â Nous n'avons qu'Ă attendre le bon moment pour l'annoncer aux filles et tout se passera bienâ!
Ce n'est pas moi que Magalie tente de convaincre, c'est elle-mĂȘme. Depuis que nous sommes entrĂ©s dans le pop-up Store, elle se tord les mains et se racle la gorge. Elle a mĂȘme prĂ©textĂ© une sensibilitĂ© particuliĂšre Ă la pollution lorsque sa fille s'est inquiĂ©tĂ©e.Â
Je hausse les épaules.
â Il n'y a pas de bon moment, tu vas dĂ©chaĂźner la fureur des VIP. VipĂšres IntrinsĂšquement Patibulaires.Â
â Alors, espĂ©rons trouvons rapidement l'antidote en cas de morsure, soupire Magalie.
Insouciantes, les filles glapissent des «âtrop cuuuteâ!â» devant des bacs remplis de petites peluches colorĂ©es. KloĂ© est la premiĂšre Ă se dĂ©cider : elle jette son dĂ©volu sur un porte-clefs tĂȘte de koala. Kamilla attrape un chaton et le pose tant bien que mal sur sa pile de futurs achats. Puis elle en ajoute une deuxiĂšme qui tient Ă peine en place, calĂ©e sous son menton. Je roule des yeux, effarĂ©. Elle a dĂ©jĂ dĂ©valisĂ© les photocards (5 par membres du groupe), les badges (2 par membres du groupe et tous les modĂšles disponibles de Yoonie), un Ă©ventail (de Yoonie, toujours), une barrette (avec le chaton de Yoonie dessus) et deux bracelets (de quiâ? De Yoonie, bien sĂ»râ!). Et le tour est loin d'ĂȘtre finiâ; elle n'a pas encore visitĂ© la section des vĂȘtements ni le cafĂ© attenant, celui qui prĂ©sente les (soi-disant) cupcake et boissons prĂ©fĂ©rĂ©s du groupe.
Et surtout, surtout : il reste les lightsticks. Ă force, j'ai fini par comprendre de quoi il s'agissait. Beaucoup d'attente pour quelque chose de dĂ©cevant : ce n'est qu'un espĂšce de bibelot en plastique avec une lumiĂšre au bout. Un peu comme le sceptre de la reine des neiges de ma plus jeune sĆur, mais avec un manche bien plus court et un design spĂ©cifique.
Payer une fortune pour un machin lumineux... aucun intĂ©rĂȘt.
â Peut-ĂȘtre que si tu leur payes tout, elles diront rien, suggĂ©rĂ©-je sans conviction.Â
â Tu croisâ?
Bien sĂ»r que non : elles sont en train de se ruiner en prĂ©vision de ce concert, rien de ce que Magalie leur dira ne saura les convaincre. Ăa va ĂȘtre moche, trĂšs moche. Sanglant mĂȘme.Â
â Sinon, tu attends que vous rentriez pour lui dire. Comme ça, tu gĂšres ta fille et je gĂšre ma sĆur. Diviser pour mieux rĂ©gner. Elles sont bien trop fortes ensemble de toute façon.Â
Le temps que Magalie considĂšre (et accepte) ma proposition, le duo infernal a disparu Ă l'autre bout du pop-up store. Disparues visuellement, mais pas auditivement. Les fans locales chuchotent entre elles, gĂȘnĂ©es par les cris de goret qui s'Ă©chappent d'un rayonnage.Â
â Stan... une adolescente en colĂšre, ça peut ĂȘtre terrifiant, murmure Magalie Ă mon oreille. Tu as dĂ©jĂ eu Ă affronter une ado en colĂšreâ?
Je dĂ©glutis, peu rassurĂ© par son allure lugubre. Elle pose une main sur mon Ă©paule, trop lourde pour n'ĂȘtre que compatissante.
â Stan... tu devrais aller faire un tour avant l'affrontement. Pour t'aĂ©rer un bon coup. Pour rĂ©flĂ©chir Ă ton angle d'attaque. Tu trouves Kamilla terribleâ? Elle sera pire. PrĂ©pare-toi.Â
Un frisson rampe le long de ma colonne vertĂ©brale. Oh oui, Kamilla est terrible. Il m'est arrivĂ© plus d'une fois d'avoir le paternel au tĂ©lĂ©phone Ă pas d'heure parce que la vipĂšre explosait. Toujours quand ma belle-mĂšre est absente, Ă©videmment puisque Monsieur ne sait pas gĂ©rer sa fille. Il croit que tout lui accorder va lui confĂ©rer une paix absolue. Il a créé sans le vouloir un monstre de suffisance, d'Ă©goĂŻsme et d'Ă©gocentrisme.Â
Et moi, son pauvre demi-frĂšre qui n'a jamais passĂ© plus de quelques heures en sa prĂ©sence, je vais devoir la contenir quand elle apprendra que son amie ne viendra pas au concert avec nousâ? Si je ne veux pas d'enfant, ce n'est pas pour devoir m'occuper de sa crise d'ado, Ă elleâ!
Je suis vraiment pas assez payĂ© pour ce foutu voyageâ!
Le ventre nouĂ©, je sors du po-up store aprĂšs avoir grimacĂ© un sourire rassurant Ă Magalie. Mes pensĂ©es tempĂȘtent dans ma tĂȘteâ; je regrette leur indolence passĂ©e. Peut-ĂȘtre que si je retrouvais l'aire de jeu, que je me balançais de nouveau, je parviendrais Ă apaiser mon Ăąme et mes tourmentsâ?Â
Comment la perspective d'une conversation avec une gamine peut-elle me mettre dans un tel Ă©tat de stressâ? J'ai l'impression de me dĂ©liter. J'angoisse Ă l'idĂ©e de la mine outragĂ©e de Kamilla. Je l'imagine dĂ©jĂ tenter de m'Ă©trangler dans mon sommeil. Ou bien me jeter des choses dessus, des choses bien plus dangereuses qu'une POP molle. Ou peut-ĂȘtre qu'elle essayera de m'empoisonnerâ? Ou bien elle me poussera sous un busâ?
Ha, bon sangâ! Je dĂ©teste d'avance ma journĂ©eâ! Non... je dĂ©teste d'avance la totalitĂ© de mon sĂ©jour Ă SĂ©oul.Â
La colĂšre grignote l'angoisse. J'en veux Ă mon pĂšre de m'avoir mis dans cette situation. Les mains tremblantes, j'extirpe mon tĂ©lĂ©phone de ma poche pour dĂ©verser toute ma hargne dans un long SMS Ă l'attention de mon pĂšre. Si on retrouve mon cĆur dans la riviĂšre de SĂ©oul, il sera l'unique responsable. Pourquoi ne m'a-t-il pas dit que KloĂ© devait venir au concertâ? Que je serai le seul adulte (presque) responsableâ? Pourquoi sa mĂšre Ă elle ne peut pas venir, d'ailleurs ? Est-ce que je peux changer nos billets de retour pour rentrer au plus tĂŽtâ? Ou mieux, est-ce que je peux rentrer seul et abandonner sa vipĂšre de fille en CorĂ©e du Sudâ?Â
Si encore j'apprĂ©ciais la gamine, je pourrais, peut-ĂȘtre, envisager la torture qui m'attend avec le sentiment de le faire par amour pour elle.Â
Sauf qu'on se déteste. C'est viscéral. Profond. Et ça vient de monter d'un niveau.
à cran, je range le smartphone, inspire une longue goulée d'air. La température glaciale n'apaise pas le tumulte qui bout en moi.
D'ordinaire, je regarde Netflix pour me calmer. Ou bien j'écoute ma musique à fond. Dans de rares cas, j'enfile mes baskets pour aller faire des tours du quartier. Je ne peux faire ni la premiÚre ni la deuxiÚme option. Va pour la troisiÚme.
Un pas aprĂšs l'autre. Rapide. SaccadĂ©. AgacĂ©.Â
Je relĂšve Ă peine le nez. Ne fais qu'apercevoir des devantures de cafĂ©s. Des bĂątiments de verre.Â
Ă mesure que mes foulĂ©es avalent les mĂštres, mon esprit s'apaise. Je peux le faire. Je n'aurais qu'Ă prĂ©tendre ĂȘtre le hĂ©ros d'un de mes romans. Un hĂ©ros qui devra affronter la pire des antagonistes de l'univers. Kamilla, la dĂ©voreuse de LumiĂšre. La tueuse de joie. La sulfateuse du moral, qu'affrontera le vaillant, le courageux... le tĂ©mĂ©raire, surtout, Stanislas de la Flipetteâ!Â
Stanislas de la Flipette, merveilleux comme pseudo. Je devrais changer pour ça, tiens. C'est un nom Ă devenir Best-sellers, çaâ! Ou pas.
La foule s'Ă©paissit autour de moi, je ralentis. M'immobilise, le cĆur battant. Ă ma gauche s'Ă©tend un lac sĂ©parĂ© des immeubles par une rangĂ©e d'arbres. Ă ma droite un talus lui aussi boisĂ©. Je me retourne avec vivacitĂ© pour tomber sur une immense tour triangulaire.Â
Ma respiration s'accĂ©lĂšre alors que je reviens aussi vite que possible sur mes pas : je ne reconnais rienâ! Rien de rienâ! Ni cet escalier ni ce pont de bĂ©tonâ! Rienâ!
Par oĂč suis-je passĂ©â? Ai-je descendu des marchesâ? Ou bien suis-je passĂ© sous ce pontâ?
J'avale ma salive difficilement. Il y a trop de monde autour de moi. Des gens qui se bousculent. Qui avancent. Qui savent oĂč ils vont. Alors que je ne sais mĂȘme pas oĂč je suisâ!Â
Ma mĂąchoire claque malgrĂ© moi. J'avance et recule sans savoir quoi faire.Â
Stan, du calmeâ! RĂ©flĂ©chisâ!Â
Appeler Magalieâ? Inutile si elle ne sait pas oĂč me trouver.
Ton GPSâ! Il y a un GPS sur ton tĂ©lĂ©phoneâ!
Oui, le GPSâ! c'est une idĂ©e brillante, çaâ! AgitĂ©, je rĂ©cupĂšre l'appareil, peine Ă la dĂ©verrouiller tant mes mains trĂ©mulent. Me sens mourir de l'intĂ©rieur au message d'alerte de mon opĂ©rateur. Je ne dispose pas de la 4G dans cette partie du monde. Aucun wifi gratuit aux alentours.Â
RĂ©flĂ©chis encore... des panneauxâ! Trouve des panneauxâ! Il y en a bien un qui va indiquer l'hĂŽtelâ! Ou un endroit que connaĂźtra Magalieâ! Les panneaux, puis Magalie. Et tout ira bien.
Des yeux, je fouille les lieux, soulagé de trouver rapidement des panonceaux blanc chargé d'une écriture noir.
Du CorĂ©en.Â
Ăvidemment.
Ă SĂ©oul, les panneaux sont Ă©crits en CorĂ©en.Â
Un rire nerveux m'enveloppe, pousse deux adolescentes à s'éloigner de moi en chuchotant.
Tout va bien, Stan, tout va bien. Tu vas trouver un moyen. Ha, mais ouiâ!! Oh, Stan, heureusement que t'es auteurâ!
En trois coups d'index, je lance l'application de traduction automatique que j'ai installée il y a quelques mois et qui ne m'a servi que pour l'écriture d'un seul et unique chapitre. Fébrile, je brandis mon smartphone devant moi, attends patiemment qu'un jeune homme masqué aux cheveux roses et son ami passent devant moi pour déchiffrer le panneau.
Au moment oĂč les mots salvateurs s'affichent Ă l'Ă©cran, on me donne un coup violent sur le poignet. Je sursaute. Des voix furibondes m'invectivent.
Les deux adolescentes de tout à l'heure. Elles gesticulent devant moi, me montrent le panneau, mécontentes. Puis l'une d'elle arrache mon téléphone avant de le jeter par terre tandis que l'autre continuer de me crier dessus dans une langue que je ne comprends pas.
Elles me bousculent, je tombe an arriĂšre. Elles s'approchent... s'arrĂȘtent... Ă©carquillent les yeux.
D'autres voix, dans mon dos cette fois. Furieuses elles aussi. Masculines.Â
Les deux pestes se liquĂ©fient. Elles se penchent en avant et mĂȘme sans rien comprendre, je sais qu'elles se confondent en excuse avant de dĂ©taler.
HĂ©bĂ©tĂ©, j'attrape la main qui se prĂ©sente devant moi et m'aide Ă me relever. Le garçon aux cheveux roses et son ami me dĂ©visagent, soucieux. Si le premier a un visage doux et avenant, le second a des allures de stroumph grognon et tous les deux sont d'une beautĂ© Ă couper le souffle.Â
On dirait qu'ils sortent d'un film...
â Gwenchanaâ? s'enquiert Rosie tandis que Grognon s'accroupit pour ramasser quelque chose.Â
â Heinâ?
â Are you okay ?
Est-ce que je vais bienâ? Bien sĂ»r que nonâ! Je viens de me faire agresser, je suis perdu et si par miracle je rĂ©ussis Ă retrouver mon chemin, ce sera pour tomber sur une adolescente encore pire que mes agresseuses.
Mais je ne peux pas lui dire ça. Pas alors que son adorable accent chante Ă mes oreilles et que son regard bienveillant me couve.Â
Oui, enfin, c'est surtout un inconnu, Stan.Â
â I'm fine, thanks.
Oui, je vais bien. Presque bien. Aussi bien que possible. En tout cas, j'irai mieux quand j'aurai appelé Magalie...
â Oh wait, my phoneâ!
Grognon se redresse, mon smartphone pincé entre le pouce et l'index.
â This ? It's dead.Â
Dead ? Mortâ? Mon tĂ©lĂ©phoneâ?
OK.
Je ne vais pas bien.Â