Rennes, France, septembre 2008
Cinq heures et quarante-deux minutes. C'était le temps exact que j'avais passé à dormir la nuit dernière après mon entrevue avec ce mystérieux inconnu.
Mon réveil avait sonné comme prévu à 6 h 30, m'arrachant ainsi aux bras de Morphée. Après mon petit tour aux toilettes obligatoire, j'avais dû me rendre à l'évidence devant le miroir. Les cernes bleus qui soulignaient mes yeux accentuaient encore plus la pâleur de ma peau, et les boucles étaient définitivement une mauvaise idée. Elles ne ressemblaient plus à rien, froissées par une nuit agitée.
Si je me dépêchais un peu, je devrais avoir le temps de me les laver et de les sécher en un brushing rapide, mais pour ça, je devais sûrement sauter le petit-déjeuner.
Priorités, priorités…
Maman serait sûrement ravie d'apprendre que je ne m'étais pas enfilée mes deux tartines de Nutella habituelles. Elle trouvait que j'avais pris du poids cet été et n'arrêtait pas de me faire la réflexion. Il fallait dire que du haut de son mètre soixante-huit et de ses quarante-huit kilos, elle avait une silhouette longiligne. Je pesais quelques kilos de plus, mais avec plus de dix centimètres en moins, j'avais plus de formes. La plupart de mes rondeurs s'étaient concentrées sur ma poitrine et mes hanches, que ma mère adorait montrer du doigt comme si ma silhouette était gracieuse.
C'était décidé, je prendrais une banane en partant, tout en priant pour ne pas me tâcher sur le trajet.
Les cheveux lavés, séchés et, une fois habillée, il ne me restait plus qu'une dernière couche de mascara à appliquer pour agrandir mon regard. La dernière touche à mon grand projet de rentrée.
Un coup d'œil à ma montre m'indiquait qu'il était déjà 7 h 23 et que le prochain bus pour le centre partait à 7 h 38. Je devais me dépêcher si je ne voulais pas arriver en retard dès le premier jour. Mes parents ne seraient pas ravis.
Un bref regard dans le miroir, et je repassais par ma chambre pour prendre mon sac et mon blazer. Dans l'entrée, mes ballerines m'attendaient et, alors que je m'apprêtais à ouvrir la porte, je me mis soudain à tapoter furieusement les poches de mon blazer. Mon labello, j'avais oublié mon labello.
Depuis plusieurs années déjà, j'avais développé ce toc où je frottais furieusement mes lèvres entre elles lorsque j'étais nerveuse ou stressée. Si je ne faisais rien, mes lèvres finissaient par se sécher ou s'irriter, et le baume à lèvres était une solution plutôt efficace pour éviter ces légers désagréments. Une journée comme la rentrée m'apporterait sûrement son lot d'émotions, et je ne pouvais définitivement quitter la maison sans mon baume à lèvres.
Après moins d'une minute de recherche, je mis la main sur l'objet en question et repris la route du lycée.
…
Je m'étais trompée d'heure.
La rentrée des terminales n'avait pas lieu à 8 h 30 comme celle des secondes ou des premières, et je me retrouvais à présent à devoir attendre une heure de plus devant les grilles du lycée.
Derrière les barreaux de fer se dressait un bâtiment en pierres rouges et blanches qui faisait toute la longueur de la rue, ou presque. De grandes fenêtres en bois blanc défraîchi m'indiquaient qu'il était fort probable qu'il fasse froid dans les salles de cours cet hiver. Le lycée était magnifique, bien qu’intimidant, avec sa tourelle et son horloge qui me rappelaient une nouvelle fois que la journée venait à peine de commencer et que je m'étais déjà plantée.
Être nouvelle en classe de terminale représentait déjà un stress supplémentaire en soi. En voyant le côté positif des choses, je pouvais au moins me rassurer en me disant que je ne serais pas en retard.
En regardant autour de moi, j'apercevais au loin un petit square qui se trouvait à peine à quelques mètres à droite du lycée. Après un bref instant d'hésitation, je décidais de m'y rendre pour passer le temps.
Le square était assez grand, bien qu'une large pelouse fleurie occupait une grande partie de l'espace. De petites haies soigneusement taillées délimitaient la zone, et deux bancs étaient placés stratégiquement de chaque côté.
Bien qu'il fût encore tôt, il ne restait plus qu'un seul banc de libre. Plusieurs d'entre eux étaient occupés par des hommes et des femmes qui semblaient avaler leur café tout en fumant leur cigarette avant de commencer le travail. À ma gauche, une femme avec un chien tenu en laisse était en pleine conversation téléphonique. Le chien paraissait bien triste et se mit à couiner, obtenant ainsi quelques remontrances de la part de sa maîtresse. À ma gauche, le seul banc encore libre se trouvait juste à côté d'un autre où se trouvait un jeune homme en train de lire, ses longues jambes étendues devant lui.
Je m'approchais pour m'asseoir sur le banc voisin du sien, et ses yeux se détachèrent de son livre pour me fixer un bref instant. Il était magnifique, enfin si je pouvais utiliser ce genre d'adjectif pour décrire un garçon. J'avais cru comprendre qu'ils avaient tendance à préférer les adjectifs tels que canon ou « BG », mais l'idée restait la même.
Ses cheveux étaient presque aussi noirs que les miens, légèrement plus longs sur le dessus que sur les côtés. Ses yeux étaient d'un marron tellement clair qu'on pouvait presque dire qu'ils étaient jaunes, ce qui se mariait parfaitement avec la couleur dorée de sa peau. Il portait un jean noir avec des converses de la même couleur et une chemise blanche retroussée sur ses avant-bras que je devinais musclés.
Après une brève appréciation qui m'avait paru durer une éternité, il reporta son regard sur son roman sans même m'adresser un mot.
J'avais chaud, j'espérais que mon déodorant n'avait pas décidé de me lâcher aujourd'hui.
Ne sachant pas quoi faire du temps qu'il me restait, je décidai tout de même à regarder mon téléphone portable. La lumière sur le clapet extérieur m'indiquait que j'avais reçu un message que je n'avais pas entendu, car je laissais souvent ce dernier en silencieux.
Bonne rentrée à ma petite-fille préférée.
Le message de ma grand-mère maternelle me fit sourire, car, en plus d'être sa petite-fille préférée, j'étais également la seule qu'elle avait. Bien que ma relation avec ma mère fût quelque peu compliquée, je devais dire que j'avais touché le gros lot à la loterie des grands-mères.
Pas un été ne passait sans que je m'exile quelques semaines en pleine campagne pour passer les vacances avec mes grands-parents, entourée des framboisiers et cerisiers pendant l’été, ou au coin de la cheminée à décortiquer les noix en plein hiver.
J'aurais aimé vivre dans une ville plus proche de chez eux, mais le travail de ma mère nous envoyait souvent à plusieurs centaines de kilomètres, si ce n'était plus. Je me réjouissais cette fois-ci cependant, car Rennes n'était qu'à quelques heures de voiture de la maison de mes grands-parents.
Après un coup d'œil à ma montre, m'indiquant 8 h 42, je décidais de l'appeler. À cette heure-là, elle devait encore être en pyjama dans sa cuisine, en train de rouspéter après la télé tout en se demandant ce qu'elle allait bien pouvoir faire à manger à midi pour mon grand-père.
Après une seule tonalité, elle répondit :
— Coucou ma petite-fille, alors cette rentrée, pas trop stressée ?
Elle parlait bien trop fort dans le combiné et je dus presque reculer mon oreille pour ne pas finir sourde.
— Oui, mamie, tout va bien, mais je ne suis pas encore rentrée en classe, sinon je ne serais pas en train de t'appeler, lui dis-je avec un ton moqueur.
— Oh, je me disais aussi qu'il était bien tôt pour que tu m'appelles. Ton grand-père était déjà dans le jardin à récolter les dernières tomates, tu veux que je l'appelle ? me demanda-t-elle.
— Non, ne t'en fais pas et ne le dérange pas, j'appelais juste pour te dire que tout allait bien.
— Tant mieux alors, ma chérie. Je dois te laisser, car je crois bien que le plat que je suis en train de préparer pour ton grand-père est en train de cramer sur le feu. Je t'aime, ma petite puce, me dit-elle finalement.
— Moi aussi je t'aime, mamie, lui répondis-je avant de couper la communication.
À ces mots, un petit rire se fit entendre à ma droite et mon regard se reporta sur le jeune homme dont la commissure des lèvres remontait légèrement vers le haut d’un air moqueur.
— Il y a quelque chose de drôle ? m'entendis-je lui demander à voix haute. Merde, pourquoi fallait-il que j'ouvre ma bouche ? Peut-être que son rire n'avait rien à voir avec moi et tout à voir avec son livre.
Maintenant que je le regardais, je ne pouvais que confirmer ce que je pensais déjà. Il était vraiment très beau. Son profil était presque parfait, avec son nez droit et sa mâchoire carrée qui accentuaient la masculinité de ses traits.
Après une appréciation minutieuse de son visage, mon regard se posa sur sa lèvre inférieure qui était légèrement fendue.
Dans une lenteur contrôlée, il releva la tête pour me fixer de ses yeux marron doré et se moqua de sa voix grave :
— Je t'aime, mamie.
Les mots avaient à peine passé ses lèvres que je me sentis rougir comme une tomate. J'étais presque certaine que la couche de poudre que je m'étais appliquée ce matin ne servirait en rien à couvrir l'état de mes pommettes.
— Et alors, je ne vois pas en quoi cela est drôle, lui répliquai-je en fronçant les sourcils.
Ses yeux happèrent les miens dans une sorte de concours que je ne comprenais pas vraiment, mais je me butais à ne pas baisser les yeux.
Il rompit soudain le silence d'une voix grave et tranquille :
— Je me suis toujours demandé comment cela pouvait être aussi simple pour certains de partager leurs sentiments à voix haute.
— Si je le pense, pourquoi m'en priverais-je ? Et ce n'est certainement pas une fois qu'elle sera dans la tombe que je pourrais lui dire, lui dis-je avec froideur.
D'un coup, son regard s'assombrit et se détourna. Il se leva brusquement en refermant d'un coup sec le livre qu'il était en train de lire. Il jeta son sac à dos bleu marine par-dessus son épaule et prit la direction du lycée en prenant soin de m'ignorer royalement.
Mon ton avait peut-être été maladroit, mais je ne comprenais pas sa réaction.
De là où j'étais, je le vis passer les grilles du lycée et j'espérais juste ne pas m'être fait un ennemi avant même que les cours aient commencé.
⭐️⭐️⭐️