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Nyssa Erelith – Le Sanctuaire – Lunaris – Niv 3
La bibliothèque baignait dans une pénombre paisible, à peine rompue par la lueur diffuse de cristaux de Vrith encastrés dans les murs et des quelques lampes suspendues, finement ouvragées, qui pulsaient doucement comme des corolles lumineuses. L'air était frais, chargé d'odeurs anciennes, un mélange d'encre minérale, de cuir patiné et de sève. Les rayonnages ondulants, faits de bois clair et de métal, semblaient pousser du sol comme des racines fossilisées. Ils serpentaient jusqu'aux hautes voûtes, où des ponts arqués reliaient les trois niveaux supérieurs. Chaque allée, sinueuse, s'enfonçait dans la bibliothèque dans un dédale qui lui semblait sans fin. Nyssa progressait lentement, chacune de ses foulées atténuée par le tapis de mousse fine qui recouvrait certaines dalles. Ses sens en éveil, elle savait que si les habitués de ce lieu n'étaient pas des combattants, leur intelligence les rendait autrement plus dangereux. Elle n'avait ni le droit à l'erreur, ni l'intention de déclencher un incident diplomatique avec son organisation.
Elle atteignit une salle circulaire au centre du complexe. La lumière solaire se faisait encore timide, ses premiers rayons filtrés par une coupole de vitrail opalescent, projetant sur le sol des motifs mouvants aux tons bleu pâle et doré. Au centre, un piédestal de pierre supportait plusieurs tablettes translucides et des manuscrits enchâssés dans des cadres de cuivre orné. Elle ne s'y arrêta pas : ça aurait été un comble qu'elle trouve ce qu'elle cherchait depuis des jours sur un piedestal au milieu d'un lieu interdit ! Non, ce qu'elle voulait c'était une carte, un plan de Lunaris, pour trouver des accès qui mènent aux sous-sols. L'Accyum Pur était menacé d'extraction, il était donc toujours dans son milieu naturel pour le moment. Enfin, ça c'était seulement s'il était vraiment là.
Elle se mit à fureter : ouvrant avec précaution des rouvrages fragiles, soufflant la poussière légère de vieux vélins, feuilletant avec la pulpe de ses doigts, approchant le visage pour déchiffrer les reliures à demi effacés. Elle fut contrainte de constater que son manque de vocabulaire dans les différentes langues de Varhen était un véritable obstacle dans ses missions.
— Vous ne devriez pas être ici.
Elle se retourna brusquement. Un vieil homme chauve, à la peau rosée, se tenait à l'entrée de la salle. Vêtu d'une robe simple, d'un blanc immaculé, le regard aussi vif et tranchant que l'acier, il la regardait comme s'il savait déjà tout d'elle.
Il était grand, large d'épaules et semblait solide dans ses appuis malgré son grand âge. Ses yeux gris respiraient la sagesse, mais laissaient également transparaître une détermination tranquille. Un petit quelque chose dans son regard la laissait perplexe : de la tendresse ? De la joie ? Impossible, elle devait se faire des idées.
— Qui êtes-vous ?
— Nous faisons donc l'impasse sur les politesses... Très bien saï, je suis Le Khel'ra de Lunaris, j'ai plusieurs noms, à vous de choisir celui que vous voulez me donner.
— Je n'ai jamais compris que l'on vous nomme différemment.
— La Zar'ka et moi non plus, que voulez-vous ?
— Je me suis perdue.
Elle avait certainement répondu un peu trop rapidement pour être crue.
— Et c'est pour cela que vous sembliez fouiller dans les petits papiers de Lunaris ?
Khashta.
— Je crains d'être très curieuse.
— Sûrement trop mon enfant. Veuillez me suivre, les résidents temporaires ne sont pas autorisés dans cette partie du Sanctuaire.
Soit il était d'une grande naïveté, soit il prenait le parti de faire celui qui ne comprenait pas. Dans les deux cas, elle n'avait pas avancé d'un Keph et se retrouvait en présence d'un individu qui la regardait avec insistance, alors qu'elle s'épuisait à maintenir en place sa foutue apparence !
Elle hocha la tête et suivit le vieil homme, ses pas légers résonnant à peine sur les larges dalles en pierre. De l'extérieur, le bâtiment semblait moins imposant, presque dissimulé, sous la végétation luxuriante et les lignes douces de l'architecture. Mais à l'intérieur, l'espace s'ouvrait en volutes infinies avec des couloirs sinueux tissés entre les arches de pierre végétalisée et les étagères courbes dressées comme des alcôves sacrées. À chaque détour, la lumière changeait de teinte, filtrée par des verrières teintées et reflétée par les cristaux de Vrith incrustés dans les murs. Les motifs floraux stylisés, gravés à même les structures, semblaient se mouvoir subtilement sous l'effet de la lumière changeante. Le silence n'était pas vide ; il vibrait, nourri par les cycles de savoir qui dormaient ici. Elle aurait adoré pouvoir prendre le temps d'explorer pleinement cet endroit...
Nyssa sentait le poids de chaque battements qui s'écoulait. Elle avançait, rongée par l'imminence de l'échec. Elle ne détestait pas l'endroit - quoique - mais Lunaris, avait le don de la rendre consciente de ses propres limites.
Soudain, le Patriarche s'arrêta devant une porte semi-circulaire, faite de bois clair noueux, ornée d'incrustations de nacre et de symboles telluriques gravés à la main. Il se tourna vers elle, son regard toujours aussi intense.
— Vous cherchez quelque chose, n'est-ce pas ?
— Je vous ai dit m'être perdue.
— Allons-nous jouer à ce jeu encore longtemps ? Vous n'êtes pas la première à venir sur ces terres ces derniers jours. C'est l'Accyum Pur qui vous a amené ici, comme tous les autres.
Elle était sans voix, tout en se trouvant ridicule de l'être. Bien sûr que d'autres étaient venus et allaient venir. Evidemment que les administrateurs de cet îlot en étaient conscients. Ça se saurait, si les codirigeants de Lunaris étaient des imbéciles !
— Que comptez-vous faire ?
— Il a été découvert, tout le monde en cherche la preuve, je vais vous le montrer et vous partirez sans délai.
— Vous allez me le montrer ? Pourquoi ?
— Vous ne voyez que ce que vous venez chercher. La Zar'ka et moi, voyons la préservation de Lunaris. Vous le montrer ne nous engage à rien, j'évite toute forme de violence, vous ne pourrez pas l'extraire seule, même avec votre magie.
Ses yeux s'écarquillèrent légèrement, il était très rare que qui que ce soit puisse déterminer si quelqu'un maniait l'Inhérence juste en le regardant. Cet homme n'était pas ordinaire. Lui, continuait de parler avec un ton docte et beaucoup de calme.
— Lunaris est un lieu de paix, mais aussi de connaissances. Nous savons beaucoup de choses, saï. Et nous savons reconnaître ceux qui ne sont pas ce qu'ils prétendent être. Cette Terre est également protégée par des traités. Le monde a les yeux rivés sur nous. Lunaris est le berceau de Varhen depuis le Grand Renversement. Personne ne s'attaquera frontalement à nous, pas tant que cet endroit restera le plus sacré entre tous.
Il avait décidément la langue bien déliée.
— Vous êtes trop sûr de vous.
— Et pas vous ?
Elle se tut, suivant sagement le grand chauve qui se gaussait de sa surprise. Elle ne savait si elle était heureuse de l'évolution de la situation. Elle allait obtenir ce qu'elle était venue chercher, mais le fait était que si elle s'était contentée de demander, la mission aurait été terminée le jour de son arrivée. Finalement, elle était mortifiée.
— Les Nhaar'vel ne sont pas réputés pour leur franchise saï, vous n'êtes pas la seule à avoir tenté de le découvrir par des moyens douteux. Quoique, simuler une grossesse, vous êtes la première !
Il plaisantait toujours et elle grinçait des dents. L'ambiance aurait pu être chaleureuse, le papy blagueur un peu lourd, pas si irritant. Mais elle sentait sa peau la tirailler, son nez la démanger et son cuir chevelu la gratter. Elle perdait sa concentration et il lui semblait que c'était ce que cherchait le vieillard. Seule La Cabale connaissait son incapacité et elle avait toujours eu ordre de ne laisser aucune trace de cette inaptitude en dehors de l'Ordre. Si elle en perdait le contrôle maintenant, il n'y aurait plus qu'une Zar'ka sur Lunaris, aussi agaçant et paradoxalement sympathique soit son collègue.
Ils parvinrent aux abords du cœur du Sanctuaire, une cour circulaire ouverte sur l'immensité céleste, où les deux soleils de Varhen - Liora et Kael - projettaient désormais des lueurs croisées, dorées et azurées, sur les surfaces irisées. Le temps passait décidément trop vite quand on errait sans direction à suivre...
L'espace était délimité par quatre bâtiments aux façades ondoyantes et organiques. Comme dans tout le Sanctuaire, chaque mur respirait la main de l'artisan, entre reliefs floraux, arabesques sculptées et vitraux colorés. Le sol, pavé de fragments de nacre, de quartz bleuté et d'émail vert-doré, formait une immense mosaïque tissée de symboles anciens, dont les teintes prenaient vie selon l'angle des rayons solaires. Elle observa que le passage répété de générations de visiteurs en avait adouci le relief et érodé les pierres.
— Vous avez entendu les chants mais jamais vu les rituels, votre égarement a eu lieu au bon moment, nous allons arriver juste à temps.
Il s'approcha d'une fontaine monumentale, sculptée dans un bloc de roche opaline dont la surface semblait absorber la lumière : entre blancheur laiteuse, reflets dorés et transparences iridescentes. Installée au cœur d'une vaste esplanade, elle s'élevait comme un autel dédié aux astres. Sa base circulaire, incrustée, elle aussi, de nacre et de pierres vertes, était ceinte d'un relief finement gravé représentant la danse perpétuelle des astres : Onaril, Liora, Kael et Sar'yn, chacun stylisé selon des motifs archaïques mais élégants.
L'eau y coulait en filets soyeux, épousant les courbes concaves du bassin en formant un voile liquide aux irisations bleu-rosé, réfractant la lumière des deux soleils dans un kaléidoscope mouvant. Les reflets dansaient sur les dallages en mosaïque, projetant de fugaces halos luminescents sur les façades alentour.
Cette mission sur Lunaris lui avait offert ce cadeau : pouvoir observer des fontaines d'eau (qu'elle n'avait jamais vues ailleurs). Être Le Cœur de Varhen offrait visiblement certains privilèges...
Au centre s'élevait une colonne élancée, surmontée d'une sphère ajourée de cristal qui capturait et diffusait la lumière des soleils. Autour de ce pilier, disposées symétriquement, se trouvaient des sculptures d'animaux ; solarys, luminis, thalassien, vorrak, sylphide et autres, qui s'entremêlaient en un ensemble très harmonieux. Chacune était une représentation minutieuse et vivante des créatures qui peuplaient les îlots flottants, taillées dans des matériaux précieux et colorés.
Il leva un bras, et, du bout des doigts, effleura un mécanisme dissimulé dans une arabesque ciselée dans la pierre, une volute si subtile qu'elle se confondait avec l'ornementation florale du socle. L'élément se mit doucement en mouvement, produisant un bruissement discret de cristaux humides et de pierre coulissante
— La vérité saï... Ce que je perçois chez vous m'encourage à vous montrer ce que vous allez bientôt découvrir. Je n'ai pas mené les autres sur ce chemin.
Pourquoi le lui dire ? Et qu'avait-il bien pu percevoir de convaincant chez elle, alors qu'elle mentait depuis son arrivée ?
— Que voulez-vous dire ?
— Je pense que vous vous savez être la cause de votre propre déséquilibre.
— Je ne comprends pas.
— Bien sûr que si, vous bataillez perpétuellement.
— Contre qui je vous prie ?
— Vous-même évidemment.
— Je me passerai de votre analyse hasardeuse.
— Elle ne l'est pas saï Erelith. La Lame ne vous a pas apporté que du bien. Vous leur êtes redevable de tant de choses, que vous refusez de voir ce qu'ils vous ont pris.
— Comment est-ce qu...
— Encore une chose, une fois en bas lâchez prise, vous ne tiendrez pas longtemps la dessous.
Elle ne répondit rien, les engrenages de son esprit s'enraillaient. Le vieil homme avait jeté une poignée de sable dans la machine et elle toussait pour s'en défaire. Qui était-il ?
***
Lexique
Saï : Traduit dans l'Algue commune par « Madame », « Dame » et « Maitresse ». Inspiré des sonorité arabes ; « Sayyida » (سيدة), qui est un terme honorifique pour désigner une dame de haut rang ou de respect.
Khel'ra : Patriarche dans l'Algue commune, traduit littéralement par « Père ».
Zar'ka : Matriarche dans l'Algue commune, traduit littéralement par « Haute mère ».
Khashta : Equivalent de « Bingo » dans l'Algue commune ; littéralement « compris avec succès » ou « réalisé soudainement »
Keph : Tiré du Nhaïrn, une des langues ancestrales de Nharos, où le suffixe « -keph » était utilisé pour marquer une instabilité ou une perturbation. Dans le contexte moderne, « Keph » est devenu un terme utilisé pour désigner la plus petite unité de perturbation ou de changement, quelque chose d'infime et d'insignifiant, mais qui peut avoir un impact symbolique ou réel. Equivalent à l'iota ; qui est la plus petite lettre (par la taille) de l'alphabet grec que l'on emploi pour renforcer le fait qu'on ne bouge pas du tout.
Cycles : Siècles.
Grand Renversement : Toujours noté G.R.
Solaris : Une créature à la silhouette puissante et élégante d'un lion, couvert d'écailles cristallines, semblables à de l'obsidienne polie, qui reflètent la lumière. Ces écailles changent de couleur selon la température, passant du rouge ardent au noir profond lorsqu'il est au repos.
Luminis : Un petit animal nocturne, semblable à un renard, mais avec une fourrure argentée bioluminescente.
Thalassien : Une créature marine serpentine, aux écailles irisées et aux nageoires délicates. Elle possède une mâchoire très large pourvu de quatre rangés de dents acérées.
Vorrak : Un animal robuste, semblable à un ours, mais avec une carapace cristalline qui reflète la lumière et des griffes-dards.
Sylphide : Une créature ailée, mi-oiseau mi-insecte, aux ailes translucides et colorées, d'une grande délicatesse, dont l'envergure - chez les plus imposants - pouvait éclipser un soleil.