Vous trouverez un lexique en fin de chapitre.
Thar'vel Lun'esh – Jrivan – Zytheor -Niv 3
Une très jeune femme à la coiffure bouffante s'était extasiée de sa dernière acquisition ; « un enfant, elle allait avoir un enfant ! » Thar'vel se souvint avoir voulu rapidement passer son chemin, mais la phrase qui avait suivi l'avait retenu ;
[« N'étiez-vous pas infertile ? » avait demandé une autre.
« Oh je suis bien infertile. Non, n'oubliez pas que Lunaris permet à la Haute Société d'adopter des nourrissons »
« Vous allez avoir un bébé ! » s'était extasié son amie.
Une autre avait pris la parole ;
« Vous savez, une rumeur court. On dit que certains enfants sont pris à leurs parents puis 'offerts' au même titre que les enfants abandonnés » avait-elle ajouté en baissant le ton, grimaçant au mot offert, consciente de l'aberration de son propos.
« Voyons ma chère, les enfants recueillis sont sauvés. Soit de l'abandon, soit d'une vie de misère. N'êtes-vous donc pas ravie pour saï Sel'ryven ? »
« Si bien sûr, félicitations saï Sel'ryven »
« Vous êtes une nouvelle riche, saï Vireth'an. Vous apprendrez rapidement que Zytheor œuvre pour le bien de tous »
Le visage de la jeune femme s'était décomposé : ainsi la rumeur était vraie...]
Il se souvint avec une facilité poignante, de la boule qui s'était formée dans sa gorge, de ses mains moites, ou encore du vertige qui l'avait assailli. Il avait oublié ! Comment avait-il pu ne pas penser à cette possibilité ?!
La porte de l'ascenseur s'ouvrit, le renvoyant dans le présent. Il était arrivé là machinalement, tel un véhicule sur pilote automatique. Il sortit de l'habitacle de métal, rejoignit l'immense porte à double battant, en passa le pas et entra dans la bibliothèque. Là, son pupille l'attendait, l'esprit porté par une intense réflexion, le regard dans le vide, assis dans son coin favori.
— Var'ek Zhariel, mon petit, tu as besoin de mes services ?
— Quand allez-vous cesser de m'appeler ainsi ? Lui avait-il répondu avec agacement.
— Ne mentez pas, vous adorez ça.
Et c'était vrai, il pouvait le voir à ses yeux rieurs et sa moue.
— Passons. Avez-vous entendu parler de l'Accyum Pur sous Lunaris ?
On y était...
— Il faudrait avoir perdu la vie pour l'ignorer.
Thar'vel inclina légèrement la tête, masquant une fraction de seconde l'ombre qui passa dans son regard. L'Accyum Pur... Tout convergeait enfin. Et Var'ek venait de poser le pied sur un sentier dont il ne devinerait pas l'issue... avant qu'il ne soit trop tard. Il se contenta d'un sourire mesuré, s'installant lentement face à lui, le cœur battant à tout rompre.
Il le regarda, détailla la tension dans ses épaules, l'impatience dans ses mains jointes, le feu dans ses yeux. Son protégé n'avait jamais eu conscience du poids qu'il portait, de l'influence qu'il exerçait sans même l'avoir cherchée. Thar'vel, lui, l'avait toujours su. Il l'avait tellement espéré...
— J'ai pensé que peut-être certains livres anciens pourraient aider ?
Il se prit à se demander, de nouveau, fugitivement, ce qu'il adviendrait si Var'ek apprenait la vérité. Non pas celle qu'il cherchait à lui induire, mais la réalité brute, impitoyable, de ce qu'il était en train de lui faire. Il fit mine de réfléchir à sa question, tiraillé par ses pensées. Mais ne se détourna pas de son objectif : il était trop tard pour les états d'âmes. Var'ek était de toute manière en droit de savoir, il était concerné, au même titre que tout Varhen. Son identité et ses origines resteraient au cœur de cet échiquier politique !
Une oscillation passa. Un instant suspendu. Il ne pouvait pas se permettre d'hésiter. Les dés étaient jetés depuis des phases.
— Les livres anciens ne vous seront d'aucune utilité, Nharos ne présentait pas ses problématiques liées à la natalité et bénéficiait certainement de ce genre de minerai en son temps ou peut-être pas, mais le sujet n'est pas là. Il n'existait pas de Ville-Etat sacrée comme l'est Lunaris non plus. Rien dans l'Histoire de Nharos ne va pouvoir vous aider dans votre situation.
— Vous ne me dites pas tout.
Évidemment que non...
— Il y a des questions qu'il est parfois préférable de ne pas poser, mais si vous insistez.
Sa main vint machinalement lisser la manche de sa tunique, un geste anodin, calculé. Il laissa le silence s'installer une fraction d'oscillations de plus, avant de pincer les lèvres et de hocher la tête d'un air entendu. Il était prêt à jouer son rôle.
Il le guida, du bout des mots, sans rien imposer. Des informations habilement posées, des réflexions lancées comme au hasard, laissant Var'ek les saisir et les faire siennes. Il entretiendrait le feu de son indignation, soufflerait sur l'ardeur de ses convictions, le pousserait doucement à envisager des angles qu'il n'aurait pas pris seul.
Thar'vel se sentait déchiré. Il avait passé des rotations à préparer Var'ek pour ce rôle. Nourrissant sa soif de justice, l'éloignant de la cruauté de ce monde dans l'optique de le confronter au choc qui allait suivre. Un choc qui le submergerait, ne lui permettrait pas de réfléchir et qui le pousserait à agir. Mais il ne pouvait s'empêcher de se demander s'il avait fait le bon choix. Il l'envoyait mener son combat à sa place...
— Nous ne sommes même plus en guerre !
— Ne vous y trompez pas, la guerre n'est jamais loin, vos recherches actuelles le prouvent.
— Donc, vous me suggérez de laisser entendre que la Matriarche pourrait révéler une seconde bombe pour dissuader les pays voisins dont Zytheor d'investir sa Terre ?
— Si c'est elle qui le fait, elle pourra aisément nier toute implication. Cette femme est adulée à travers le monde et tous les dirigeants le savent parfaitement. Rappeler les risques c'est ton travail, et c'est le seul levier en ma possession qui puisse t'aider un tant soit peu.
— Une révélation pareille aurait le même effet que la profanation des Terres de Lunaris ; la guerre. Cette fois, ce sont les peuples qui se soulèveront d'eux-mêmes, avec rage et détermination. Mais si le secret est maintenu dans les hautes sphères, il tiendra à distance pendant quelques temps tous les gouvernements qui convoitent l'Accyum Pur.
Tout était une question de perception. Et Var'ek, avec toute son intelligence, sa loyauté, était aussi un homme de cœur. Une qualité admirable. Une faiblesse exploitable. Thar'vel sentait la tension sous sa peau, une brève crampe dans la poitrine, une minuscule alarme que son esprit étouffa aussitôt. Il ne pouvait pas se permettre de s'arrêter sur ses doutes. Il ne pouvait pas se permettre de flancher.
C'était fait, plus de retour possible. Il avait mis le serviteur le plus puissant de Zytheor dans la confidence d'un des secrets les plus honteux et cruels de Varhen. Thar'vel ferma les yeux furtivement, essayant de chasser ses pensées. Il n'aurait pas le luxe de douter maintenant, se répétait-il inlassablement. Le Conseil des Flux allait se réunir et Var'ek serait là, prêt à jouer son rôle. Thar'vel avait tout mis en place : tout était prêt !
— Je m'attendais à ce que cette information vous ébranle davantage mon petit.
Et c'était tellement vrai, qu'il en manqua de paniquer. Il avait tout pensé, tout fait pour que cette révélation impacte Var'ek, lui qui faisait peut-être partie de ces enfants kidnappés, vendus, livrés... Il perçut enfin la légère accélération dans la respiration de son pupille et se retint de souffler de soulagement.
— Je compartimente pour garder l'esprit clair, mais vous avez raison cette information va m'ébranler. Assurément.
Il prit une profonde inspiration, essayant de calmer ses nerfs. Var'ek était prêt, l'opportunité était là et le Conseil était sur le point de se réunir. Son protégé ne lui laissa pas le temps de reprendre la parole.
— Je vous remercie Thar'vel Lun'esh pour votre déplacement et votre honnêteté.
Il en aurait ri de dégoût de soi et de honte ! « Son honnêteté » ! Que ne fallait-il pas entendre...
— J'accepte vos remerciements pour le déplacement, mais ne me flattez pas pour ma lâcheté, j'aurais dû vous le dire il y a des rotations.
Il aurait dû lui expliquer, il aurait pu lui demander son aide, faire de lui un véritable allié. Il aurait pu ... Il aurait dû ...
— Ne vous accablez pas, ça n'aurait rien changé.
S'il savait ...
— Je vais m'accabler Var'ek Zhariel, et avec toute l'affection que j'ai pour vous, acceptez rapidement que cette information va vous changer, car il ne peut en être autrement.
En cette dernière phrase, tout était vrai. Il exprimait ses regrets lâchement, mais il le faisait. Et Var'ek lui faisait confiance aveuglément. Ça ne faisait que rendre les choses plus difficiles.
La pulsation pour la collation sonna.
— Je ne vous en voudrais jamais d'avoir voulu m'épargner l'incertitude et la blessure d'une potentielle trahison.
Thar'vel ferma les yeux un instant, il aurait voulu lui dire la vérité. Lui ouvrir les yeux sur les fils invisibles qui s'entrelaçaient autour de lui. Lui avouer que cette conversation n'avait rien d'innocent, que chaque mot était une brique de plus dans l'édifice qu'il érigeait depuis tant de rotations. Mais il secoua imperceptiblement la tête et releva les yeux vers Var'ek, avant de reculer d'un pas.
— C'est pour ça que je vous apprécie mon jeune ami, vous êtes trop bon pour ce monde. Bon courage et n'hésitez pas à me contacter, même s'il ne s'agit que d'états d'âme ou de chagrin d'amour.
— Passez une bonne journée Thar'vel Lun'esh.
— Zhal'theris en'dorath, mon petit.
Thar'vel se tourna lentement, comme s'il cherchait un appui sur lequel s'ancrer, mais tout ce qu'il trouvait était la sensation du vide, la lourdeur d'un air qu'il peinait à respirer. Pas un mot de plus ne franchirait ses lèvres : il en était incapable.
Il s'éloigna d'un pas mesuré, sans se presser, comme si sa propre volonté ne suffisait plus à faire avancer son corps. La honte lui serra la gorge à chaque mouvement, l'étouffant d'une culpabilité si vive qu'il n'eût pas la force de jeter un regard derrière lui.
Les portes de la bibliothèque se fermèrent dans un cliquetis sec, comme la fin d'un chapitre qu'il n'avait pas osé écrire. Il se retrouva dans le couloir, seul dans l'ombre projetée par les grands murs de pierre. Rien n'avait changé dans l'apparence de l'endroit, et pourtant tout en lui se recroquevillait à chaque pas.
***
Lexique :
Phase : Equivalent au mois ; dure 50 jours sur Varhen.
Zhal'theris en'dorath = « Que la lumière guide vos pas » en Zar'vash. Formule de politesse pour clôturer un échange.