â Ha punaise, c'est ça leur nom ! m'exclamĂ©e, Ă deux doigts de me frapper le front du plat de la main et juste avant de me souvenir que Kamilla ne les aime pas.
Les yeux de la vipĂšre se plissent dĂ©jĂ . Elle affĂ»te ses crocs, je suis sĂ»r. PrĂȘte Ă mordre l'innocent Rosie Ă la gorge. Le pauvre lui sourit avec bonheur, inconscient de la vraie nature de son interlocutrice.
â Hi, I'm Jeonho ! Oh, you were with Stan at the airport ! (Salut, je suis Jeonho ! Oh, tu Ă©tais Ă l'aĂ©roport avec Stan !)
Ha oui, c'est vrai qu'il s'appelle pas vraiment Rosie.
â Je parle pas anglais, lĂąche-t-elle avec dĂ©dain. Et mĂȘme si je parlais anglais je te parlerais pas.
John-oh se tourne vers moi, troublé et confus. Les coins de sa bouche menacent de retomber, mais il lutte vaillamment pour rester neutre, si ce n'est joyeux.
â What...did she... (qu'est-ce qu'elle a...)
Je croise les bras, fusille ma demi-sĆur du regard. Apparemment, elle ne voit pas le problĂšme. Comme si parler aussi rudement Ă un inconnu Ă©tait normal. Comme si dĂ©tester un inconnu pour son appartenance Ă un groupe de musique Ă©tait normal.
â Rosie, don't talk to her. She's a hater. (Ne lui parle pas, c'est une hater)
â Rosie ?
Le «ârâ» roule d'une dĂ©licieuse maniĂšre sur sa langue. Ăa doit ĂȘtre pour ça que je rĂ©ponds bĂȘtement «âOui, Rosieâ». Et je ne prends conscience de l'avoir appelĂ© par ce surnom secret que lorsqu'il me demande qui est Rosie.
â T'es sĂ©rieux ? T'as appelĂ© le dĂ©bilos Rosie ? Pas Ă©tonnant que tu le dĂ©fendes, c'est trop nul comme surnom ! Et d'oĂč tu l'appelles Rosie ? Vous vous connaissez ?
Qu'elle m'empĂȘche de rĂ©pondre Ă John-oh me contrarie plus que de raison. Plus le temps passe, moins j'apprĂ©cie la vipĂšre. Et comme je ne l'apprĂ©ciais dĂ©jĂ pas avant ce sĂ©jour...
â Ferme-lĂ , lui ordonnĂ©-je. Essaie mĂȘme pas de rĂ©pandre des rumeurs Ă la con, je le connais pas. Et arrĂȘte d'attirer l'attention.Â
Quelques regards se sont posés sur nous, avec trop de curiosité pour ne pas me mettre mal à l'aise. Mes trois voisins ont rentré les épaules et baissé casquette ou bob pour couvrir leur visage.
â Tu l'connais pas, mais tu parle avec lui d'puis v'la l'temps ? continue l'insupportable vipĂšre. Il est gay aussi, c'est ça ? Entre gays, vous vous reconnaissez ?
Je dois ĂȘtre un gay dĂ©fectueux, alors, parce que je n'ai pas Ă©tĂ© livrĂ© avec le radar. En revanche, j'ai assez Ă©tudiĂ© les rĂ©actions humaines et mon propre visage dans le miroir (Ă©tude d'auteur, il faut bien ĂȘtre le plus rĂ©aliste possible !) pour reconnaĂźtre la panique latente dans son regard. Pas besoin de comprendre le français pour savoir ce que signifie son prĂ©nom + gay dans la mĂȘme phrase.
Tiens, d'ailleurs, c'est quoi la position de la Corée sur l'homosexualité ? Pas fameux, j'dirais. Le pauvre, il a l'air au bord des larmes.
â Ajoute encore un truc et je me lĂšve, je sors de lĂ et je dis aux vigiles que finalement on ne va pas rester voir tes idoles. Et donnez-moi vos tĂ©lĂ©phones toutes les deux.
HorrifiĂ©e, KloĂ© plaque son smartphone contre sa poitrine. Kamilla essaie de cacher le sien sans son sac en bafouillant que je n'ai pas le droit et qu'elle filmera si elle a envie. Je tends la main paume vers le haut, intraitable. Si la vipĂšre est prĂȘte Ă rester un temps interminable dans un aĂ©roport dans le seul but de diffuser de la haine, nul doute qu'elle tentera de faire une vidĂ©o pour le buzz. Je ne pourrais pas garder l'Ćil sur elle constamment.
Ă ma droite, les membres des Thunderquelquechose discutent avec vivacitĂ©. La jambe de John-oh tressaute et mĂȘme s'il parle Ă voix basse, la dĂ©tresse perce dans sa voix. C'est dĂ©finitif, c'est Ă cause de nous, ou plus prĂ©cisĂ©ment, des deux K.
Les KK. Tiens, surnom parfait, ça ! Les KK !
C'est puéril, mais tellement satisfaisant !
Une main tapote mon Ă©paule. Je contiens un sursaut et me tourne vers John-oh, interrogateur. Du bout des lĂšvres, il me remercie avant de me demander s'il peut passer. Il prĂ©tend avoir besoin d'aller aux toilettes, mais Ă son air cadavĂ©rique, je dirais qu'il a plutĂŽt besoin de prendre l'air.Â
Nous sommes trois Ă le suivre du regard. Moi parce que je me sens mal pour lui. Les KK parce qu'elles espĂšrent probablement que je change d'avis Ă prĂ©sent que l'idol n'est plus lĂ .Â
Que nenni ! Pour une fois que je suis en position de force, je ne risque pas de lùcher ! Et puis, que la vipÚre me prenne au sérieux ne peut pas me causer de tort.
Les filles relĂšvent le menton, hautaines. Je croise les bras en levant un sourcil. Elles reniflent. J'esquisse un sourire mauvais. Elles font non de la tĂȘte, supĂ©rieures. Je me penche en avant et m'appuie sur mes cuisses pour me lever.
Elles s'excusent. Pleurnichent. Supplient. Si je leur confisque, elles ne pourront pas faire de selfie avec les Pink'Girls ! Je hausse les épaules. Je pourrais dire que ça m'en touche une sans faire bouger l'autre, mais c'est une maniÚre assez peu élégante de parler.
Elles cĂšdent enfin, mais je n'ai pas l'impression de gagner. Leur maniĂšre de me foudroyer du regard fait se hĂ©risser les poils de tout mon corps. Peut-ĂȘtre que je n'ai pas eu une si bonne idĂ©e que ça, surtout avant l'annonce qu'elles n'iront pas ensemble au concert...
«âPas une si bonne idĂ©eâ» ? «âPAS UNE SI BONNE IDĂEâ» ? La pire idĂ©e de l'annĂ©e, oui ! Que dis-je, la pire idĂ©e du siĂšcle ! Mais qu'est-ce qui m'a pris de jouer les hĂ©ros pour cet inconnu ? Ces pestes ne parlent ni anglais ni corĂ©en, personne n'aurait rien compris ! Ce n'est pas comme si quelqu'un connaissait assez bien le français pour traduire leur charabia d'adolescentes.
Je me renfrogne. J'ai envie de me rouler en boule par terre. Ou bien de ramener les genoux contre mon torse. Ou d'âadopter tout autre position socialement incorrecte, mais rĂ©confortante.
Les minutes passent. Les fans dĂ©filent. Je dodeline de la tĂȘte. N'arrive plus Ă fixer mes pensĂ©es sur un point particulier. Devant moi, les chaises se sont vidĂ©es. Les vipĂšres sont allĂ©es se ranger dans la file d'attente, il ne reste plus qu'une demi-douzaine de personnes devant elles.Â
Je bùille. M'étire. Ferme les paupiÚres.
â Excuse-moi ?
â Oh... pardon, bafouillĂ©-je en dĂ©calant aussitĂŽt mes jambes sans pour autant ouvrir les yeux. Vous pouvez passer...
â Je veux pas passer, je veux m'asseoir.Â
La voix de Grognon me tire de ma torpeur et m'enveloppe d'un sentiment de familiarité et d'incongruité. Comme une note dissonante sans que je ne sache pourquoi. Je ne trouve la réponse ni sur son visage impassible ni dans sa posture nonchalante, debout devant la chaise de Rosie, l'index tendu vers l'assise.
â Je peux ou pas ?
Encore cette Ă©trange dissonance qui flotte autour de moi avant de m'Ă©chapper.Â
Grognon claque de la langue, impatient. C'est pourtant à son ami qu'il devrait demander ça, pas à moi. Cela dit, il est bien moins bavard. Moins de bavardages égale plus de tranquillité. Moins de bavardages égale moins de risque d'attirer l'attention des vipÚres, et donc plus de tranquillité. C'est gagnant gagnant.
â Fais-toi plaiz.Â
â Merci.Â
Il se laisse tomber lourdement sur le siÚge qui grince de souffrance et croise les bras sur sa poitrine. Mes neurones s'entrechoquent. Tentent de se connecter malgré le sommeil. Ils s'agitent. S'éteignent.
â C'est mieux si Jeonho ne revient pas Ă cĂŽtĂ© de toi.
â Sans doute...
â Et merci pour tout Ă l'heure. Je pense que t'en as pas conscience, mais ça aurait pu vraiment mal tourner...Â
â C'est Ă ce point ?Â
â C'est pire que ça. La CorĂ©e n'est pas du tout ouverte sur le sujet. Des carriĂšres ont Ă©tĂ© brisĂ©es pour moins que ça alors vraiment... merci. Enfin, c'est lui qui te dit merci, pas moi.
Il lÚve les yeux au ciel, mi-amusé, mi-agacé.
â Moi, je suis juste le pigeon traducteur, ajoute-t-il en riant tout bas.
Ses mots rebondissent dans mon crĂąne, familiers. Si familiers. Si faciles Ă comprendre. Si...
â Attends, mais tu parles français !?