Mes pensĂ©es voguent au grĂ© des balancements. Quelques idĂ©es pour mon prochain chapitre fusent, trop fugaces pour que je les retienne. Des rĂ©pliques bien senties Ă rĂ©pondre Ă Kamilla se prĂ©sentent, se dissipent aussi rapidement qu'elles me sont venues. Des phrases sans queue ni tĂȘtes. Des images vides de sens. Un frisson me secoue quand le visage de RĂ©mi tente de s'imposer, vague et ondulant. Je me redresse d'un coup, rouvre des yeux que j'ai fermĂ©s il y a plusieurs minutes. Les rĂ©sidus de mon ex se fracassent aussitĂŽt. Je m'Ă©broue, la bouche pincĂ©e.Â
Je ne pense pas Ă lui parce que j'ai de la peine ni parce qu'il me manque. Il ne me manque pas. Je suis mĂȘme Ă©tonnĂ© de ne ressentir qu'un lĂ©ger pincement au cĆur au souvenir de ses mots lors de notre rupture. Je pense Ă lui parce qu'il m'a envoyĂ© un message pour me reprocher de n'avoir mĂȘme pas cherchĂ© Ă le retenir. Puis un autre pour me sermonner de ne pas lui avoir rĂ©pondu.
Comment aurais-je pu alors que j'ai Ă©teint mon smartphone quand nous sommes montĂ©s dans l'avion et ne l'ai rallumĂ© qu'il y a un quart d'heure, juste aprĂšs m'ĂȘtre assis sur cette balançoireâ? Les seules personnes au courant de mes errances Ă©tant Steph et mon pĂšre, je n'avais pas besoin de mon tĂ©lĂ©phone. Je ne crois mĂȘme pas avoir donnĂ© le numĂ©ro Ă Steph puisque nous sommes constamment en ligne tous les deux.Â
Ă bien y rĂ©flĂ©chir, mĂȘme si j'avais reçu ces SMS en tant et en heure, je n'y aurais pas rĂ©pondu. Je ne vois pas pourquoi je le devrais. RĂ©mi a rompu. Fin de l'histoire. S'il Ă©tait l'homme de ma vie, j'aurais envie de faire des efforts pour lui. Ce n'est pas le cas. MĂȘme pas un petit peu. La vĂ©ritĂ©, c'est que ses raisons m'agacent plus qu'elles ne me font me remettre en question.Â
 Je n'ai pas pleuré quand il m'a quitté, et je pense que je ne pleurerai jamais pour lui.
Ă mon avis, l'homme qui me fera pleurer existe mĂȘme pas, mais c'est un dĂ©tail.
Le corps ankylosĂ©, je me lĂšve pour m'Ă©tirer. Kamilla n'a pas bougĂ© de sa place, les yeux rivĂ©s sur l'Ă©cran de son smartphone. Elle ricane sans discrĂ©tion, absorbĂ©e par ce qu'elle voit. Au moins, elle n'a pas essayĂ© de rejoindre son amie toute seule.Â
Mon court repos ne l'a pas Ă©tĂ© tant que ça. Je suis restĂ© Ă l'affĂ»t de la moindre tentative de fugue de la vipĂšre. Une fois, la barriĂšre a grincĂ© et je me suis tendu comme un Ă©lastique, dĂ©jĂ prĂȘt Ă courir mon meilleur sprint. Heureusement, Kamilla avait juste glissĂ© en arriĂšre et s'Ă©tait rattrapĂ©e de justesse Ă la barre.Â
Les gloussements ne se tarissent que lorsqu'un cri entre le caquĂštement aigu et le rĂąle maladif perce nos tympans.
â Meuuuuf tu m'as trop manquéééééâ!
â Oh My gaaad, KloĂ©, mais t'es devenu trop stylĂ©e, meufâ! On dirait que tu sors d'un mangaâ!
â Y a intĂ©rĂȘtâ! Mon rĂȘve, c'est d'inspirer le prochain manhwa best-sellerâ! Et comme ça, Netflix viendra ramper Ă mes pieds pour me donner le rĂŽle principal parce que j'suis trop une queeenâ!
Elle lĂšve un bras en tortillant ses hanches. Son regard passe sur moi. Elle se fige, un sourire Ă©trange aux lĂšvres.Â
â Mais t'as vraiment amenĂ© ton frangin Ă la place de ta mĂšreâ!
Ă contrecĆur, je rejoins la mini bassecour et baisse ma capuche avant de lui tendre la main.
â Stan, on s'est croisĂ© quand j'habitais encore dans le quartier. Mais tu devais avoir dix ans.Â
â Wah, mais il est beau gosseâ! Totalement mon genre, les vieux «âsexy tiredâ»â! commente KloĂ© avant de venir planter un baiser sur ma joue, provocatrice. J'ai hĂąte qu'on aille au concert ensembleâ! Tu me tiendras la main si j'ai peurâ?
Kamilla fait mine de vomir et pour une fois, je lui accorde la pertinence de la réaction.
â Du calme, la gamine, t'as quatorze ans.
â Je suis presque une femme, me contre-t-elle en s'agrippant Ă mon bras.
Je la repousse avec fermeté et recule d'un bon pas.
â Presque, c'est presque. T'es qu'une ado Ă peine sortie de l'enfance.
â Laisse tomber, meuf, le boomer est gay, t'as aucune chance, marmonne la vipĂšre en levant les yeux au ciel.Â
â MĂȘme si j'avais Ă©tĂ© hĂ©tĂ©ro elle n'aurait eu aucune chance, tranchĂ©-je d'un ton sec. Ne draguez pas les mecs majeurs. Ils sont dangereux. Je dĂ©conne pas.
â Sexy, mais relou, c'est bon, mon crush est passĂ©, jette KloĂ© d'un ton mĂ©prisant. Bon, elle se dĂ©pĂȘche, la daronneâ? On se les gĂšle, lĂ â!Â
La daronne en question se trouve encore Ă une cinquantaine de mĂštres de nous, essoufflĂ©e, les joues rouges. Elle avance d'un petit pas rapide, les coudes pliĂ©s et les poings fermĂ©s. Ses yeux s'arrondissent lorsqu'elle me voit. Une moue perplexe tord sa bouche briĂšvement avant qu'une Ă©clat joyeux n'illumine son visage tout entier.Â
â Stan, tu as tellement grandiâ! Tu te souviens de moiâ?Â
Je hoche la tĂȘte, la salue par son prĂ©nom, Magalie.
â Tu est devenu un bien beau jeune homme, remarque-t-elle amicalement. Mais tu devrais prendre un peu plus soin de ta peau, elle est toute dĂ©shydratĂ©eâ!
â Ha oui... DĂ©solĂ©, j'y connais rien.Â
â Tu bois assez, au moinsâ? C'est la moitiĂ© du cheminâ! Oh lĂ Ă Ă , c'est une sacrĂ©e surprise, je pensais voir Flavieâ! Elle est restĂ©e Ă l'hĂŽtelâ?
Flavieâ? Ă l'hĂŽtelâ? J'ai comme l'impression qu'il y a eu un petit manque de communication et j'ai ma petite idĂ©e d'oĂč vient la faille. Et Ă prĂ©sent, les deux responsables me dĂ©visagent avec des yeux suppliants pour que... que quoiâ? Que j'arrange les chosesâ? Je ne suis mĂȘme pas sĂ»re de ce que je dois arranger.
Je m'humecte les lÚvres et, prudent, résume la situation à Magalie. Si sa bouche continue de sourire, ce n'est pas le cas de ses yeux. Ses pattes-d'oie s'estompent. La lueur de bienveillance s'éteint, remplacée par la méfiance et la colÚre.
KloĂ© se recroqueville sous un «ânous en reparlerons, jeune filleâ», puis sa mĂšre redevient affable. Les adolescentes nous devancent, trop excitĂ©es par la perspective de visiter le pop-up store pour s'arrĂȘter sur la rĂ©primande.Â
â La voiture est encore loinâ? couine Kamilla alors que nous arrivons en vue d'une deuxiĂšme aire de jeu, Ă peine cent mĂštres plus loin. Je crois que j'ai des ampoulesâ!
â Tout bien rĂ©flĂ©chi, je pense que nous devrions y aller Ă pied, suggĂšre Magalie Ă la surprise gĂ©nĂ©rale. Cela nous prendra beaucoup moins de temps. Aucun risque de bouchon, pas de problĂšme de place...
â Quoiâ? Mais je vais mourir, pleurniche la vipĂšre.
KloĂ© secoue la tĂȘte et la rassure aussitĂŽt :Â
â Mais nan, si on marche bien, on y est dans vingt minutesâ! Il paraĂźt qu'il y a des articles signĂ©sâ! J'ai trop hĂąteâ!
â Pour les ampoules, j'ai toujours des pansements dans mon sac, je vais te dorloter, tu vas voirâ! Ta maman n'est pas lĂ , mais ce sera tout commeâ!Â
Elle m'abandonne pour crocheter les bras des deux adolescentes et s'incruster entre elles malgrĂ© leurs protestations. Une drĂŽle de sensation prend vie au creux de mon estomac. Magalie s'est montrĂ©e agrĂ©able pendant cette courte marche. Elle a Ă©voquĂ© un peu leur vie Ă SĂ©oul et leur dĂ©couverte du pays, mais sans verser dans les dĂ©tails. Comme si elle ne voulait pas trop m'en dire. Comme si... je dĂ©rangeaisâ?
Est-ce ma prĂ©sence qui la contrarie ou bien l'absence de Flavieâ? Ou peut-ĂȘtre bien ma prĂ©sence en l'absence de ma belle-mĂšre.
Nous dĂ©bouchons sur un boulevard qui nous assomme de ses bruits, de ses odeurs et de ses vibrations et il me faut un petit moment pour accepter que le chaos de la ville remplace la relative bulle de tranquillitĂ© qui nous berçait jusqu'Ă prĂ©sent.Â
Laissé pour compte derriÚre le groupe, je n'ai rien d'autre à faire que d'observer la ville avec curiosité. En dehors de l'écriture que je suis incapable de déchiffre, la ville n'a rien de dépaysant. Des immeubles modernes. Beaucoup de voitures. Des vrombissements. Des passants. La seule différence notable est qu'ici, ils portent presque tous un masque, au point que j'en pioche un au fond de ma poche avant de le défroisser pour le mettre. Puis je camoufle ma blondeur un peu trop voyante dans ma capuche.
Je n'aime pas ĂȘtre le centre de l'attention, je n'ai jamais aimĂ©. Pas qu'ils fassent vraiment attention Ă moi, j'ai bien conscience que c'est dans ma tĂȘte. Que tout le monde s'en fiche qu'un touriste français dĂ©ambule dans les rues de SĂ©oul.Â
Alors que nous bifurquons dans la rue de l'immeuble qui accueille le pop-up store, Magalie ralentit pour se porter Ă mon niveau.
â Ăcoute, Stan... je viens de passer un long moment Ă rĂ©flĂ©chir, et... je suis vraiment contrariĂ©e. Je ne sais pas comment l'annoncer aux filles, mais je ne pense pas que KloĂ© ira au concert demain soir.
â Tu as du courage, elles vont t'Ă©charper.
â Ce n'est pas le moment de plaisanter, jeune hommeâ! Tu as l'air charmant. Tu l'Ă©tais par le passĂ©, mais je ne sais pas ce que tu es devenu. Je refuse de laisser ma fille aller Ă un concert avec un inconnuâ!
Je m'étrangle et pose sur elle un regard hébété.
â Oh, ne m'en veux pas, c'est mon rĂŽle de mĂšre de m'inquiĂ©ter et de la protĂ©gerâ!
Je secoue les mains devant moi et la rassure aussitĂŽt :Â
â C'est pas çaâ! Je comprends tout Ă fait, je ferais pareil Ă votre placeâ! C'est juste que... je ne savais pas que KloĂ© venait au concertâ! Je suis dĂ©jĂ Ă peine chaud pour baby-sitter une gamine, alors deux...
Magalie lance un regard torve Ă sa fille, marmonne un «âdĂ©cidĂ©mentâ» dans sa barbe avant de soupirer :
â C'est donc pour le mieux si KloĂ© reste Ă la maison...Â
Pour le mieux, je ne sais pas. Pour le savoir, il faudrait qu'au moins l'un de nous survivre au combat qui va suivre. Et pour ĂȘtre honnĂȘte, dans aucun monde je ne parierais sur nous.