Kaylee se réveilla doucement, sans se souvenir du moment exact où le sommeil l’avait emportée. Une légère douleur lancinante lui tirailla le crâne. Elle était toujours vêtue de sa robe. À proximité, sa tenue de la ville reposait sur le dossier d’une chaise.
Elle se redressa lentement, encore un peu engourdie, puis se leva pour attraper sa combinaison-short. Sans un bruit, elle se dirigea vers la salle de bain. Un peu d’eau fraîche lui ferait du bien. Elle se démaquilla complètement et se rafraîchit le visage, tentant d’éclaircir ses idées encore un peu embrumées. La maison était silencieuse. Quelle heure était-il ? Dormaient-ils tous encore ?
Elle retira sa robe avec précaution, prenant soin de ne pas accrocher le tissu, puis enfila sa tenue plus confortable. Elle défit la coiffure qu’Alya avait soigneusement réalisée la veille, désormais emmêlée et brossa ses cheveux. Ses boucles ébènes retombaient en cascade sur ses épaules.
Une fois prête, elle retourna dans la chambre déposer la robe sur un cintre, puis sortit dans le couloir. Elle descendit les escaliers le plus silencieusement possible, prenant garde à ne réveiller personne. Difficile de savoir, ici, quand commençait réellement la journée.
En bas, elle se servit un verre d’eau et alla s’asseoir autour de la grande table. Le silence flottait encore dans la pièce, doux et suspendu. Des pas se firent entendre à l’étage. Hayden apparut quelques instants plus tard, l’air encore un peu endormi. Il lui lança un rapide bonjour avant d’aller se servir un verre lui aussi.
— Tu prends du café ? demanda-t-il, posant son verre sur le plan de travail.
— Le café existe ici ? s’étonna-t-elle.
— Évidemment. Sinon, je ne sais pas comment je survivrais.
Un petit sourire se dessina sur ses lèvres. Il lui prépara une tasse fumante qu’elle accepta volontiers. Elle y ajouta un sucre pendant qu’il lui tendait une petite fiole de sirop. Le goût ressemblait à un mélange de vanille et de noisette. Kaylee savoura son café en silence.
— La fête t’a plu hier ? demanda Hayden après un moment.
Elle hocha aussitôt la tête.
— C’était incroyable. J’ai vraiment eu l’impression de vivre un conte de fées. Tout était si beau… Et cette musique ! Je n’ai jamais autant dansé. Je crois que je ne me suis jamais autant amusée.
— Ça se voyait, répondit-il avec un petit sourire. T’étais la dernière sur la piste. Même Mira a abandonné avant toi.
Elle sentit ses joues chauffer. Elle ne se souvenait pas bien de la fin. Juste de quelques danses, dont celle avec Eiran… Puis plus rien. Le flou complet. Le rilic avait dû avoir raison de sa mémoire. Ces alcools “doux et sucrés” sont toujours les pires.
— Et au cas où tu te poserais la question, c’est moi qui t’ai ramenée. Tu tenais à peine debout. Et comme tu as décidé de t’endormir, j’ai dû te porter jusqu’à ton lit.
Elle ouvrit la bouche, puis la referma aussitôt, baissant les yeux vers sa tasse désormais vide. Un mélange de gêne et de gratitude l’envahit. Elle sentit ses joues chauffer de plus belle, sans trouver les mots pour le remercier. Elle n’eut pas le temps de répondre : des bruits de pas résonnaient à l’étage.
Elliott fut le premier à descendre, suivi de Raphaël, puis des filles. Certains saluaient avec entrain, d’autres marmonnaient à peine. Il était facile de deviner qui était du matin et qui ne l’était pas.
Hayden se leva pour nettoyer leurs tasses. Pendant ce temps, Ellyn mettait du café à chauffer pour tout le monde. Kaylee se leva à son tour et proposa son aide pour préparer le petit déjeuner.
Il restait encore du gâteau de vélumis de la veille. Chacun prit une part avant de commencer à manger. Le petit déjeuner se fit dans un silence presque pesant, rien à voir avec celui de la veille. La soirée avait été si intense qu’ils devaient avoir besoin de calme.
— Toujours d’accord pour l’entraînement de ce matin ? demanda soudainement Hayden à Kaylee.
Celle-ci hocha la tête. Hayden esquissa un faible sourire.
***
— Ce n’est pas mal, l’encouragea Hayden tandis qu’elle lui portait un second coup. N’oublie pas de protéger ton visage et certaines parties de ton corps.
Ils étaient remontés à la surface après avoir terminé d’aider au rangement de la fête. Ils étaient retournés voir Mush, qui les avait de nouveau transportés à sa manière... délicate.
Ce matin-là, Kaylee ne s’exerçait pas à la magie, mais au corps à corps, comme Hayden le lui avait annoncé la veille. Selon lui, son pouvoir était quelque chose d’inné. Maintenant qu’elle avait réussi à « l’activer », elle ne devrait pas avoir trop de mal à s’en servir. Bien sûr, un entraînement restait nécessaire de ce côté-là, mais il fallait établir des priorités.
En cas d’attaque, elle devait pouvoir se défendre un minimum. C’était pour cela que Hayden lui montrait différentes techniques et lui donnait des conseils en matière de posture.
Les poings n’étaient pas les armes les plus efficaces face à un drur, mais elle pouvait apprendre à se protéger, à gagner du temps pour riposter ensuite. Avoir quelques bases pouvait faire la différence.
L’heure suivante s’écoula dans une succession de gestes répétés. Hayden lui apprit à esquiver, à parer les coups avec ses avant-bras, puis à se déplacer rapidement pour éviter les attaques.
Les gestes de Kaylee étaient d’abord maladroits, hésitants. Ses bras tremblaient légèrement à force de répéter les mouvements, mais elle tenait bon.
— Faisons une pause, tu l’as méritée, dit-il.
Elle essuya son front luisant de sueur et hocha la tête. Elle s’assit au sol et prit une profonde inspiration. Hayden lui tendit une gourde remplie d’eau fraîche qu’elle vida en quelques secondes.
— Je pense que l’on va s’arrêter là pour aujourd’hui. Je t’apprendrai les bases pour te battre avec une arme, en particulier pour venir à bout des drurs. Ensuite, nous reprendrons avec ta magie.
— Pourquoi c’est toi qui m’entraînes ? demanda-t-elle en le regardant.
Cela ne la dérangeait pas réellement que ce soit lui, mais elle se posait la question.
— Parce que ça a été décidé ainsi. Nous avons chacun notre mission, la mienne est d’essayer de faire en sorte que tu ne meures pas trop rapidement.
Une simple mission. C’était donc ça. Elle se releva, déterminée.
— Commençons maintenant le maniement des armes. Je ne suis pas fatiguée.
Elle planta son regard dans celui d’Hayden, une lueur de défi dans les yeux. Il esquissa un sourire en coin, puis sortit de son sac deux dagues. Il lui en tendit une. Elle la prit entre ses mains, surprise par sa légèreté. Le manche noir était orné de détails minutieusement gravés.
— Toutes nos armes proviennent de la ville d’Ecaeris. C’est une forteresse située juste en dessous de la capitale. Elles ont chacune des détails propres au forgeron qui les a fabriquées.
Il marqua un temps d’arrêt.
— Bien. Ce que tu dois savoir en premier, c’est le point faible des drurs. Le cou. Vise toujours le cou. Il faut leur trancher la tête, sinon ils se régénèrent. Tu peux les tuer en leur infligeant une série de coups critiques, mais leur trancher la tête reste le plus rapide et le plus efficace.
S’ensuivirent plusieurs séries de mouvements. Elle observa Hayden avec attention tandis qu’il lui montrait différents enchaînements. Puis il la laissa s’exercer. Il corrigea sa posture, puis elle reproduisit ses gestes. Elle imagina un drur en face d’elle, visualisa son cou, celui qu’elle devait trancher.
— Tu ne te débrouilles pas si mal que ça.
Elle le remercia. Alors qu’elle s’apprêtait à lui proposer de s’arrêter pour aujourd’hui, un cri perça le silence :
— Alerte ! Alerte !
Ils se retournèrent immédiatement vers la créature qui venait de surgir.
— Un yeeby, annonça Hayden d’une voix dure.
Sa seule présence annonçait des ennuis. Ils s’approchèrent de lui. La petite créature tremblante reprit :
— Alerte ! On nous attaque !
Le cœur de Kaylee fit un bond. Elle n’osa pas regarder Hayden. Il avait compris. Elle aussi. Les drurs avaient envahi la caverne d’Astrite. Sans perdre une seconde, Hayden rassembla leurs affaires et tous deux se précipitèrent vers le passage menant à Mush.
Sa respiration se faisait haletante. Elle n’était pas habituée à courir aussi vite. Pourtant, elle ne ralentit pas. La peur de découvrir les autres morts la poussait à continuer. Une fois sur place, Hayden chercha l’entrée de la caverne. D’ordinaire dissimulée au pied d’un grand arbre recouvert de feuilles, elle était grande ouverte.
— Mush ! hurla-t-il. Réponds-nous !
Le trou était visible. Cela signifiait qu’ils étaient passés par là… Et la plateforme permettant de descendre avait été complètement détruite.
— Merde…, jura-t-il à voix basse.
Rien. Pas la moindre réponse. Le cœur de Kaylee s’emballa. L’angoisse lui serra la gorge.
— Il va falloir que l’on retourne au puits, dit Hayden. Sans Mush, sauter de cette hauteur, c’est la mort assurée.
Elle hocha la tête, incapable de parler. Ils se précipitèrent vers le puits, non loin de là.
— Tu penses qu’elle est…
Morte. Le mot resta coincé dans sa gorge. Elle baissa la tête. Hayden haussa les épaules, sans répondre. Tous deux atteignirent le puits.
Cette fois, ils sautèrent ensemble. Sans hésiter. L’eau glacée lui coupa le souffle, mais elle remonta rapidement à la surface, en même temps que Hayden.
Ils nagèrent jusqu’au bord, où elle s’allongea pour reprendre son souffle. Puis, complètement trempés, ils remontèrent grâce à la plateforme en bois. Le silence qui les accueillit était plus glaçant encore que l’eau du puits.
Le regard de Kaylee se figea. Le spectacle devant elle était un carnage. Du sang, il y en avait partout. C’était un véritable carnage. Des drurs avaient tué un grand nombre d’habitants. Des corps jonchaient le sol, parmi les débris. Quelques grands astrites, ces champignons lumineux, avaient été détruits.
Un silence de mort planait. Comme si tout le monde était déjà mort. Elle pria pour que ce ne soit pas le cas. Kaylee entendit alors les pas précipités d’Alya se diriger vers eux.
— Vous êtes là ! s’exclama-t-elle, soulagée. J’ai envoyé un yeeby vous prévenir, mais c’était déjà trop tard…
Sa voix se brisa. Les larmes lui montaient aux yeux.
— Q-Que s’est-il passé ici… ? parvint à articuler Kaylee.
— Il faut lui dire, murmura Alya à Hayden.
— Me dire quoi ?
Le cœur de Kaylee se mit à battre la chamade. Que lui avaient-ils caché ?
— C’était lui ?! s’exclama Hayden.
Alya hocha lentement la tête. Qui était cet homme ? Pourquoi tant de mystères ?
— Nous n’avons rien pu faire. Il a surgi de nulle part avec une armée de drurs… Nous avons réussi à les repousser, mais…
Elle marqua une pause. Elle renifla. En larmes.
— Il a enlevé Iris, dit-elle d’une voix à peine audible.
— Putain ! jura Hayden, les poings serrés.
Kaylee resta figée. Tous trois se dirigèrent vers la demeure afin de poursuivre la conversation auprès des autres. Ils s’installèrent autour de la table. Kaylee peinait à contrôler les tremblements de ses mains.
— Pourquoi Iris précisément ? demanda Hayden, peinant à contenir sa colère.
— Parce qu’il l’a prise pour Kaylee, rétorqua Raphaël, la voix rauque.
Tous les regards se tournèrent vers elle.
— Cette enflure est ton frère ! cracha Athelleen, se plaçant face à elle, le regard chargé de haine.
Son… Quoi ?
— Je vous demande pardon ? murmura-t-elle, abasourdie.
C’était tout ce qu’elle parvint à dire. Le choc la clouait sur place.
— Nous allions te le dire, mais pas tout de suite. Tu as un frère jumeau, expliqua Raphaël. Il est resté ici, avec Levanah. Ta mère n’a pas pu le sauver.
Kaylee accusa le coup. Un frère jumeau. Comment avaient-ils pu lui cacher une telle chose ?
Elle ressentait de la colère. Mais elle ne la montra pas. Pas en entendant les sanglots d’Ellyn résonner dans la pièce. Mira était auprès d’elle, silencieuse, la serrant dans ses bras. La jumelle d’Iris n’arrivait pas à se calmer. Kaylee remarqua les bandages entourant ses bras. Elle n’était pas la seule, tous en avaient plus ou moins.
— Personne n’est…
Le mot resta coincé dans sa gorge. L’angoisse la submergeait. Comment réagir lorsque tout un monde s’effondre ?
— Non, répondit Elliott. Pas parmi nous. Mais beaucoup d’habitants ont succombé à leurs blessures…
Un silence pesant s’installa, finalement brisé par Raphaël.
— Nous devons partir, déclara Raphaël. Levanah va se rendre compte de l’erreur du frère de Kaylee et voudra faire le travail elle-même. Nous ne pouvons pas risquer à nouveau la vie des habitants.
— Mais si elle revient malgré notre absence ? demanda Kaylee.
— Elle n’est pas idiote, rétorqua Elliott. Elle se doutera que nous comptons partir. De toute façon, l’idée n’était pas de passer des semaines ici. Nous avons un plan. Il a juste été… bousculé.
— Bousculé ?! s’exclama Athelleen, furieuse. C’est comme ça que tu vois les choses ?!
La voix d’Athelleen résonna dans la pièce. Ses longs cheveux roux, habituellement lâchés, étaient attachés en un chignon négligé, laissant échapper quelques mèches ondulées. Elle planta ses yeux dans ceux d’Elliott.
— Tu vois très bien ce que je veux dire, ne joue pas sur les mots, répliqua-t-il.
— Comment peux-tu rester aussi indifférent ? T’en as rien à faire d’elle !
— Athelleen, ça suffit.
Ces quelques mots suffirent à faire taire la rousse. Elle tourna la tête vers son amie. Ellyn releva la tête et inspira un grand coup.
— S’acharner les uns sur les autres ne va rien résoudre.
— Suivons le plan, reprit Mira. On se sépare : un groupe part à la capitale, l’autre aux ruines. Ce sont nos seules pistes.
Des ruines ? Kaylee fronça les sourcils.
— Les ruines d’Ena, expliqua Raphaël. Elles se situent un peu plus au sud. Nous pensons qu’elles sont occupées par ton frère.
Selon lui, ces ruines dégageaient une atmosphère étrange. Rien d’étonnant, vu leur nom. Si elle avait bien retenu l’histoire qu’elle avait lue, Ena était le nom de la planète sur laquelle avaient vécu (ou vivaient encore, selon certains) les Alis, ces créatures aux pouvoirs extraordinaires.
— C’est là que tout a commencé, reprit Raphaël. Ces ruines étaient autrefois un village. C’est le premier à avoir subi les conséquences de la magie des Alis. Un tremblement de terre a tout ravagé. Les quelques survivants ont dû fuir. La plupart se sont réfugiés à Orilon, le village voisin.
Elle hocha la tête, absorbant ces informations. Le lendemain, ils se sépareraient. Un groupe irait aux ruines, l’autre à la capitale. Iris pouvait être retenue n’importe où, mais l’option la plus probable restait auprès de Levanah.
— C’était ça, votre plan ? demanda-t-elle, sceptique.
— Pas complètement, rétorqua Hayden. Mais tu n’as pas besoin d’en connaître tous les détails.
Son ton froid la piqua. Pourquoi lui parler ainsi ? Pourquoi l’écarter de cette façon ? Elle s’apprêtait à répliquer, mais Alya intervint :
— Nous préférons que tu ne saches pas tout pour l’instant, Kaylee. Ce n’est pas contre toi. Mais si, en chemin, Levanah t’attrapait, qui sait comment elle pourrait te soutirer des informations ?
Un frisson lui parcourut l’échine. Cette idée ne lui avait même pas traversé l’esprit.
Quand ils étaient tous réunis ici, à discuter, elle en oubliait presque l’horreur qui rôdait dehors. Pourtant, cette horreur était bien réelle. Et dès demain, ils y feraient à nouveau face.