autre forme de procès, il disparaît de ma vue, nous précipitant dans le noir. je m'effondre.