Au matin, Elliott et Charlotte agissaient comme s’il ne s’était rien passé la veille. Ils discutaient normalement, en dégustant leur petit-déjeuner. Arthur avait une nouvelle fois servi du jus, accompagné d’une boisson chaude ainsi que quelques biscuits. Tout avait un goût différent à Phonœ, même les aliments les plus simples semblaient porter une étrangeté propre à ce monde.
Charlotte était finalement parvenue à convaincre son ami de venir avec eux. Dasha les accompagnerait également. Au départ, Arthur s’était montré très réticent face à cette idée. Il avait cependant fini par accepter, voyant que cela tenait au cœur de sa fille. Même s’il n’avait pas dit un mot de plus, son regard trahissait une profonde inquiétude.
Avant de se mettre en route, le groupe s’était rendu au centre du petit village, où se trouvait une forge tenue par Arthur. Il tenait à ce que chacun soit équipé du mieux possible. Ils avaient donc avec eux tout un arsenal d’armes fraîchement forgées, dégageant cette odeur métallique si particulière.
Alors qu’ils s’apprêtaient à prendre la route vers les ruines d’Ena, un grondement sourd retentit. Le sol se mit à trembler, d'abord légèrement, puis avec une violence croissante. Un tremblement de terre soudain les prit tous par surprise. Le sol se déroba sous leurs pieds, projetant Kaylee à la renverse.
Autour d’eux, les arbres tremblaient, leurs feuilles s'agitaient comme sous l'effet d'un vent violent. La terre se craquelait, des fissures zigzaguant à travers le sol, avalant tout sur leur passage. Des enfants couraient, affolés, leurs cris déchirant l'air. Kaylee se releva en hâte et aida une vieille dame à ses côtés à se remettre debout.
Le séisme dura plusieurs minutes avant de s’apaiser, laissant derrière lui un silence pesant. La poussière flottait dans l’air.
— Ça prend trop d’ampleur, murmura Alya, le visage pâle, ses yeux reflétant une peur profonde. Phonœ va mourir.
Ces mots frappèrent Kaylee comme un coup de poing en plein cœur. La planète mourait, et ils semblaient impuissants face à cette menace grandissante. Comment arrêter cela, tout en affrontant Levanah ?
— Il ne faut pas perdre plus de temps ! s’exclama Mira, sa voix tremblante mais déterminée. Nous devons nous rendre aux ruines.
— Et qu’est-ce que ça changera ? demanda Kaylee, la colère et la peur se mêlant dans sa voix, ses poings serrés tremblant de frustration. Nous aurons peut-être des informations sur mon frère, mais comment arrêter tout ça ?! Ça devrait être votre priorité, non ?
Elle regretta aussitôt ses paroles, consciente que sa colère était mal dirigée. Ce n’était pas contre eux qu’elle en voulait, mais contre cette situation qui les dépassait tous. Ils se basaient sur des rumeurs… Et si, une fois là-bas, il n’y avait effectivement que des ruines ? À moins que…
— Il y a des choses que vous ne m’avez pas dites, je me trompe ? ajouta-t-elle en les scrutant, ses yeux cherchant désespérément des réponses dans leurs regards fuyants.
Quelques secondes s’écoulèrent avant qu’Elliott ne prenne la parole.
— Bien sûr, Kaylee. Nous ne t’avons donné que le strict minimum et, pour l’heure, tu n’as pas besoin d’en savoir davantage, dit-il d'une voix douce mais ferme. Ça ne te servirait pas à nous aider, malheureusement.
Ses paroles la blessèrent, mais elle comprenait son point de vue. Elle savait qu'ils essayaient de la protéger, mais cela ne faisait que renforcer son sentiment d'impuissance.
Ils traversèrent ensuite le passage menant à Orilon. Kaylee plaqua une main sur sa bouche, choquée par ce qui se présentait face à eux. Si les dégâts s’étaient étendus jusqu’à Falone, c’était bien que la destruction avait traversé le village voisin, laissant derrière elle une trace de désolation et de désespoir.
La partie nord d’Orilon avait été grandement touchée par le séisme. La terre était fissurée de crevasses béantes, comme si la planète elle-même se déchirait sous leurs pieds. Des maisons s’étaient écroulées, réduites en tas de décombres fumants. Le son de cris résonnait partout, des appels à l'aide se mêlaient aux gémissements des blessés.
— Les terres autour des ruines sont en train d’être complètement détruites, prononça Mira, le regard vide, ses yeux reflétant un désespoir profond. Nous allons tous mourir. Le bon côté des choses, c’est que ça ne sera pas par la main de Levanah.
Un rire nerveux s’échappa de sa gorge, qui semblait briser le peu d'espoir qui restait. Alya s’avança vers elle et lui prit les épaules, la secouant doucement, ses yeux brillants de larmes.
— Je t’interdis de dire ça ! Nous allons nous en sortir ! Je suis persuadée qu’il existe une solution ! s'exclama-t-elle, sa voix tremblante mais pleine de détermination.
— Il faut arrêter d’utiliser la magie, déclara alors Elliott, sa voix calme mais ferme, attirant l'attention de tous.
Tous les regards se tournèrent vers lui, surpris par sa déclaration.
— Pardon ? s’étonna Alya, ses sourcils froncés trahissant sa confusion.
— Il est désormais certain que quelque chose ne tourne pas rond aux ruines d’Ena, continua-t-il, son regard balayant le groupe. C’est là que tout a commencé. C’est à cet endroit qu’il y a des années, la terre a commencé à mourir. Et maintenant que Kaylee est à nos côtés… le fait que cela s’aggrave serait une coïncidence ? Je ne pense pas.
La magie avait toujours été la cause des malheurs de cette planète. Elle avait commencé par détruire les lieux petit à petit. Ensuite, des créatures maléfiques avaient envahi le territoire, semant la terreur et la destruction. Et pour couronner le tout, afin de sauver Phonœ de la menace actuelle, il fallait encore utiliser cette magie. Quelle douce ironie, songea Kaylee, le cœur lourd.
— Le frère de Kaylee doit trafiquer quelque chose là-bas, ce qui déclenche tous ces événements, conclut Elliott, sa voix pleine de conviction. Il faut l’arrêter en premier.
Kaylee sentit un frisson lui parcourir l'échine. Elle savait qu'ils avaient raison, mais la pensée de devoir affronter son propre frère la terrifiait. Pourtant, elle n'avait pas le choix.
***
— J’en peux plus ! s’énerva Charlotte, essoufflée, ses joues rouges de fatigue et de frustration. On peut faire une pause ?
Elliott soupira, visiblement agacé, ses sourcils se fronçant sous l'effort et l'impatience.
— C’est toi qui as tenu à nous accompagner, répondit-il d'une voix tendue. Donc, tu arrêtes de te plaindre et tu avances. Il ne reste que cette montagne à gravir et on sera arrivés.
Ils avaient passé la journée à traverser la forêt. De ce côté-là, rien n’avait été détruit, mais le silence était assourdissant, comme si la vie elle-même avait déserté les lieux.
Le vide laissé par la fuite des animaux était palpable. La plupart des êtres volants avaient migré vers le sud de la planète, là où rien n’avait encore été touché par la destruction.
Dasha, le likalo, avait trouvé refuge sur l’épaule d’Elliott, ses petites pattes agrippées fermement au tissu de sa chemise. Il était plutôt amusant de voir ce dernier, d’habitude si sérieux, laisser cette petite créature sautiller sur lui de cette manière.
Alors qu’ils atteignaient le sommet de cette montagne, un bois semblable à celui traversé la veille se dressait devant eux : des troncs sans vie, ne laissant pas la moindre trace de feuilles mortes au sol. Ce spectacle était angoissant, comme s’ils pénétraient dans un endroit maudit.
— Nous sommes arrivés… ? demanda Kaylee faiblement, la gorge serrée par une boule d'appréhension.
— Nous allons vite le savoir, répondit Elliott, sa voix ferme mais teintée d'une pointe d'incertitude.
Avec prudence, ils traversèrent cet endroit sinistre. Au loin, un bâtiment imposant se dessinait.
La bâtisse, semblable à un manoir, se dressait à quelques mètres devant eux, ses murs de pierre grise et ses fenêtres sombres donnant l'impression d'un lieu hanté. Elle paraissait presque irréelle, comme si elle ne devait pas être là. Un coup de la magie sans doute, songea Kaylee, le cœur battant à l'idée de ce qu'ils pourraient trouver à l'intérieur.
— Donc là, votre plan, c’est d’entrer et ensuite ? questionna Charlotte, sceptique, ses bras croisés sur sa poitrine.
— Eh bien… débuta Alya, hésitante. Il va falloir le fouiller, je suppose.
Ils étaient à la recherche du frère de Kaylee, son jumeau. L’idée qu’il se cachait à l’intérieur, trafiquant quelque chose de maléfique, effrayait Kaylee au plus profond d'elle-même. Elle ne l’avait jamais connu ni vu. Jusqu’à il y a quelques jours seulement, elle ne connaissait même pas son existence. Penser qu’il pouvait être aussi maléfique que Levanah lui faisait de la peine.
Désormais, avec l’enlèvement d’Iris, ils n’avaient d’autre choix que de l’arrêter. Ils pensaient tous que son cas était irrécupérable, qu’il représentait trop une menace pour envisager d’être sauvé. Et si ?
Cette question resta en suspens dans l’esprit de Kaylee. Elle se reconcentra sur les événements présents, prête à toute possibilité. Peut-être allait-elle devoir assister à la mort de son frère. Sûrement allait-elle devoir le tuer elle-même.
Ils s’approchèrent de la demeure, son atmosphère sinistre les enveloppant comme un linceul. Cependant, à l’instant même où ils se rapprochaient, un bruit résonna dans l’air, les faisant sursauter.
— Des drurs ! s'écria Elliott, sa voix tendue par l'urgence.
Les armes jaillirent de leurs mains, prêts à se défendre. Ces créatures, qui avaient attaqué Silva ainsi que la caverne d’Astrite, se jetèrent sur eux avec une férocité inouïe. Kaylee parvint tout juste à en éviter un, tandis qu’Alya se rua sur lui pour la défendre, sa lame tranchant l'air avec précision.
Elle ne pouvait pas fuir cette fois, elle devait combattre, malgré la peur qui lui glaçait les veines. Les mains tremblantes, Kaylee agrippa la dague qui lui avait été donnée lorsqu’ils avaient quitté Orilon.
— Il faut leur couper la tête pour les abattre complètement ! l’informa Mira, tout en décapitant un drur avec une facilité déconcertante.
Le cou. Toujours viser le cou, lui avait dit Hayden. C’était comme à l’entraînement, se répétait Kaylee, essayant de se convaincre qu'elle pouvait faire face à cette épreuve. Mais entre un exercice et la réalité, les choses étaient différentes.
La peur et l'adrénaline rendaient chaque mouvement plus difficile. Elle tentait tant bien que mal de dissimuler sa peur.
À ses côtés, Charlotte peinait à se défendre, ses mouvements étaient maladroits et hésitants. Un drur s’apprêtait à l’attaquer de ses griffes acérées, mais Dasha s’interposa et utilisa son pouvoir pour endormir la créature, ses yeux brillant d'une lueur magique.
Charlotte en profita pour trancher la tête du monstre. Si elle ne présentait pas de réelles aptitudes au combat, Charlotte était dotée d’un sang-froid que Kaylee ne lui aurait jamais soupçonné.
Kaylee devait se rendre utile, elle ne pouvait pas rester en retrait alors que ses amis risquaient leur vie. De ses quatre horribles jambes, un drur se jeta sur l’amie d’Elliott, qui ne l’avait pas vu venir.
Sans réfléchir, Kaylee se rua sur la créature, son cœur battant à tout rompre, et lui trancha la nuque d'un geste précis. Le drur tomba au sol dans un bruit sourd, son corps inerte s'écrasant dans la poussière.
Charlotte remercia Kaylee d’un sourire tremblant avant de retourner aider les autres, sa détermination renouvelée. Quant à Kaylee, elle ne parvenait pas à arrêter les battements frénétiques de son cœur.
Elle avait ôté la vie à quelqu’un, même si ce n'était pas un être humain, la réalité de son acte la frappait de plein fouet. Elle n'eut pas le temps de s'appesantir sur ses émotions qu'un autre drur se jeta sur elle.
Prise de panique, elle plaça ses mains devant elle pour se protéger, ses yeux fermés par réflexe. C’est alors qu’un rayon lumineux jaillit de ses paumes, transperçant la créature. Hayden avait raison, ce pouvoir était inné.
Elle n’avait pas besoin de réfléchir, elle le maîtrisait instinctivement, comme si cette magie avait toujours fait partie d'elle.
— Impressionnant, Kaylee ! s’exclama Mira, ses yeux brillants d'admiration.
Fière d’elle, Kaylee esquissa un sourire tremblant. Elle continua sur sa lancée, tranchant la gorge des drurs qui s'approchaient d'elle et utilisant sa magie à la fois pour se défendre et attaquer, ses mouvements devenant de plus en plus fluides et assurés.
Alya, à ses côtés, se battait avec une aisance impressionnante. Elle était habituée à combattre, chaque coup qu'elle portait le montrait. Elle agissait d’instinct, enchaînant les coups avec une grâce létale.
C’est alors que plusieurs drurs l’encerclèrent et l’attaquèrent simultanément, leurs griffes et leurs crocs cherchant à la mettre à terre. Elle ne parvint pas à esquiver le coup de l’un d’eux, qui lui planta violemment une griffe dans l’épaule, déchirant sa chair avec une brutalité sauvage.
Elle poussa un hurlement de douleur, son visage se tordant sous l'impact. Elliott se précipita aussitôt vers elle.
D’un coup de pied puissant et maîtrisé, il envoya la créature s’écraser contre un tronc d’arbre à quelques mètres de là, son corps heurtant le bois dans un craquement. Mira accourut pour achever le monstre. Elle trancha la tête du drur avant de retourner vers son amie blessée.
— Ce n’est qu’une égratignure, je vais survivre, annonça Alya, non sans laisser transparaître une grimace de douleur, sa main pressée contre sa blessure pour tenter d'arrêter le flux de sang.
Elle se releva avec difficulté, ses jambes tremblantes et porta une main à sa blessure, ses doigts se teintant de rouge. Du sang perla sur le sol. Elle déchira un bout de son t-shirt pour en faire un rapide bandage.
Charlotte, aux côtés de son likalo, continuait de combattre avec une efficacité redoutable. Sa créature endormait les drurs avec sa magie, tandis que sa maîtresse leur tranchait la tête. Elles formaient un très bon duo, comme si elles ne faisaient qu'un.
Soudain, un cri perçant résonna dans l’air.
— Dasha ! Non, Dasha ! hurla Charlotte, désespérée, sa voix brisée par la douleur et la peur.
Elliott se rua à toute vitesse sur le drur qui menaçait la petite créature. Il lui trancha violemment la tête, mais il était désormais trop tard. De petits gémissements de douleur s’échappaient de la petite créature bleue, son corps tremblant et couvert de sang, ses yeux brillants de larmes et de souffrance.
Ils accoururent vers elle, leurs visages pâles et horrifiés. Elliott prit Dasha dans ses bras. Le sang de la petite créature tâchait déjà ses mains.
Charlotte chancela avant de le rejoindre, ses jambes refusant de la porter, ses larmes coulant sur ses joues. Elle tomba à genoux devant Elliott, ses mains tremblantes caressant le corps inerte de Dasha, ses sanglots déchirants résonnant dans le silence de la nuit.
— Reste avec moi, Dasha… Ne meurs pas, supplia-t-elle, sa voix brisée par le désespoir, ses larmes se mêlant au sang de la petite créature.
Les battements de cœur de Kaylee s’accélérèrent. C’était trop tard, la petite boule bleue était en train de rendre son dernier souffle.
— Je suis désolée… Je t’aime… Je t’en prie… murmura Charlotte, ses mots se perdant dans le vide, ses larmes coulant sans fin.
Le cœur de l’animal cessa de battre dans les bras d’Elliott. Charlotte tomba à terre, sous le choc, son corps secoué par des sanglots violents, son cœur brisé en mille morceaux. Doucement, Elliott s’agenouilla à ses côtés, la prenant dans ses bras pour la réconforter.
Il ne dit rien, les mots étant inutiles face à l'ampleur de leur perte. Il se contentait de serrer Charlotte contre lui, offrant un réconfort silencieux.
Un silence de mort s’abattit sur eux, lourd et oppressant, comme si le monde entier retenait son souffle. Tous les drurs étaient à terre ou endormis par le pouvoir du likalo.
Sans qu’ils aient le temps de se remettre de ce drame, un des drurs endormis se leva. Ses mouvements étaient lents et maladroits, comme s'il était contrôlé par une force invisible. Ils s’apprêtaient à se jeter dessus, lorsque celui-ci fit quelque chose auquel personne ne s’attendait.
Il parla. Sa voix semblable à un robot rouillé, mécanique et dénuée d'émotion, comme si les mots eux-mêmes étaient étrangers à sa nature.
— Il est temps d’entrer, prononça-t-il, sa voix résonnant dans le silence de la nuit comme un écho sinistre.
Sous le choc, personne ne réagit, leurs corps étaient paralysés par la surprise et l'horreur. Comment pouvait-il être doté de parole ? Il ne devrait pas en être capable, songea Kaylee, son esprit en proie à un tourbillon de questions et de doutes.
En observant la réaction de ses compagnons, Kaylee constata qu’eux aussi n’avaient jamais vu un tel phénomène. Une pensée lui traversa l’esprit : il était forcément contrôlé, d’une manière ou d’une autre, quelqu’un utilisait son enveloppe pour parler à sa place.
Alors qu’ils s’apprêtaient à entrer dans la demeure, leurs corps se paralysèrent, leurs muscles refusant d'obéir à leurs ordres. Ils parvenaient à peine à bouger les yeux pour se regarder, leurs visages déformés par la peur et l'incompréhension. Face à Kaylee, Alya la fixait, ses pupilles dilatées par la terreur.
Puis soudain, plus rien.