PDV Nina
Nous avions couru sans vraiment savoir où aller. Les arbres défilaient autour de moi, tous identiques, et mes jambes commençaient à faiblir. Alexy ne disait rien, il fonçait, concentré. J'entendais seulement sa respiration saccadée, le craquement des branches sous nos pieds, le rythme précipité de mon propre cœur.
Cela faisait une demi-heure, peut-être plus. J'avais arrêté de compter le temps depuis longtemps. Tout ce que je savais, c'est que je le suivais. J'avais besoin de ça, de quelqu'un à suivre. De ne pas réfléchir.
Puis, soudain, il s'arrêta. Sec, net. J'ai faillit lui rentrer dedans. Il se retourna pour me faire face, encore essoufflé.
— Cassian... Il t'a laissée partir ?
Je hochai doucement la tête. J'étais encore dans le flou, dans l'adrénaline, dans ce silence douloureux qu'il avait laissé derrière lui. Le regard d'Alexy se planta dans le mien. Il cherchait quelque chose, une explication peut-être. Il n'en trouva pas. J'ai voulu lui demander comment il a su que nous nous étions vue, mais il reprit, plus calme :
— Je crois que j'ai trouvé quelqu'un. Pas sûr qu'il veuille nous voir.
Je fronçai les sourcils.
— Qui ?
Il hésita. Son regard se perdit brièvement vers le chemin derrière lui. Puis, finalement, il lâcha :
— Nathan.
Mon cœur se serra. Nathan. Ou "Nath", comme je l'appelais autrefois, comme une évidence familière. Il avait toujours été là. Comme un repère silencieux, un pilier tranquille dans le chaos de nos vies adolescentes. Pas flamboyant, pas exubérant comme d'autres, mais fiable. Solide. Sûr.
— Il est en vie ? soufflai-je, comme si j'avais peur de briser la réalité en posant la question à voix haute.
Alexy hocha la tête.
— Je l'ai croisé plus tôt. Enfin... je l'ai aperçu. Il s'est caché dès qu'il m'a vu. Et crois-moi, il avait pas l'air ravi de me voir.
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
— Il avait trouvé une arme, Nina. Un vrai couteau de chasse, genre bien effrayant. Et un briquet aussi. Il m'a regardé comme si j'étais une menace. Ou une proie.
Je fronçai les sourcils. Ce n'était pas le Nathan que je connaissais. Mais en même temps... qui restait encore le même ici ?
- Allons-y !
- Attends, je crois que tu nas pas copris. J'ai pas envie de me retrouver en brochette humaine, moi, ajouta Alexy avec un humour nerveux. On peut juste continuer à chercher ailleurs, non ? Tu veux vraiment aller vers un gars qui veut pas de nous ?
Je me remis en marche, sans attendre.
— Fais-moi confiance, d'accord ?
Il grogna derrière moi, mais ne protesta pas davantage.
On marcha en silence. La forêt s'épaississait, le vent sifflait entre les feuilles. La lumière commençait à décliner. Au bout d'un moment, Alexy s'arrêta devant une sorte de ruine, presque dissimulée par les arbres et les ronces. Des pierres effondrées formaient une alcôve naturelle, une sorte d'abri rudimentaire, à peine plus grand qu'un garage. Il m'indiqua l'intérieur d'un geste.
Et je le vis.
Assis contre le mur de pierre, à moitié dans l'ombre. Sa silhouette semblait fatiguée, mais tendue. Ses cheveux blonds étaient en bataille, ses traits tirés, creusés par la fatigue et la méfiance. Mais ce qui me frappa, ce fut son regard.
Aussitôt qu'il nous vit, il se leva d'un bond. Le couteau en main.
— Restez là.
Sa voix était dure. Sèche. Défensive.
Je levai les mains, m'arrêtant net.
— Nath... C'est moi. C'est Nina.
Il ne bougea pas. Il nous analysait, chaque détail, chaque respiration. Il tenait son couteau comme s'il s'attendait à devoir s'en servir à tout moment. Comme si le moindre faux pas allait déclencher une attaque.
— J'ai rien contre toi, finit-il par dire. Mais j'veux pas de boulet avec moi.
Je serrai les poings, mais gardai une voix calme :
— Je suis pas un boulet. On cherche juste un abri. Un endroit sûr pour cette nuit. Demain, on part.
Il resta silencieux. Son regard passait de moi à Alexy. Finalement, à contrecœur, il recula d'un pas.
— Une nuit. Pas plus.
— T'es sérieuse ? murmura Alexy derrière moi sans que Nathan ne puisse entendre. Tu veux dormir ici ? Avec lui ? Il m'a regardé comme s'il allait me découper pendant mon sommeil !
— Il ne fera rien, répondis-je doucement. C'est Nath.
— Justement, Nina. C'est plus le Nath du lycée. Regarde-le. Il est... différent.
Je le savais. Mais j'avais besoin de croire qu'il restait une part de lui. Une part de nous.
On s'installa dans un coin de la ruine. L'atmosphère était tendue, lourde de non-dits. Nathan ne disait pas un mot. Il restait dans son coin, toujours en alerte, comme un animal sauvage qu'on ne peut pas apprivoiser. Il ne baissait jamais sa garde. Son couteau était toujours à portée de main. Et son regard, froid. Observateur. Calculateur.
Je voulais lui poser mille questions. Savoir ce qu'il avait vécu, comment il avait survécu, ce qu'il avait vu. Mais je n'osais pas. Pas encore.
Et malgré tout... j'étais soulagée. Il était vivant.
Quand la nuit tomba, la température chuta brutalement. Alexy s'endormit, roulé contre un coin du mur, sa veste en boule sous sa tête. Je le regardai un moment dormir. Il avait l'air plus jeune, presque fragile dans son sommeil.
Moi, je n'y arrivais pas. Le froid, la peur, les pensées. Tout m'en empêchait.
Nathan était là, assis contre le mur opposé, le regard tourné vers l'ouverture. Le couteau posé sur sa jambe, prêt. Il ne bougeait presque pas.
Je me glissai lentement vers lui. Pas trop près. Juste assez pour lui parler. Il tourna lentement la tête vers moi.
— Tu dors pas ? murmurai-je.
— Je dors rarement, répondit-il sans me regarder.
Un silence s'installa entre nous.
— Merci... de nous avoir laissés rester, soufflai-je. Tu n'étais pas obligé.
Il haussa les épaules.
— C'est pas pour Alexy que je l'ai fait.
Je baissai les yeux, esquissant un léger sourire.
Je baissai un instant les yeux. Mes pensées dérivèrent vers Chloé. Sa sœur.
Elle m'avait haïe, dès que je suis arrivé au lycée, ça, je le savais, il y avait cette animosité, ces regards en coin, ces remarques acides. Mais ici... tout avait dégénéré. Elle avait essayé de me tuer. L'image était gravée dans ma mémoire : son regard froid, presque vide, la lame qu'elle avait levée sans hésitation.
Et puis... elle était morte.
Je n'avais jamais su qui l'avait tuée. Elle était juste... morte, dans cette mare de sang, sans explication.
Je n'avais pas osé en parler à Nathan. C'était sa sœur. Malgré tout. Malgré ce qu'elle avait tenté de me faire. Une part de moi avait envie de lui dire. De lui confier cette vérité brutale. Mais... je n'y arrivais pas. Comment le lui dire sans le perdre ? Sans le briser davantage ?
Alors je gardai le silence. Pour l'instant.
Je relevai doucement les yeux vers lui.
— Tu m'as toujours défendue, tu sais. Même au lycée. Même quand Chloé me détestait pour une raison que je comprenais pas.
Il grogna, un son rauque, presque amer.
— Chloé... Elle a toujours été jalouse de ce qu'elle ne pouvait pas avoir.
Je relevai les yeux vers lui.
— Tu parles de Cassian ?
Il détourna légèrement le regard. Son silence parlait pour lui.
— Il a jamais mérité son attention, ni la tienne.
Il avait dit ça d'un ton neutre, mais je sentais l'aigreur derrière. Une vieille douleur mal cicatrisée. Une frustration contenue trop longtemps.
— Cassian a changé, murmurais-je. Il m'a sauvée tout à l'heure. Mais... il est plus comme avant. Comme toi.
Ses yeux se braquèrent soudain sur moi. Durs. Fatigués. Blessés.
— Tu crois que j'ai choisi de changer ? Tu crois que j'avais envie de devenir ça ? Comme lui ?
— Non... Mais tu sembles me rejeter, moi aussi.
Il passa sa main dans ses cheveux sales, tremblant légèrement.
— Je te rejette pas. Mais ici, les sentiments, c'est un luxe. Ça t'affaiblit. Et si tu veux survivre, tu peux pas te permettre d'être faible.
Je restai silencieuse. J'avais envie de pleurer. Pas à cause de lui, mais parce que j'entendais dans sa voix ce que j'avais trop ressenti moi aussi. Cette fatigue. Cette perte.
— Tu nous as pas attaqués, dis-je doucement. Tu nous as même pas chassés. T'es encore là, Nath. Et t'es encore... toi.
Il me regarda longuement. Puis, à voix basse :
— J'ai trouvé ce couteau sur un cadavre y'a trois jours. Il était encore tiède. Le mec avait été étranglé. Je l'ai fouillé. J'ai pris ce que je pouvais. J'ai trouvé ce briquet aussi. Depuis, je bouge la nuit. Je dors le jour. J'évite les autres.
Il s'interrompit. Puis, avec une voix grave :
— Parce que quand tu t'attaches... tu meurs. Ou pire... tu regardes l'autre mourir.
J'eus un frisson. Ce n'était pas juste une phrase. C'était un souvenir.
Je tendis doucement la main vers la sienne, juste pour une seconde. Il la retira aussitôt. Pas brusquement. Juste... avec distance. Comme s'il refusait l'intimité, même la plus petite.
— Merci, Nath. Même si tu dis que t'as changé... je crois qu'une partie de toi est encore là.
Il ne répondit pas.
Je retournai lentement à ma place, m'enroulant dans ma veste. Le sol était dur. Le silence, lourd. Mais je me sentais un peu moins seule.
Et Nathan veillait encore.
Peut-être pour moi.
Ou peut-être parce qu'il avait trop vu mourir ceux qu'il aurait voulu sauver.