Stan
Comment en suis-je arrivé à suivre ces trois inconnus alors qu'ils m'ont visiblement fui ? Bonne question.
Une bonne dose de fatigue. Une de dĂ©sespoir. Une double de panique. Et une dĂ©cision prise sans la moindre rĂ©flexion.Â
J'ai l'impression d'ĂȘtre un malfaiteur Ă les suivre de la sorte. Je devrais arrĂȘter, je le sais, mais cette touffe de cheveux roses est mon seul repĂšre ! Un repĂšre qui pourrait m'Ă©loigner encore plus de ma destination, mais un repĂšre quand mĂȘme !
Mon regard tombe dans celui de Grognon. Honteux, je fais aussitĂŽt semblant de consulter mon tĂ©lĂ©phone... comme si ça allait le convaincre, il a lui-mĂȘme constatĂ© son dĂ©cĂšs ! Je trĂ©pigne, esquisse un demi-tour qui devient finalement un tour complet et je continue de les suivre.
T'es ridicule, Stan tu fous quoi ! ArrĂȘte !
Le problĂšme, c'est que si j'arrĂȘte, je serai obligĂ© d'affronter ma situation, et si je dois affronter ma situation, je m'effondre.Â
Qu'est-ce qui est pire entre suivre ces trois-lĂ et me mettre Ă pleurnicher, Ă genoux au sol ? Je ne sais pas. Choix difficile.Â
Mon inconscient dĂ©cide pour moi : il les suit. Ralentit quand ils ralentissent. Fait mine de regarder les bĂątiments quand ils se retournent.Â
Ăa ne trompe personne. Le troisiĂšme membre de leur trio (un type austĂšre Ă la tenue aussi sobre qu'est colorĂ©e celle de Rosie) ne me quitte plus du regard, oscillant entre agacement et amusement. Les deux autres marchent dĂ©sormais comme si je n'existais plus.Â
Tant mieux, deux témoins de moins à ma déchéance.
Pendant quelques secondes tout Ă l'heure, j'ai cru avoir rencontrĂ© les idols de ce matin... mais peut-on vraiment tomber comme ça sur des cĂ©lĂ©britĂ©s en pleine rue ? Sans aucun garde du corps ? Parce que AustĂšre Man a peut-ĂȘtre la mine sĂ©vĂšre des agents de sĂ©curitĂ©, il n'en a pas la carrure. Il est mĂȘme plus petit que Rosie. On dirait plus un groupe d'amis dont deux des membres ont Ă©tĂ© forcĂ©s Ă sortir par le troisiĂšme.
â Excuse-me ?
AustĂšre Man apparait subitement dans mon champ de vision. Je sursaute, pris de cĆur. HĂ©site Ă m'enfuir. Me dis que ce serait bien trop suspicieux.
â I'll help you if you act like we are friends.
Le problÚme quand on se trouve dans un pays étranger dont on ne parle pas la langue, c'est qu'il faut brancher son cerveau sur un canal de transmission alternatif. En l'occurrence, l'anglais. Dans mon état de stress, l'option, impossible de garder l'option cochée. Alors j'arrondis les yeux comme si j'étais un ahuri et je fais répéter AustÚre Man. Une mimique agacée froisse son visage. Il lÚve les yeux au ciel, me prend avec rudesse par le coude pour me faire avancer avant de répéter en détachant chacun de ses mots.
Il m'aidera à condition que j'agisse comme si nous étions amis.
C'est une blague ?
Non. Au vu de ses lÚvres pincées et de ses sourcils froncés par l'attente de ma réponse, ce n'est pas une blague.
Pourquoi est-ce toujours quand on est dans une impasse qu'on reçoit des demandes aussi singuliĂšres ? Pas que ça m'arrive souvent, mais il suffit que je sois coincĂ© pour qu'une tuile me tombe sur le coin du nez.Â
J'accepte, la mort dans l'Ăąme, et lui prĂ©cise que je ne connais rien des standards amicaux en CorĂ©e du Sud. Que je ne connais rien de la CorĂ©e du Sud tout court. L'information ne lui plaĂźt pas. Il grommelle entre ses dents quelque chose qu'il vaut sans doute mieux ne pas avoir compris, puis me demande de simplement marcher Ă ses cĂŽtĂ©s en faisant mine de parler. Je n'ai mĂȘme pas besoin de dire quelque chose d'intĂ©ressant, nous devons juste feindre d'avoir une conversation le temps d'arriver au pop-up store...Â
Je n'ai pas le temps de le remercier qu'il m'interrompt déjà en m'indiquant Grognon et Rosie du menton : ce sont eux, les responsables. Lui n'y est pour rien.
Je m'attends à ce qu'il laisse le silence s'étirer entre nous, au lieu de ça, il se met à parler en Coréen d'un ton jovial et amical. C'est déroutant. Aussi déroutant que de devoir sourire et acquiescer de temps à autre en espérant arriver à bon port et pas au fond de la riviÚre.
Au fond, qu'est-ce qui me garantit que je n'ai pas affaire Ă un trio de mafieux ? Peut-ĂȘtre que la mafia corĂ©enne ressemble Ă la mafia japonaise. Peut-ĂȘtre qu'ils ne m'emmĂšnent au pop-up store que pour demander une rançon Ă ma sĆur. Peut-ĂȘtre qu'ils veulent me dĂ©valiser...
Peut-ĂȘtre que tu devrais ralentir un peu sur l'imagination, Stan, leurs fringues coutent le triple des tiennes, t'as plus de tĂ©lĂ©phone et tu respires tout sauf le luxe. T'es pas dans un de tes livres !
Ăa, c'est certain : jamais un de mes hĂ©ros n'aurait agi de maniĂšre aussi stupide. Partir se promener dans un pays Ă©tranger ? Se faire dĂ©truire son tĂ©lĂ©phone ? Finir par suivre des inconnus ? Non, vraiment, mes hĂ©ros ont plus de neurones que moi : ils auraient analysĂ© absolument toutes les possibilitĂ©s avant de trouver une solution n'incluant pas de devoir faire confiance au premier venu.
Le dĂ©calage horaire a rĂ©duit mes neurones en compote, c'est pas possible que j'ai Ă©tĂ© aussi con !Â
â And so, wat are-you doing in South Korea ?
L'Ă©paule d'AustĂšre Man heurte la mienne, il passe le bras autour de mes Ă©paules sans parvenir Ă masquer une grimace. Je trouve un peu de rĂ©confort dans l'idĂ©e qu'il soit aussi mal Ă l'aise que moi, lutte contre l'envie de le repousser et lui rĂ©ponds en cherchant mes mots que je dois assister Ă un concert avec ma sĆur. La grimace devient sourire sardonique.Â
â Hm. That's why you are a rude tourist and didn't learn anything about South Korea.
C'est donc ainsi qu'il me voit : un homme impoli qui ne voulait pas de se renseigner sur un pays juste pour assister Ă un concert. Grand bien lui fasse : ma vie ne changera pas Ă cause de son avis. Sauf si c'est un criminel.
Dans le doute, je m'empresse de le dĂ©tromper : ce voyage, je ne l'ai jamais voulu. Hier encore, je pensais passer ma journĂ©e d'aujourd'hui Ă manger des pots de glace devant une sĂ©rie netf... devant mon chapitre Ă Ă©crire. Je n'ai jamais rĂȘvĂ© de venir Ă Seoul, je n'ai jamais pensĂ© venir Ă Seoul et sans la vipĂšre qui me sert de demi-sĆur, JAMAIS je ne me serais perdu Ă Seoul. Parce que je n'y aurais jamais posĂ© les semelles.Â
Contre toute attente, AustĂšre Man Ă©clate de rire. J'ignore si c'est Ă cause de ma tirade, oĂč si ce sont mes baragouinages en anglais qui l'amusent, mais il change du tout au tout. Comme s'il venait par magie de faire passer une constipation sĂ©vĂšre de plusieurs jours. Il rit si fort que Rosie et Grognon se retournent pour nous observer, surpris. Mon «ânouvel amiâ» les ignore et se redonne une contenance en une fraction de seconde.
â If you're a writer... you should write this adventure !
Ăcrire cette aventure ? S'il me le propose, c'est qu'il ne fait pas partie de la mafia. C'est que je vais arriver Ă bon port. C'est que je vais retrouver mon ordinateur portable (bon, je vais retrouver Kamilla par la mĂȘme occasion, mais c'est un dĂ©tail) !Â
J'accĂ©lĂšre le pas, soudain pressĂ© de retrouver mon clavier. Mon cerveau fourmille dĂ©jĂ d'idĂ©e. Peut-ĂȘtre que je proposerai Ă Steph de l'Ă©crire avec moi, celui-lĂ .. ou pas. Je ne sais pas. Est-ce que je peux vraiment l'Ă©crire ? Ce qui m'arrive est tellement incroyable que je sais dĂ©jĂ quels retours je vais rĂ©colter : «âĂa manque de rĂ©alismeâ» «âIl y a trop de coĂŻncidences qui nuisent Ă la crĂ©dibilitĂ© !â», «âPourquoi y a pas de romance !?â»Â
Encore que... il faudrait dĂ©jĂ ĂȘtre lu pour rĂ©colter ce genre de remarque.Â