FLASHBACK - PDV Cassian
Je me souviens encore de l'odeur.
Un mélange nauséabond de métal rouillé, de moisissure incrustée dans les murs, et de peur moite, poisseuse. Elle s'accrochait à la peau, s'infiltrait dans mes narines, me collait à l'âme comme une seconde sueur. Ce genre de peur, tu la respires sans t'en rendre compte. Elle te ronge de l'intérieur, sans te laisser de répit. Pas même quand tu fermes les yeux.
Et cette fois, même moi, j'y échappais pas.
Moi, le mec qu'on croyait insensible, froid, un peu con sur les bords. Celui qui passait son temps à défier les règles, à sourire quand il aurait fallu se taire. Celui qui disait toujours s'en foutre.
Mais là, dans cette pièce sombre aux murs trop proches, avec juste une lumière grésillante qui pendait du plafond, c'était différent.
J'étais pas prêt.
Personne l'était.
Quand je m'étais réveillé, seul sur ce sol glacé, dans cette foutue salle bétonnée, j'avais d'abord cru à une blague. Une mauvaise. Un bizutage. Un mauvais rêve. Mais il y avait cette douleur lancinante à l'arrière de mon crâne. Et cette voix. Froide. Mécanique.
« Bienvenue dans le jeu. Tuez ou soyez tués. »
C'est tout, aucune information supplémentaire.
C'était pas un rêve.
C'était une sentence.
Je ne connaissais personne autour de moi. Que des visages flous, paumés, figés par la panique. Certains pleuraient déjà. D'autres restaient en silence, paralysés. Moi, j'ai observé. Évalué. J'ai pris le sac qu'on m'avait donné. Une bouteille d'eau à moitié pleine, une barre protéinée, et... c'est tout. Pas d'arme. Pas de plan.
Juste moi. Mes poings. Ma colère.
Et une sensation de vide, brutale.
On était combien ? Vingt-cinq ? Trente ? Peut-être plus. Peut-être moins. Qu'est-ce que ça changeait ? Dans cette merde, c'était chacun pour soi. Y'avait plus de groupe, plus de code, plus de règles. Juste une vérité : survivre ou crever.
Certains ont crié. D'autres ont hurlé, frappé les murs, clamé qu'ils ne participeraient jamais à ça.
Moi, je suis resté immobile. Observateur.
Ils étaient paniqués. Je le comprenais. Mais ça ne servait à rien. Hurler, se débattre, frapper... ça ne changerait rien.
Puis c'est arrivé.
Le son d'une détonation, bref, sec. Une gerbe de sang. Un hurlement coupé net. Leurs bras avaient explosé, comme piégés de l'intérieur.
Le sol s'est taché de rouge. Trois corps à terre. Trois inconnus, morts en quelques secondes.
Je n'ai pas bougé. Pas un mot.
Pas par insensibilité. Mais parce que je savais, instinctivement, que c'était le prix de la révolte. Et que ce jeu-là n'avait rien d'une mascarade.
Mon cœur battait plus vite, mais mon visage est resté fermé. Mes poings, eux, s'étaient serrés sans que je m'en rende compte.
Je ne les connaissais pas. Je n'avais aucun lien avec eux. Et pourtant, quelque chose s'est figé en moi. Une certitude brutale : ici, on meurt pour un mot de travers.
Nous étions déjà trois de moins. Et ce n'était que le début.
Alors je suis parti seul.
C'était mieux. C'était plus simple. Pas de trahison possible si t'as personne autour de toi. J'ai marché des heures, trouvé une cabane en ruine au fin fond d'une zone forestière. Elle sentait l'humidité, les champignons, la pisse aussi. Mais elle avait un toit. Des murs. Une porte qui grinçait.
J'y ai passé deux jours. Peut-être trois. J'ai dormi par bribes, avec la peur comme oreiller. J'ai mangé cette foutue barre comme si c'était un festin. J'ai bu par petites gorgées, jusqu'à rationner le vide.
Et puis, elle est arrivée.
Je m'en souviendrai toute ma vie.
La porte s'est ouverte en grinçant. Instinctivement, j'ai pris une planche pour me défendre. J'étais prêt à cogner, à frapper sans réfléchir. Mais quand je l'ai vue... tout s'est figé.
C'était une fille. À peine plus âgée que moi, ou peut-êtremon âge, impossible à dire dans la pénombre. Elle était fine, presque frêle. Les cheveux bruns, attachés à la va-vite. Des yeux verts, écarquillés par la peur. Elle portait un vieux pull trop grand et des chaussures trempées. Dans sa main, un petit couteau tremblant. Ridicule. Elle tremblait comme une feuille, et pourtant, elle avait franchi cette porte.
- Je... je veux pas te faire de mal. Je cherche juste un endroit pour passer la nuit...
Sa voix était douce. Tellement douce. Une voix qui n'avait rien à faire ici. Une voix d'avant. Une voix qui aurait pu lire un poème, ou murmurer des secrets à l'oreille. Pas supplier de ne pas être tuée.
Elle me rappelait quelqu'un.
Pas physiquement. Pas vraiment.
Mais il y avait ce regard. Ce pli sur son front quand elle était inquiète. Cette façon de garder ses mains proches de ses manches, de les frotter machinalement comme pour se réchauffer. Une expression fragile, presque familière.
Et là, ça m'a frappé.
Nina.
Mon cœur a raté un battement.
Elle lui ressemblait. Pas le visage. Mais l'énergie. Le genre de présence qui te touche, même quand t'essayes de t'en foutre. Le genre de fille qui s'incruste dans tes pensées sans demander la permission.
Et d'un coup, tout est remonté.
Les couloirs du lycée. Ses rires étouffés derrière ses bouquins. Nos joutes verbales. Les regards échangés en douce, les silences pleins de non-dits. La chaleur étrange que je ressentais quand elle me contredisait. Le bordel dans ma tête quand elle souriait.
Ma Nina.
Et cette fille, là, dans cette cabane, avec son petit couteau inutile et ses yeux grands ouverts... elle n'était pas Nina. Mais c'était pire. Elle était une putain de réplique de ce que j'avais perdu. De ce que je ne reverrais peut-être jamais.
- T'as une arme ? j'ai demandé, la voix rauque.
Elle a hoché la tête et levé le couteau. Elle le tenait mal, trop bas, trop tremblante. Une invitation au désastre. Elle n'était pas une tueuse. Juste une gamine paumée.
Mais dans ce jeu, les apparences tuent.
Elle a fait un pas vers moi. Peut-être pour me montrer qu'elle n'était pas une menace. Peut-être pour s'asseoir. Peut-être même qu'elle allait poser son arme.
Mais j'ai pas attendu de savoir.
Mon corps a réagi avant ma tête. Je l'ai attrapée. Plaquée contre le mur. Mes mains autour de sa gorge. Son couteau est tombé au sol avec un petit bruit sec.
Elle s'est débattue.
Griffée.
Supplié.
- S'il te plaît... non... je veux juste... survivre...
Mais dans ses yeux, ce n'était plus elle que je voyais.
C'était Nina.
Nina qui me regardait comme si j'étais devenu un monstre.
Et dans ce reflet-là, j'ai vacillé.
J'aurais pu arrêter. J'aurais dû. Mais mes mains ont continué. Comme si elles n'étaient plus à moi. Comme si cette peur viscérale, ce besoin de ne pas mourir, de ne plus faire confiance, écrasait tout le reste.
J'ai serré. Jusqu'à ce qu'elle cesse de bouger.
Et là, le silence est tombé.
Un silence assourdissant.
Je l'ai lâchée, et son corps est tombé au sol comme une poupée sans vie. Les yeux mi-clos. Les lèvres entrouvertes. Elle n'était plus qu'un corps chaud, inerte. Un poids mort sur ma conscience.
Ma première victime.
Je me suis effondré à genoux, incapable de détourner le regard. Son visage semblait paisible maintenant. Comme si la mort l'avait libérée de cette peur. Comme si elle me pardonnait déjà.
Mais moi... je ne me suis pas pardonné.
Pas ce jour-là.
Pas depuis.
Et la seule pensée qui m'a traversé, c'était :
« Nina aurait eu peur de moi. »
Et ça, c'était pire que tout.
J'ai eu envie de hurler, de vomir, de tout casser. Mais j'ai rien fait. Je me suis relevé. Je lui ai fermé les yeux. J'ai murmuré un vague désolé qui n'effacerait rien.
Et j'ai dit, à voix basse, pour me convaincre :
- C'était elle ou moi...
Mais je mentais.
C'était pas elle.
C'était Nina ou moi.
Et j'ai choisi moi.
Ce jour-là, j'ai tué pour la première fois.
Et en la tuant, j'ai tué autre chose.
Le gamin que j'étais. Le Cassian qui souriait. Qui faisait des blagues débiles. Celui qui voulait juste l'impressionner. Celui qui croyait encore qu'on pouvait aimer dans ce monde-là.
Il est mort ce jour-là.
Et depuis, je regarde plus en arrière.
Parce que si je le fais... je revois ses yeux.
Et je me déteste un peu plus.