Rennes, France, septembre 2008
L'avantage de prendre le bus à 13 h en pleine semaine, c'était qu'on pouvait facilement trouver une place libre tout en évitant les odeurs de sueur des heures de pointe.
Le trajet était plutôt court jusqu'à l'arrêt de bus près de la maison, mais j'en profitais pour me remémorer ces quelques heures.
Après l'épisode des casiers, Alice et Héloïse avaient insisté pour jouer les guides touristiques et me présenter les moindres recoins de l'établissement. Les toilettes à éviter, puis la cafétéria, a.k.a. le podium où tous les élèves te jugent en fonction de comment tu es habillée ou de ce que tu as mis sur ton plateau.
La visite s'était terminée dans la bibliothèque du lycée, une pièce construite dans l'ancienne chapelle de l'établissement, où les rayons du soleil se reflétaient à travers d'anciens vitraux colorés. « Le repaire parfait pour choper ton crush sans être vue », avait affirmé Héloïse.
Après la visite, elles m'avaient toutes les deux invitée à déjeuner avec elles, mais j'avais refusé en expliquant que ma mère m'attendait déjà. Elles m'avaient souri en me disant que ce n'était que partie remise, puis m'avaient demandé mon numéro « Au cas où je serais perdue demain. »
À ce souvenir, un sourire se dessina sur mon visage. La petite grand-mère à la teinture violette, assise à côté de moi, devait me prendre pour une folle.
Le bus arriva à destination, et je descendis pour prendre le chemin de la maison.
Alors que je refermais la porte d'entrée, j'entendis ma mère qui était en pleine conversation téléphonique. Elle semblait passablement énervée.
- C'est toujours la même chose avec toi, jamais là quand on a besoin de toi, Cyril.
Ah. Là était le problème : elle était en pleine discussion avec mon père.
Je n'entendais pas ce qu'il disait de l'autre côté du téléphone, mais plus la conversation avançait, plus les sourcils de ma mère se fronçaient.
- Cela fait des mois que tu es au courant que je ne serai pas là ce week-end, et maintenant tu voudrais que j'annule tout parce que tu n'es pas foutu de prendre du temps pour ta propre fille. Tu es censé la prendre deux week-ends par mois, tu pourrais quand même faire un effort, souffla-t-elle.
La voix de mon père grésilla de l'autre côté de la ligne et ma mère reprit :
- Oui, je sais qu'elle va bientôt avoir dix-sept ans, mais cela n'est en aucun cas un motif valable pour la laisser seule sans aucun adulte pendant trois jours.
Je déposais mes affaires dans l'entrée avant de rejoindre ma mère dans la cuisine. Accoudée sur l'évier, elle releva les yeux en me voyant arriver.
- Ta fille vient d'arriver et puisqu'elle est là, je vais te laisser le soin de lui annoncer la nouvelle, soupira-t-elle avant de me tendre le combiné.
- Allô, papa, dis-je en portant le téléphone à mon oreille.
- Ma chérie, comment vas-tu ?, commença-t-il. Je suis vraiment désolé, mais on va devoir reporter notre week-end. On m'attend sur un chantier à Londres dès lundi et je pars samedi matin pour éviter d'arriver à la dernière minute. Tu comprends, non ?, poursuivit-il sans même me laisser le temps de parler.
Non, la vérité était que je ne comprenais pas. Je n'avais pas vu mon père depuis début juillet, période à laquelle il avait réussi à caler une semaine de vacances pour moi dans son agenda de ministre. Le mois d'août était également censé être un mois plus calme dans la construction, mais il avait prétexté qu'avec le déménagement, je serais bien trop occupée à découvrir la ville pour perdre du temps à faire les allers-retours entre Rennes et Bordeaux.
- Oui, papa, finis-je tout de même par dire. Cela ne servait à rien de pleurer ou de crier.
- Super, j'étais sûr que tu comprendrais. Ce n'est que partie remise. On se voit bientôt, ma chérie. Bisous.
- Bisous, papa.
Cette fois, je n'avais pas eu le temps de chronométrer notre conversation, mais j'étais certaine que l'on n'avait pas dépassé les deux minutes. Je ne m'en offusquais plus. Deviner le peu de temps que mon père serait prêt à me dédier était presque devenu un jeu pour moi.
En face de moi, ma mère me regardait avec des yeux fatigués.
- Tu aurais pu lui dire quelque chose, me reprocha-t-elle. Ton père appelle, me réveille alors que je n'ai même pas dormi cinq heures, t'annonce qu'il annule son week-end pour la énième fois, et tu ne dis rien.
Je baissais les yeux. Je n'aimais pas quand elle était en colère. Elle n'avait jamais levé la main sur moi, mais ses paroles pouvaient être tout aussi blessantes.
- Franchement, Camille, je ne comprends pas comment tu peux avoir aussi peu de caractère.
Là réponse que je voulais lui donner me restait sur le bout de la langue. J'avais toujours plus de caractère ou de répartie dans ma tête, mais lorsqu'il s'agissait de mes parents je choisissais toujours le silence à la rébellion. J'avais peur qu'en leur donnant le fond de ma pensée, ils me délaissent un peu plus.
Pathétique non ?
- C'est ce week-end que tu dois partir avec Anne ?, lui demandai-je pour détourner la conversation, bien que connaissant parfaitement la réponse. Anne était la meilleure amie de ma mère et aussi une ancienne collègue de travail. Anne n'avait pas d'enfants et n'en avait jamais voulu. Avec ma mère, elles aimaient s'organiser des voyages auxquels, bien sûr, je n'étais jamais conviée.
- Oui, on se rejoint à Paris vendredi soir, commença-t-elle avant de réaliser : Quel con ! Je vais en plus devoir me charger d'annuler tes billets pour Bordeaux parce qu'il n'est pas fichu de le faire.
- Je pourrais peut-être aller chez papy et mamie ce week-end ?, lui suggérai-je, pleine d'espoir.
- Non, les trains de dernière minute sont toujours chers, et en plus, il y a plusieurs changements. Je ne suis pas ravie, mais ton père a peut-être raison sur un point. Tu vas avoir dix-sept ans et je pense que tu pourras te débrouiller seule pendant trois jours, non ?, déclara-t-elle sur un ton qui n'était pas vraiment une question.
Il semblait que le discours qu'elle avait avec mon père était bien loin maintenant que cela touchait à son propre temps libre.
- Oui, mams, lui répondais-je avec une voix qui se voulait assurée.
- Parfait, alors c'est réglé. Je vais me recoucher, je travaille encore cette nuit. J'espère que ta journée s'est bien passée, on se reparle dans l'après-midi, lança-t-elle sans attendre ma réponse avant de se diriger vers les escaliers. Ses pas firent grincer les marches en bois avant que la porte de sa chambre ne se referme.
Un week-end à moi toute seule. J'aurais dû être extatique, mais justement, j'en avais marre d'être seule. Je pourrais toutefois en profiter pour lire les nouveaux livres que je venais de m'acheter, car j'étais certaine que ma mère m'obligerait à rester enfermée.
Je montais à mon tour les escaliers, le ventre vide pour éviter de faire du bruit dans la cuisine et réveiller ma mère. Alors que je refermais ma porte, mon portable vibra, m'informant que j'avais reçu un nouveau message.
Tu regarderas sur ton compte bancaire, je t'ai envoyé un petit quelque chose.
Un message de mon père. Une énième tentative de compenser son temps et son attention par de l'argent.
Je tapais rapidement une réponse puis refermais le clapet avant de m'allonger sur mon lit, prenant la peluche en forme de lapin qui me servait de compagnon depuis mes cinq ans.
- Oui, j'ai passé une bonne rentrée, dis-je à voix haute en la serrant dans mes bras.
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