• Il lui suffit d'un regard pour vous piéger •
SOL
— Pourquoi tu n’as pas mis ma robe ?
Je me retiens de jeter un coup d'œil un peu mauvais à Sullivan qui semble détester ma nouvelle tenue. Elle ne doit pas découvrir assez de peau, sans doute… Je rêve d’y foutre le feu et de voir le tissu se consumer sous mes yeux. Ce serait un magnifique spectacle qui, avec la tête coupée de Sullivan posée dans les flammes en prime, me comblerait de bonheur.
Au lieu de lui faire part de mon fantasme, je me tourne vers lui et lui souris de toutes mes dents pour lui répondre :
— Une envie de changement.
— Et arrête de te ronger les ongles, grogne-t-il en m’ignorant.
Laisse-moi me ronger les ongles si je veux, culero. (trou du cul.)
Je baisse cependant lentement ma main et observe mon index dont je viens d’arracher la peau. Du sang perle le long de mon doigt rougi et meurtri par l’angoisse qui me tord l’estomac. Je lèche mon doigt en grimaçant face à la douleur vive qui me mord l’épiderme à cause de l’air glacé. Sullivan marmonne dans sa barbe.
Il fait si froid dehors que ma respiration prend la forme d’un nuage d’une blancheur semblable au brouillard qui plane sur la ville. Je n’aime pas spécialement l’hiver… en fait, je crois que je déteste cette saison tout simplement parce que je ne supporte pas quand le ciel est gris, quand le froid gèle mon visage, quand le temps est morne parce que j’ai la désagréable impression que la grisaille de l’extérieur s’insinue dans mon esprit pour obscurcir mes pensées.
Et je n’ai vraiment pas besoin de ça en ce moment.
Le vent n’arrête pas de s’enrouler autour de mon corps seulement réchauffé par le tissu fin du kimono. Et je ne fais que frissonner. Mais au fond, je crois que la température hivernale n’est pas la seule cause de cette agitation corporelle.
Je pense à cette énième soirée forcée pendant laquelle je vais devoir subir les perversions masculines. Aller au Bacchus me rend toujours nerveuse.
Sullivan pose soudain sa main dans le bas de mon dos pour m’inciter à avancer. J’attrape son poignet et l’éloigne de moi, ce qui me vaut un regard noir de sa part. Je lui souris avec exagération et avance plus vite pour l’empêcher de reposer sa sale patte sur mon corps. Je ne supporte plus son contact, si tant est que je l’ai supporté un jour. Malheureusement, il me fait bien comprendre que je lui appartiens en revenant agripper ma hanche pour me recoller contre lui.
— Ne joue pas à la maligne ou je te le ferai payer en rentrant.
Je serre les dents et ravale les insultes qui picotent ma langue. Mon corps ne supporterait pas d’autres coups.
Je relève les yeux pour contempler l’affreux édifice qui me fait face, depuis l’autre côté de la rue. Ce monstre architectural me file la gerbe.
Le nom de l’établissement est inscrit en lettres d’or sur une banderole noire qui suggère un luxe que peu de gens peuvent s’offrir.
BACCHUS
Cet hôtel paraît semblable à ceux qui pullulent à Santa Faclino mais il s’agit d’un véritable bordel, une maison close déguisée et dissimulée derrière de belles moulures et une organisation tout à fait normale. Et c’est dans cet endroit empestant la luxure et la débauche que je suis obligée de travailler.
La nausée accompagne mon accablement si bien que je détourne le regard de l’enseigne de l’hôtel, en imaginant cet immeuble brûler et s’écrouler sous le poids de ses vices et du malheur qu’il cause.
J’aimerais sauver toutes ces filles qui sont obligées de vendre leur corps. J’aimerais avoir le courage de me rebeller contre les propriétaires de cet endroit maudit mais je ne suis pas assez puissante pour démanteler un tel réseau de prostitution. Mais je n’ai aucun pouvoir pour le faire et je n’ai aucune envie de me mettre les Byrne à dos… pour le moment.
Je traverse la rue en faisant claquer mes talons contre le bitume et ferme mon expression pour me donner toute la contenance dont j’ai besoin. Sullivan fait le fier à mes côtés dans son costume hors de prix, payé avec l’argent sale des Byrne. Cet homme m’insupporte… Il se pavane comme s’il était le maître de ce monde pourri jusqu’à la moelle alors qu’il se nourrit juste du malheur des autres.
Pour ma part, je dissimule mes émotions à ceux qui me regardent, m’observent, m’écorchent de toutes parts en enfilant un sourire éblouissant. Je ne peux pas donner l’opportunité aux hommes d’apercevoir ma vérité, de lire en moi. Je dois être complètement illisible, insensible et confiante.
Ne pas montrer sa peur.
Sinon on me bouffera toute crue.
Mon cœur bat jusque dans mes tempes, me rendant partiellement sourde alors que je pénètre dans le hall de l’hôtel Bacchus. Entrer dans cet hôtel me fait toujours le même effet.
Tout est extrêmement lumineux si bien que je mets du temps à m’habituer aux couleurs claires qui donnent un aspect chaleureux à cet endroit minable. Le contraste entre le temps morne de l’extérieur et cet intérieur qui resplendit à cause des lustres qui semblent contenir toute la lumière solaire possible me donne la migraine.
J’avance dans la réception en jetant quelques coups d'œil aux clients qui vont et viennent dans l’immense entrée, sans se douter une seule seconde que derrière ces murs crèmes se cachent des pièces bien plus lugubres. Car la partie la plus abominable de cet hôtel n’est connue que de certains membres privilégiés et particulièrement friqués qui ont une carte pour accéder aux services les plus scabreux du Bacchus.
Nous nous dirigeons vers l’un des ascenseurs, l’un des seuls qui mènent au bar dans lequel nous travaillons, Sullivan et moi, mais en faisant deux choses diamétralement opposées. Parce que je suis une femme et lui un homme et que cet hôtel n’est qu’un bordel.
Sullivan sort son badge qu’il passe devant un lecteur qui illumine tout de suite le bouton -1. Je fixe ce numéro négatif, la gorge nouée. Seuls les réceptionnistes et les gérants de ce business peuvent descendre à cet étage grâce à un badge.
La descente est bien trop rapide. Nous nous retrouvons bien trop vite dans le fameux bar luxurieux du Bacchus et l’atmosphère de cet endroit détonne drastiquement avec celle de la réception. Mon cœur se serre, comme à chaque fois.
Savoir que je me sens toujours aussi mal à l’aise dans ces lieux me permet de me rassurer quant à ma santé mentale. Je ne me suis pas encore habituée à cette atmosphère. Et je ne le serai jamais.
Je déglutis en sortant de l’ascenseur alors que Sullivan me pousse d’ores et déjà vers le bar derrière lequel je vais rester toute la soirée.
Depuis que j’ai été offerte à Sullivan pour ses loyaux services, je ne sers plus véritablement de prostituée au sein de cet hôtel. Je ne suis que la barwoman et je ne sais pas si je dois m’en réjouir ou en pleurer.
Mais je me suis dit que contenter un seul pervers allait sans doute être plus simple que de devoir me soumettre à tous les clients du Bacchus. Je pouvais être mentalement prête à répondre aux demandes bestiales de Sullivan après les avoir subies à maintes reprises.
Je ne suis plus surprise.
L’ambiance me met tellement mal à l’aise que je me mets à sourire à tous les gens qui croisent mon regard. Réflexe que j’ai depuis toute petite : paraître la plus joviale possible pour cacher mes angoisses.
Parmi tous ces tons sinistres, allant du noir au gris et au marron foncé, je suis l’intrus à la veste lumineuse. Je me sens comme une extraterrestre et ce sentiment se renforce lorsque j’avance dans la salle et que mon épiderme brûle sous la curiosité des œillades masculines. Ça pullule d’hommes.
Peut-être que je n’aurais pas dû porter le kimono. J’attire encore plus l’attention que d’habitude.
Certains boivent et discutent sur des canapés matelassés entourés de filles toutes plus jeunes les unes que les autres tandis que d’autres jouent au billard ou aux jeux d’argent de l’autre côté de la pièce. La plupart des clients sont accompagnés de filles qui empestent la fausseté. Mon estomac se serre quand mes yeux détaillent le maquillage qui cache leur jeunesse.
Aucune de ces filles ne travaillent ici par choix. Comme ma soeur et moi, elles ont été kidnappées dans leur pays natal puis vendues au plus offrant. Les Byrne roulant sur l’or à cause de leurs trafics divers, il ne leur est pas difficile d’acheter des filles dans le monde entier pour les ramener dans leur hôtel et ainsi proposer « du choix » à leurs clients.
Je retiens une grimace de dégoût en voyant une jeune femme asiatique se faire palper l’intérieur des cuisses par l’homme sur lequel elle a été obligée de s’asseoir il y a quelques secondes. Son visage exprime une fausse joie pour contenter le client, le genre de joie factice que je laisse transparaître à merveille sur mes traits.
Lorsqu’elle croise mon regard, je lui souris.
Ses traits se détendent et elle me salue à son tour.
On se soutient comme on peut.
— Allez, va préparer des cocktails, ma belle, me susurre Sullivan.
Je me crispe et me pince les lèvres quand sa main vient claquer mes fesses. Tout guilleret, il se dirige vers les clients déjà présents pour les accueillir alors que je m’autorise à le fusiller du regard.
Et à lui faire un discret doigt d’honneur.
Un verdadero culero.
Dolores a raison.
Il mérite de recevoir un couteau en plein cœur.
Je me dirige vers le bar en souriant à toutes les filles que je croise.
Ma soirée commence.
Je sers cocktails après cocktails, l’esprit détaché mais le visage feignant un intérêt pour chaque homme qui s’installe en face de moi pour boire ou me parler. Alors qu’il m’indiffèrent tous, sans exception.
L’une des bonnes choses concernant ma nouvelle situation, c’est que je n’ai pas à craindre de devoir me donner à ces clients qui me portent une attention particulière. Je n’appartiens plus vraiment au Bacchus et aux Byrne.
Je suis la possession de Sullivan Brown.
Et malheureusement, ça me rassure.
Ce dernier est toujours en train de me surveiller, prêt à montrer sa force de mâle alpha à quiconque m’approcherait de trop près. Un idiot possessif, entre autre mais un idiot plus ou moins utile.
Derrière mon bar, je suis protégée de tout type d’attouchement quelconque. En revanche, je dois toujours me coltiner les regards lubriques des plus alcoolisés ou des plus arrogants.
Mais c’est plus facile à gérer, à ignorer à la longue.
Je jette d’ailleurs un coup d'œil dans la direction de Sullivan mais ma respiration se bloque d’un seul coup. Mon cœur loupe un battement. Et mes dents arrachent violemment la peau de mon ongle.
Le goût du sang envahit ma bouche alors que mes yeux s’écarquillent d’horreur. Je ne m’étais même pas rendue compte que je me rongeais les ongles.
Sullivan est en train de parler avec l’un des frères Byrne, l’un des proprios du Bacchus. Assis à une table plutôt éloignée de moi, il mange une glace en silence, accompagné d’un homme que je n’ai jamais vu. Savoir que l’un des chefs de la mafia irlandaise qui possèdent cet hôtel est là ce soir me retourne l’estomac.
Je ne peux clairement pas faire ma rebelle, ce soir. Sinon… peut-être que ce sera Dagda Byrne qui se chargera de mon cas…
Je déglutis.
Je n’ai aucune envie d’avoir à faire à lui.
Selon ce que j’ai entendu, Dagda est violent. Très violent. Un mot de travers et il vous envoie directement dans le royaume des morts. Que vous soyez un homme ou une femme. Il ne voit aucune différence. Son regard torve, sa carrure titanesque et sa façon d’agir ne le rendent pas du tout agréable. Il est même terrifiant.
L’homme à ses côtés crée un profond contraste avec le bulldog qui mange sa glace. Affalé dans son siège en velours noir, il a étendu ses jambes sous la table et il fume négligemment une cigarette qui l’enveloppe dans un nuage diffus de fumée.
Un autre aimant à problème, à mon avis.
Mais le plus inquiétant dans tout ça, c’est l’absence de Lug Byrne, l’aîné de la fratrie dont l’air toujours bienveillant me tord les boyaux. Charismatique, Lug Byrne peut vous embobiner avec ses paroles bien calculées, son allure soignée et ses doux sourires.
— Ça vient, ce cocktail ?
Je me tourne vers l’homme en face de moi qui me fixe. Je lui souris.
— Oui, bien sûr ! Excusez-moi.
…cabrón, j’ajoute dans mes pensées.
Mon sourire a raison de lui : sa colère s’évapore et il arbore un air bien plus aimable. Je m’empresse de préparer sa boisson parce que je sens le commentaire lourd arriver à deux mille kilomètres et reporte mon attention sur la table maudite.
Je commence à chercher Lug Byrne avec frénésie, afin de ne pas être surprise lorsqu’il surgira dans la salle. Car Dagda Byrne n’est jamais seul ; les deux frères sont toujours ensembles. L’un ne va pas sans l’autre. Ou plutôt, Dagda ne va pas sans Lug.
En revanche, il est possible de croiser l’aîné sans le cadet mais selon ce que m’a dit Sullivan, Lug préfère avoir son frère à portée de main au cas où il aurait besoin de ses poings.
Car Lug Byrne n’abîmerait son corps pour rien au monde. Il aurait une certaine obsession pour son apparence.
Je me ronge de plus en plus les ongles.
Mon ventre se tord dans tous les sens.
Mon cœur perd le rythme de ses battements lorsque mes yeux aperçoivent Lug qui se dirige, l’air fier et confiant, vers la table où sont assis son frère et l’inconnu.
Tout le monde le salue, par politesse ou par crainte alors qu’il affiche un sourire à décrocher tous les records, ses dents blanches brillant presque dans la pénombre du bar. Il semble être vêtu pour une occasion dont j’ignore la teneur : costume hors de prix et bijoux tape à l'œil sont de mise.
Qu’est-ce que ces monstres font là ?
Un frisson remonte le long de ma colonne vertébrale et j’ai presque un réflexe vomitif lorsqu’il ramène ses cheveux en arrière, l’air séducteur en reluquant une jeune brune.
Et soudain, je me fige quand Sullivan se redresse pour me chercher du regard et me faire signe de le rejoindre.
C’est une blague…
Je suis obligée d’appeler l’une des filles pour me remplacer derrière le bar et c’est avec le ventre en vrac que je traverse la salle en direction de la table des Byrne.
Respire, Sol.
J’enfile mon sourire lumineux lorsque je ne suis plus qu’à quelques mètres de Sullivan et du trio mais mon corps se paralyse de lui-même quand mon regard s’accroche à celui du seul homme que je ne connais pas parmi les quatre individus.
Une vague de chaleur s’empare de mon corps, une coulée d’horreur et de trouble qui me monte à la tête. Mes poils se hérissent face au danger que cet inconnu représente tout à coup. Ma lèvre inférieure se met à trembler car mon instinct me dit de fuir très loin et pourtant, j’agis comme une biche prise dans les phares d’une voiture.
Je suis figée.
Incapable de bouger.
Derrière ses lunettes extrêmement teintées, l’homme me scrute. J’en suis quasiment certaine. Dans la pénombre, je n’avais pas remarqué à quel point il était particulier et aussi terrifiant que les Byrne qui l’accompagnent.
Ses cheveux blanc polaire retombent sur son visage d’une couleur hors norme du fait de son affection génétique. Et à cause de cette épiderme dépourvue de mélanine, l’énorme libellule noir d’encre qui recouvre sa gorge semble battre des ailes sur sa peau. Le tout est mis en valeurs par son costume entièrement noir.
Cette bestiole est si… effrayante.
Je n’avais jamais vu de personne atteinte d’albinisme en vrai, avant aujourd’hui.
J’ai l’impression de prendre un coup en pleine poitrine lorsqu’il retire lentement ses lunettes et me laisse apercevoir deux iris si clairs que je le crois tout d’abord aveugle. Avec la lumière du bar, on dirait même que ses yeux sont violets.
Je crois faire un infarctus.
Je n’ose plus bouger.
Je suis comme pétrifiée par ces yeux qui inspectent mon âme sans aucune gêne.
Je retiens ma respiration.
Le temps s’est suspendu. Mais j’aimerais que le monde tourne à nouveau comme avant. Je n’aime pas du tout la sensation d’être prise entre les griffes d’un terrible prédateur… de ce prédateur. Mais je n’arrive pas à m’arracher à sa contemplation.
Il fume avec négligence et me dévisage avec une froideur qui rend mes jambes fébriles. J’entends à peine Sullivan qui m’appelle. Il continue de me scruter, sans afficher le moindre sourire et je crois mourir lorsqu’il laisse son regard glisser le long de mon visage, de ma gorge et de mon décolleté. Un doux nuage blanc l’enveloppe comme s’il s’agissait d’un ange venu du ciel alors qu’il n’en est rien.
Son regard me lacère la peau.
C’est comme si je sentais ses viles caresses sur mon corps.
Je frissonne d’horreur.
Qui est cet homme ? Par pitié, qu’il cesse de me scruter de cette façon. J’ai l’impression de me faire dépecer vive.
J’essaye de cacher mon trouble derrière un large sourire bienveillant - bien trop large, si vous voulez mon avis - pour le saluer puisque nos regards se sont croisés mais ma politesse n’ébranle aucun des muscles de son visage. Il reste parfaitement neutre en apportant sa cigarette à ses lèvres. L’impassibilité à l’état brut.
Et il ne me quitte pas des yeux.
Un énième culero.
— Sol !
Je sursaute et brise notre contact visuel pour me focaliser sur Sullivan qui fronce les sourcils. Je lui souris de toutes mes dents et évite de me retourner vers l’inconnu même si je sens son attention me brûler le visage. Je m’avance vers lui, les jambes soudain flageolantes et me pince les lèvres quand sa main agrippe mes hanches avec possessivité.
— Encore merci pour ce cadeau, Mr Byrne, minaude Sullivan.
Ses doigts s’enfoncent dans ma chair. Je grimace. Il me fait mal et je pense que c’est tout à fait volontaire. Je me redresse alors et donne plus d’intensité à mon air lumineux. Je puise en moi pour trouver la force de ne pas lui broyer les doigts devant les Byrne.
— Il n’y a pas de quoi. Tu l’as bien choisie, répond Lug Byrne.
J’ai envie de gerber.
Ils parlent de moi comme si je n’étais qu’un vulgaire jouet acheté à l’American Girl Palace.
— La tigresse domestiquée du Bacchus, ajoute Lug.
Un tigre restera toujours sauvage, M. Byrne et j’ai bien envie de vous refaire le portrait avec mes griffes.
Je détends mes traits pour paraître encore plus douce lorsque je croise le regard de l’aîné Byrne qui me dévisage avec un air séducteur qui me file pourtant la chair de poule. Il me détaille des pieds à la tête et quand je vois ses yeux briller, je sais que je ne vais pas apprécier le commentaire qui va rouler sur sa langue.
— Et en plus, elle porte les couleurs de l’hôtel.
Mon avis sur ma tenue change du tout au tout.
Je l’adorais… maintenant je la déteste.
Je n’ai même pas fait de lien tout à l’heure mais il est vrai que je suis parfaitement assortie à la banderole sur lequel figure le nom de l’hôtel : or et noir. J’ai la soudaine envie de retirer et de brûler mon kimono, et ce, même s’il est magnifique.
La fascination que je lis dans le regard de Lug Byrne me met mal à l’aise mais elle est moins inquiétante que l’impassibilité chronique de l’homme silencieux qui accompagne les deux frères. Il n’a toujours pas dit un mot. Je cache cependant mon embarras en me penchant vers Lug Byrne pour lui dire, le regard doux :
— Quemaría sus malditos colores si pudiera, señor Byrne. (Je brûlerais vos maudites couleurs si je le pouvais, Monsieur Byrne.)
Mon ton est contrôlé. Mielleux, il transpire la flatterie alors que je viens de lui cracher ma haine.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? me demande-t-il, des étoiles plein les yeux.
Je vois son regard s’égarer vers ma poitrine et je me retiens de dire quoi que ce soit. Mon sourire s’élargit alors que je lui sors la traduction la plus fausse possible.
— Ça veut dire : je suis ravie de porter vos couleurs, M. Byrne.
— Ah ! Merveilleux ! C’est dommage qu’elle ne soit plus disponible pour toi, Kian, ajoute-t-il soudain.
Le mafieux se tourne vers l’inconnu qui ne m’a pas quittée des yeux. Je suis obligée de le regarder, moi aussi, poussée par la curiosité. Il m’examine en silence. Je me sens presque mise à nu et j’ai la soudaine crainte qu’il ait pu comprendre ce que je viens de dire à Lug Byrne.
Impossible.
Ces gens ne parlent pas la langue du peuple qu’ils déprécient.
— Après, Sullivan pourrait accepter de te la laisser pour une nuit. Hein, Sullivan ?
Je sens Sullivan se crisper à côté de moi mais pour toute réponse, il se contente d’hocher la tête et de sourire. Je le regarde, incrédule. Attendez, une minute… est-ce qu’ils… est-ce qu’ils parlent de moi ?!
Sans le contrôler, je tente de me défaire de l’étreinte forcée de Sullivan quand je comprends ce qui est en train de se passer. Mon souffle devient court, irrégulier, comme si l'air lui-même se refusait à pénétrer mes poumons. Sullivan raffermit sa prise, m’arrachant une énième grimace.
Impossible pour moi de contenir l’horreur et la colère qui me submergent. Je veux hurler.
Je ne suis pas un vulgaire objet que l’on peut se partager !
Par pitié, dîtes-moi que c’est une blague…
Je ne réfléchis pas en dardant un regard noir de colère au-dit Kian qui accuse en silence ma répulsion. Il ne montre aucune émotion mais ses yeux clairs sont rivés à la main de Sullivan greffée à ma hanche.
Puis, en apportant sa cigarette à ses lèvres, il fait glisser une énième fois ses iris sur mon corps jusqu’à les arrêter sur le collier en or que je triture depuis tout à l’heure.
Et malheureusement, ses prunelles agressent les miennes. Mon épouvante et ma rage s’accroissent face à l’intimidante présence de cet homme et ma peau se recouvre de frissons. Il n’a pas l’air de se soucier plus que ça de mes émotions. Comme tous les hommes qui m’entourent.
— Je te l’ai déjà dit ; je n’ai pas besoin de cadeau.
Sa voix grave réveille chacune de mes connexions nerveuses. C’est si déstabilisant que je cligne des yeux, perturbée par ce qu’une simple phrase a pu provoquer en moi. Il n’a toujours pas détourné les yeux. Et il n’affiche toujours rien du tout.
Lug soupire, visiblement désespéré par les propos de l’homme.
Et moi, je suis soulagée par sa décision.
— Tu peux retourner bosser, me chuchote Sullivan.
Je ne me fais pas prier. Je me défais brutalement de l’étreinte de Sullivan et marche le plus vite possible pour me soustraire à l’attention de cet homme aux iris insidieux.
Mon myocarde est toujours aussi affolé et ses battements sourds me font presque perdre l’équilibre. Je pose ma main sur ma poitrine lorsque je suis enfin protégée de manière illusoire par le comptoir et la distance. Je respire enfin mieux. Je ferme les yeux, sans comprendre ce qui vient de se passer.
Je ne veux plus jamais recroiser cet homme.
J’en ai des sueurs froides.
Mais comme tous mes autres souhaits, celui-là non plus n’allait pas se réaliser.