Lycoris
Le couloir commence à s'animer petit à petit pendant que je marche pour retrouver les filles. Ce soir, on fait une soirée pyjama chez Janne, ça doit être la millième fois, d'ailleurs.
— Lyris, on est lààà !
Je cherche la voix des yeux, un sourire se dessine sur mon visage quand je les aperçois toutes les deux, en train de me faire de grands signes, avec Leslie qui sautille sur place. C'est hilarant.
J'avance sans trop me presser, elles font pareil. Mais à travers les élèves, je vois un groupe de garçons s'approcher d'elles. À leur allure, c'est sûr, ce sont des Terminale, ils sont au moins 5, un des mecs se penche un peu trop près de Janne. Et là, d'un coup, ça bloque mon champ de vision. Je ralentis. J'ai plus trop envie de les rejoindre.
Bordel, pourquoi il a fallu qu'elles aient autant la côte ? Je me sens super minable à cet instant.
Je m'arrête. Puis je serre les dents et recommence à marcher. Tant pis s'ils me font peur. On doit rentrer toutes les trois ensemble. Peut-être que j'aurais dû faire demi-tour et les attendre à la sortie ? Non. Trop tard.
Je me fraie un chemin parmi les élèves, tentant de me faire la plus discrète possible. Mon sac me pèse d'un coup, mes jambes semblent ralentir toutes seules. Les garçons, eux, sont en plein délire, à rire bruyamment, à se chambrer comme s'ils étaient seuls dans le couloir. Ils prennent toute la place.
Mon cœur s'emballe. Je fixe mes pieds. Surtout pas les regarder. Surtout pas croiser un regard.
Je pousse un soupir discret et m'approche d'elles. Leslie me saute presque dessus.
— Enfin ! T'étais lente, c'est pas croyable.
— Tu veux que je m'incline devant ta rapidité légendaire ou bien ? je lance, un petit sourire aux lèvres.
Janne rigole doucement, mais avant qu'elle ne réponde, un des Terminal la coupe dans sont élan.
— Elle fait partie de votre trio, cette fille ?
— Mais on s'en fout d'elle, putain. Moi, je suis venu pour la fameuse meuf hyper canon, réplique un autre.
Une émotion de dégoût se forme dans mon ventre.
— Ferme-la deux secondes, sale merde, lâche un troisième, ce qui provoque leurs rires.
Le couloir se vide.
Et moi, je reste figée. J'ai l'impression que mes jambes sont plantées dans le sol, que même si je voulais bouger, je pourrais pas. Ils continuent de rire entre eux comme si de rien n'était, comme si leurs mots étaient anodins.
— Elle fait peur un peu, non ? lance l'un d'eux en parlant de moi. Avec sa tronche de fille bizarre, là... on dirait qu'elle va chialer ou mordre.
Un frisson me traverse tout le corps. Mes mains se crispent sur les sangles de mon sac. Je serre la mâchoire pour ne pas flancher, mais son regard me cloue sur place.
— C'est bon, laisse-la, mec, t'es lourd, dit un autre, mais il rigole quand même.
— Non mais sérieux, t'as toujours cette tête-là ou t'es en mode goth triste aujourd'hui ? Il insiste, me fixant comme si j'étais une attraction.
Janne ne rit plus. Son regard est glacial, braqué sur lui.
— Vous êtes des malades, lâche-t-elle, la voix rauque, serrée de colère.
Leslie, elle, a déjà reculé d'un pas, posant une main dans mon dos sans un mot. Elle sent que je vacille. Que j'ai besoin d'un ancrage.
— Vous croyez quoi ? Que vous pouvez parler comme ça et qu'on va rester là à vous écouter ? balance-t-elle, froide.
— On dit juste ce qu'on pense. Si elle veut pas qu'on la remarque, fallait rester chez elle, dit l'autre en haussant les épaules.
— T'as de la merde à la place du cerveau ou c'est juste une impression ? crache Janne.
— C'est bon, vous prenez tout mal. On peut plus rire maintenant ou quoi ? répond l'un d'eux avec un faux air innocent.
— Ouais, ouais. Riez tout seuls, bandes de cons, lâche Leslie. Allez viens, Lyris.
Mais je bouge pas. Pas tout de suite. J'ai la gorge nouée, les joues brûlantes, et l'envie soudaine de crier. Je ravale tout. Tout ce que j'ai envie de leur jeter à la figure. Parce que je sais que si je commence, je vais pas m'arrêter.
Janne attrape mon bras, doucement cette fois.
— On se tire, souffle-t-elle.
On tourne enfin les talons. Derrière nous, les voix des Terminale continuent un peu, plus discrètes cette fois. Un rire, une moquerie étouffée. Puis plus rien.
Une fois dehors, l'air frais me gifle un peu le visage. Je respire plus profondément, comme si je revenais à moi.
— T'as pas à te sentir mal ma jolie, murmure Leslie. T'as rien fait.
— Ouais, c'est eux les monstres, renchérit Janne, le regard encore sombre. Et si je les recroise, je jure que...
— C'est bon, la coupe Leslie. Ce soir on pense à autre chose, ok ? On mange, on regarde des films nuls, et on parle garçons, les gentils, pas les déchets.
Un silence, puis je souffle :
— Merci d'avoir été là.
Elles ne répondent pas. Elles se contentent de me serrer un peu plus près entre elles, comme un rempart, comme une promesse.
Et sans même le vouloir, je souris un peu.
On marche jusqu'à l'arrêt de bus où on attend même pas longtemps avant de monter dans le bus, puis après on marche jusqu'à la maison de Janne.
La nuit est déjà tombée. Les lampadaires éclairent faiblement le trottoir, et le froid s'est glissé entre nos manteaux. Mais bizarrement, je me sens bien. Stable. Protégée. On parle pas beaucoup, juste des petits commentaires par-ci par-là. Leslie se moque de son prof de maths, Janne râle parce qu'elle a oublié d'acheter du jus. Moi, j'écoute. Et ça me suffit.
La maison de Janne est comme je m'en souviens : immense, claire, pleine de vie. La lumière de l'entrée est allumée, sa mère nous ouvre à peine on arrive et nous accueille avec son énergie habituelle.
— Les guerrières sont là ! Allez, filez vous mettre à l'aise, j'ai commandé des pizzas !
Elle nous embrasse chacune sur la joue, puis retourne dans le salon. On monte direct à l'étage, dans la chambre de Janne, notre QG officiel.
Les murs sont couverts de posters, de photos, de petits mots collés en vrac. Il y a déjà des coussins et des couvertures étalées au sol, les lumières tamisées, et une odeur de bougie sucrée flotte dans l'air. Janne a allumé sa playlist préférée, un fond chill qui fait du bien.
— Bon, déchaussez-vous, mettez-vous bien, et préparez vos secrets, annonce Leslie en sautant sur le matelas posé à même le sol.
Je ris doucement et laisse tomber mon sac.
La boîte de pizzas trône au centre du tapis, grande ouverte, laissant s'échapper une odeur réconfortante de fromage fondu et de pâte chaude. On mange en tailleur, les doigts pleins de sauce, sans aucune gêne.
— Franchement, j'ai mérité ça, souffle Janne en croquant dans sa part. J'ai survécu à trois interros, une engueulade avec ma sœur, et un cours de sport avec Monsieur Hamid.
— Le fameux prof qui transpire le Red Bull, rigole Leslie en s'étalant sur un coussin.
— Lui-même. Je crois qu'il a crié sur tout le monde sauf sur moi. Parce que j'étais déjà à moitié morte, je pense.
On rigole toutes les trois. Je sens mes épaules se détendre petit à petit, comme si le poids de la journée commençait à fondre dans l'ambiance.
— Et toi, Lyris ? demande Leslie après un moment. Ça va, là ?
Je hoche la tête. Un petit silence s'installe. Mais un bon. Un de ceux où on n'a pas besoin de remplir l'espace pour se sentir proches.
Puis Leslie sort une idée comme elle sait si bien le faire :
— On fait un "J'ai déjà / J'ai jamais" ?
— Ah non, t'es relou avec ce jeu, tu sors toujours des trucs chelou, répond Janne en rigolant.
— Promis, cette fois je reste soft. Allez !
Elle attrape trois verres de soda et les aligne devant nous. On se regarde avec un sourire en coin.
— Ok, commence, je dis, curieuse.
— J'ai jamais... stalké le crush de quelqu'un d'autre sur Insta, dit-elle avec son petit air innocent.
Janne lève les yeux au ciel mais boit une gorgée. Moi aussi.
— Hypocrites ! s'écrie Leslie. Vous êtes les reines du FBI, avouez.
— On t'aide juste à pas faire de mauvais choix, nuance Janne.
— À moi, à moi, dit-elle avec un grand sourire en coin. J'ai jamais sorti la réplique : « Intelligente et chargée en bas » en bougeant mon cul et en bouffant du poulet.
— T'es une grosse menteuse, hurle Leslie, morte de rire, avant de boire son verre. C'était UNE FOIS !
— Tu bouffais des wings avec une sauce sur les doigts et t'as dit ça genre... avec une dignité incroyable, je te jure, j'ai cru que j'allais mourir, se moque Janne en mimant la scène.
Je suis pliée en deux. Je ris à en avoir mal au ventre. C'est trop, c'est parfait. Même Leslie rigole de bon cœur, malgré ses joues rouges.
— Vous êtes des pestes, mais j'vous aime, souffle-t-elle.
— C'est réciproque, déclare Janne avec un clin d'œil.
Et on continue, une question après l'autre, une confession idiote, un souvenir gênant, un fou rire... comme si la journée de merde qu'on venait de vivre n'avait jamais existé.
Les verres se vident doucement, et les couvertures nous engloutissent petit à petit. La fatigue commence à peser, toutes les trois on finit par s'endormir au sol sur un tapis doux.